Chapitre 14 : La reconquête (2/2)

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À leur tête, Kalhimon déploya un orbe lumineux qui flotta à quelques mètres d’eux. De suite s’aperçurent-ils combien les escaliers descendaient à une importante profondeur. Près de deux minutes leur fut nécessaire pour atteindre la porte la plus proche.

Au sein de la pénombre, des doléances les tourmentèrent. Guère de chaleur ni d’éclat ne se propageaient. Tandis qu’un haut couloir jalonné de multiples portes les accueillait derrière eux, au-devant se présentait une succession de cellules aux étroits barreaux. Poussière et saletés s’accumulaient le long d’une allée où couinaient des rats.

Ils sont vivants… Je crois. Une dizaine de mages était assis contre le mur de leur cage. Bien des dents claquèrent et des corps frissonnèrent lorsqu’ils avisèrent leur arrivée. D’une pâleur maladive, d’une maigreur trop prononcée, ils flottaient dans des tuniques mordorées et envahies d’hexapodes. Rien n’emplissait leur espace sinon un seau et une gamelle. Si l’arrivée de leurs sauveurs ravivèrent leur attention, bouches distordues par un sourire devenu inusitée, ils n’eurent pas la force de se relever.

Fliberth sentit des larmes humidifier sa cornée. Il dut plaquer sa main contre sa bouche, quérir un refuge pour son regard. Comment font les inquisiteurs modérés pour être aussi… stoïques ? Ou plutôt figés. Tout le contraire de Vendri, et surtout de Jawine, qui déploya aussitôt son bras. Aucun flux n’émergea pourtant de sa paume.

— Des matériaux annihilant la magie, reconnut Zech. Nous aurions dû nous en douter.

— Je m’en fiche ! s’écria Jawine. C’est mon amie, là ! Et tous les autres aussi ! Nous devons les libérer !

— J’ai envie de trancher ses barreaux ! s’écria Janya. Comment on fait ?

Face à la détresse de son épouse, laquelle manquait de s’arracher les cheveux, Fliberth échoua à rasséréner. Une autre attira son attention, toutefois. Son visage était si maculé que son expression morose ressortait difficilement. Sauf pour Jawine.

— Bethna…, hoqueta-t-elle. Que t’ont-ils fait ?

— Je m’en sors encore bien, dit-elle malgré ses inflexions tremblantes. Ils m’ont lâché que je méritais juste d’être terrée comme un animal, de pourrir, de souffrir de l’isolement. Je n’ai été emmenée qu’une fois dans la salle de torture.

— Une salle de torture…, murmura Fliberth, sidéré. Est-ce bien ce que j’imagine ?

— Elle inspire la peur plus que la douleur. Mais oui, c’est ainsi qu’elle apparaît, juste en bas de l’escalier à droite. La tortionnaire est peinée mais s’y applique. En ce moment, elle doit ignorer que vous êtes là, et y a emmené Donlin.

— Attendez…, fit Zech. Comment s’appelle-t-elle ?

— La simple évocation de son nom est capable de nous hanter. Aïnore, voici comment elle se présente.

Le jeune homme recula comme il resserra son poing à hauteur de ses hanches. Il la connait ? Sûrement de l’époque où il n’y avait qu’une seule branche de l’inquisition. Même Kalhimon lui coula un regard attentif, puis retourna vers la prisonnière.

— Aïnore occupait une place importante à l’époque, rapporta-t-il.

— Je n’étais pas encore là, fit Janya, au bord des nerfs. Mais quand on me l’a décrite, j’ai eu envie d’arracher toutes ses dents pour qu’elle les avale ensuite. Qui sait, c’est peut-être l’occasion d’assouvir ce désir !

— Je comprends votre colère, mais soyons stratégiques. Nul doute qu’elle sera une otage précieuse. Vu qu’elle est seule, et n’a, il me semble, aucune maîtrise des armes, il sera facile de la neutraliser. Préparez-vous tout de même.

— Et eux ? s’écria Jawine. Nous devons les libérer !

— Les clés se trouvent dans l’une des salles à gauche. Vous vous êtes débarrassés de tous les inquisiteurs en haut, n’est-ce pas ? Dans ce cas, vous devriez être tranquilles.

— Je m’en occupe, et j’emmène quelques mages avec moi.

— D’accord, convint Fliberth. Je veux avoir le cœur net de ce qu’il se passe en bas… Quitte à la regretter après.

— J’en connais une qui va le regretter, gronda Vendri.

Tous se précipitèrent, mais dans deux directions opposées. Des vies à sauver. Des traumatismes à réparer. Avec cette désagréable sensation que nous arrivons trop tard. Fliberth regarda Jawine accélérer l’allure vers la partie propre des souterrains, tandis que ses compagnons et lui pressèrent le pas vers de plus sinistres abysses.

Chaque fois qu’on imagine le pire, on est encore plus choqué.

C’était une pièce dont on ne s’extrayait pas indemne. Sous la lueur vacillante d’une torche se dispersait une paire de piquets aux pieds desquels trônait une longue table boisée. S’y répartissaient pinces, scies, ciseaux et marteaux dont les manches usés révélaient l’inavouable.

Deux âmes sursautèrent quand ils surgirent. Il y avait un homme pâle et d’âge moyen, le torse nu couvert de lacérations, suspendu par les poignets. Ce doit être Donlin. Il trémulait face à une jeune femme de petite taille. Une double tresse nouait sa chevelure aussi sombre que sa peau comme ses iris azurs luisait et son nez busqué pointait. Sur la tenue de son institution, éclatant d’un bleu foncé sur lequel s’inscrivait le symbole de l’épée, constellaient d’innombrables taches de sang séché.

De quoi laisser tout un chacun livide et pantois.

— Fidèle à mes souvenirs, murmura Zech. Certaines choses ne changent pas.

Aïnore commença à reculer. Elle ne lâcha pas les intrus des yeux tandis que sa petite lame courbe glissa de ses mains. Quelle quantité de peau a-t-elle cisaillé avec ? Je ne veux pas savoir.

— On peut la considérer comme neutralisée, déclara Kalhimon. Elle ne semble pas opposer de résistance. De plus, elle n’a nulle part où s’enfuir.

— Neutralisée ? douta Vendri. Je ne vois qu’une sadique bien entière, tachée du sang de nos alliés. Au nom de quoi s’en sortirait-elle à si bon compte ?

— Ce n’est pas ce que vous croyez ! se défendit Aïnore.

— Assume ta position. Ta victime est à quelques mètres de toi. Sans mentionner tous les mages affamés et maltraités là-haut.

— Je n’en suis pas responsable ! J’ai toujours préconisé de garder les mages en bonne santé ! Ils méritent de vivre dignement. Il est possible de guérir leur magie sans les tuer !

— C’est pour ça que tu les tortures, enfoirée ? Pour soigner une maladie inexistante ?

Elle avait fulminé. Elle avait retenu des injures. Le sang était monté à son visage. Ni une, ni deux, Vendri bouscula Aïnore à terre. La tortionnaire n’aperçut plus rien, sinon une pluie de coups l’assaillir, sinon la garde qui crachait sur elle, le visage déformé par la haine. Des dents furent arrachées comme le liquide vermeil coula. Et Janya en jubila, applaudit même Vendri.

— La magie coule en chacun de nous ! hurla la garde. Es-tu trop dégénérée pour le comprendre ?

— Pitié ! implora Aïnore en levant le bras. J’ai toujours eu de bonnes intentions. Tu me connais, Zech ! Dis-leur !

Mais l’interpellé demeura silencieux, se limitant à observer la scène, lèvres plissées.

— Oui, je répands le sang ! confessa la tortionnaire. Mais par nécessité, pas par sadisme !

— Tu oses te moquer de nous ? répliqua Vendri, poing ensanglanté à quelques centimètres de sa tête.

— Une souffrance minimale pour le bien commun ! Je n’ai jamais tué aucun mage, contrairement à bon nombre de mes frères et sœurs inquisiteurs !

— Et nous sommes censés te féliciter ? Te coiffer d’une couronne de fleurs et te tapoter gentiment le crâne ? Tu les infliges mille tourments. Tu les traumatises. Tu te délectes de leur souffrance. C’en est assez !

Une épée menaçante jaillit du fourreau. Quand Aïnore cria, Fliberth se hâta, s’interposa entre son amie et son ennemie.

— Vendri, non ! supplia-t-il.

La lame frôla le capitaine. Juste à temps... Vendri entama un mouvement de recul. Sillons et cernes creusèrent toujours ses traits, toutefois rengaina-t-elle son épée.

— Tu la protèges, capitaine ? s’étonna-t-elle. Elle mérite qu’on la décapite, qu’on plante sa tête sur une pique, et que son corps soit bouffé par des insectes !

— Tu es en colère, c’est parfaitement compréhensible ! concéda Fliberth. Mais rappelle-toi qu’Emiteffe nous a dit : nous la voulons vivante !

— Montrons-nous mieux qu’eux, dit Janya. Nous pouvons la tabasser sans la tuer.

— Et pourquoi ? Nous avons massacré tous ses alliés ! Certains d’entre eux ne devaient pas avoir la moitié de sa cruauté !

— Emiteffe…, marmonna Aïnore. Alors c’est vrai. Kalhimon n’est plus depuis la bataille au tertre. J’ai toujours trouvé Godéra trop rude, mais j’ai préféré la suivre. Regardez où ça m’a menée…

— Oh, tu as des remords ? Excuse-moi de ne pas avoir pitié. On a toujours le choix de ses actions. Tu aurais dû le savoir avant de t’engager dans l’inquisition !

— Moi, j’ai pitié, intervint Zech.

Fliberth, Vendri et Janya restèrent bouche bée. Ils s’écartèrent pour le laisser se rapprocher. Alors que leurs compagnons s’occupaient de délivrer Donlin, alors que Kalhimon jugeait la tortionnaire d’un âpre regard, l’inquisiteur inclina la tête vers son ancienne consœur.

— Aïnore, interpella-t-il. Il n’y a rien de pire que d’être dans l’erreur. De croire qu’on agit pour une bonne cause, alors que l’on perpétue le mal. Mais je sais que tu souhaites le meilleur pour tous. Mais ta manière d’agir est fausse.

— Tends ta main à ton ennemi, grommela Vendri, et il te la coupera.

— Je te savais naïf, riposta Aïnore. Mais là, tu es carrément niais. Je ne vois aucun compromis, sinon le mien. Tu as rejoint la meurtrière de Kalhimon, qui a l’affront de contrôler son corps !

— Un esprit sain dans un corps maléfique est meilleur qu’un esprit hypocrite dans un corps sadique, déclama Kalhimon. Si tu es restée fidèle à Godéra, alors tu mérites parfaitement ce qu’il t’arrive. Estime-toi chanceuse que je sois d’humeur magnanime. C’était mal parti, au vu de l’état des mages incarcérés ici… Comme Janya l’a affirmé, il existe d’autres manières de punir nos ennemis que de les tuer.

— Bonne idée, se réjouit Vendri. Je propose qu’elle goûte à ses propres méthodes. On verra si elle les prône après ça.

Aïnore chercha à ramper loin deux, parcourue de moult tremblements, mais Vendri la traîna par les jambes dans leur direction.

— Telle est ma destinée, déplora-t-elle. Être otage. Payer pour mes iniquités.

— Tu seras bien vivante, lâcha Vendri. Tu comprendras notre lutte, de gré ou de force. Et oui, tu es chanceuse. Si Jawine avait été présente, elle t’aurait désintégrée en un claquement de doigts.

— Ne tombons pas dans des menaces puériles, recommanda Fliberth. Montrons que nous sommes meilleurs. C’est une victoire, mais à quel prix ?

Tous songeaient à la portée du propos. Et tandis qu’Aïnore s’essuyait le visage, Kalhimon la releva lui-même, la fixa d’un sérieux inégalable.

— Ce jour est une étape de plus vers la reconquête, déclara-t-il. J’ai défait Kalhimon, mais je n’imaginais pas combien la guerre serait encore longue. Aujourd’hui, nous avons libéré des amis et détruit une base. Godéra perd maintenant un de ses plus précieux soutiens. Assurons-nous qu’elle nous apporte les réponses escomptées. Assurons-nous que justice soit rendue.

Ce disant, le meneur poussa la tortionnaire vers ses subordonnés, lesquels l’attrapèrent aussitôt et la privèrent de liberté. Zech lui accorda une attention particulière, si bien que Vendri en grogna. Elle finit cependant par soupirer et rejoindre le groupe.

Bientôt la lueur s’affadit, et tous les instruments de torture furent abandonnés dans l’obscurité.

Fliberth fut le dernier à sortir. Il ne parvint pas à sourire. Ni à s’ébaudir. Ni à extirper de sa tête les images du sort réservé aux otages céans.

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