Chapitre 12 : Rejet et acceptation (1/2)

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JIZO


— Comment ça ? s’emporta Scafi. Vous osez nous refuser le logis ? Où sont vos principes ?

C’était perdu d’avance. Jizo soupira, et son souffle se dissipa dans le vent du ponant. Si loin et pourtant si proche se dressaient des murailles en briques d’argile, devant les mangliers et acajous peignant de leurs immenses troncs les contours de la jungle du sud de Souniera . Des tours tutoyaient le ciel couvert de légers nuages, par-deçà la lueur orangée du soleil couchant. Là foisonnait indubitablement de l’activité humaine, écrasée sous ces hautes structures, formant l’individualité de Taloun.

Mais cela, ils ne le sauraient peut-être jamais.

— Je regrette, déclara son interlocuteur. Nous n’accueillons pas les mendiants.

— Nous ne sommes pas des mendiants ! s’écria Scafi.

Entre être et paraître, il y a parfois un gouffre. Jizo demeurait en retrait, tout comme Nwelli et une paire d’autres réfugiés. C’était bien Scafi qui s’agitait, manches retroussées et le ton sec, par-devers un ambassadeur impassible. Sous sa redingote azur en soie, cet homme à la peau ébène portait des rides prononcées, et tirait sur ses moustaches pendantes à l’excès. Trois gardes, lances au poing, constituaient un rempart humain autour de lui.

— Je n’ai cure de votre identité ou de votre provenance, répliqua-t-il. Nous n’avons pas de place pour vous, désolé. Allez voir ailleurs.

— C’est tout ? répliqua Scafi. Faites au moins un effort au lieu de vous payer notre tête ! Avez-vous la moindre idée de ce que nous avons vécu ?

Scafi braqua son poing. De suite Jizo s’interposa entre eux deux, et de la sueur abonda sur son front.

— Il suffit ! implora-t-il. Sombrer dans la violence ne plaidera pas en notre faveur !

— Discutailler non plus, apparemment ! rétorqua le meneur.

— Vous devriez écouter votre ami, se moqua l’ambassadeur. Il semble plus raisonnable que vous.

Des bras se relâchèrent, des traits se détendirent. Scafi détourna les yeux afin d’éviter de céder à la provocation. Il recula vers l’ombre du crépuscule, là où percerait juste le jugement vis-à-vis du rejet. L’intensité de l’échange ne faiblit pas. Bon sang, aurions-nous poursuivi un faux espoir pendant tout ce temps ? L’ambassadeur demeurait les bras croisés, jaugeant Jizo avec distance.

— Vous comprenez la tragédie qui nous accable, non ? demanda-t-il.

— J’ai eu vent de la destruction de Doroniak, confirma son interlocuteur. Et je n’en suis pas responsable.

— Personne n’a jamais prétendu cela !

— Voilà bien le problème. Nous ne vous devons rien.

— Nous quémandons juste votre altruisme. En l’absence de foyer, où pouvons-nous aller ? Nous ne comptons plus les jours où nous avons erré le long des côtes, cette ville comme espoir de refuge.

— Vous avez placé vos attentes trop hautes. La vie est déjà difficile dans l’empire. Il faut savoir compter sur soi.

— Qu’insinuez-vous ?

— Le pessimisme vous évitera la déception. Envisagez la situation ainsi : je ne serai sans doute pas le dernier à vous refuser le gîte. Et si vous tentiez de vous reconstruire vous-mêmes ? Bien des espaces sont à combler dans la vastitude de notre contrée. Peut-être pas dans la jungle : les habitants y sont fort sympathiques, mais la vie est rude, et ils n’ont pas non plus de place pour vous. Ceci dit, si vous avez survécu jusque-là, cela signifie que vous avez de la ressource.

— Dites ça aux orphelins réclamant leurs parents ! cria Scafi. Ou aux vieillards à peine capables de marcher !

— Peut-être que certains se monteront plus généreux…, considéra Nwelli.

— Un tel entêtement ne vous mènera nulle part, riposta l’ambassadeur. Réfléchissez, pensez d’abord à vous trouver, et vous réaliserez la sagesse de mes propos.

— Notre destinée est donc scellée, répondit Jizo. Mourrons donc de faim dans cette voie, puisque personne ne daignera nous ouvrir sa porte.

— L’étranger cherche à attiser notre pitié ? Je gaspille ma salive. Réfugiez-vous dans votre campement, où qu’il soit, et méditez. Nous n’avons plus rien à nous dire.

Ce disant, l’ambassadeur joignit ses mains derrière son dos, sollicita ses gardes d’un claquement des doigts, puis fit volte-face en direction de l’inaccessible horizon. Figé, piégé dans l’incapacité, Jizo se serait muré dans le silence si Scafi ne multipliait pas les invectives.

— Quelle condescendance…, marmonna-t-il entre ses dents. Pourquoi sont-ils si rudes à notre égard ? Sont-ils incapables de se mettre à notre place ? S’imaginent-ils que ce n’est pas grave d’être abandonnés de tous ?

— Tes espoirs s’annihilent, souffla Vouma. Je t’avais pourtant prévenu : le mal est partout en ce monde.

— Dit la violeuse esclavagiste trafiquante de drogues.

— Je ne peux plus blesser qui que ce soit. Est-ce le cas de toutes les personnes à qui tu te confrontes ?

Rah ! Je dois admettre qu’elle n’a pas totalement tort… Des tremblements secouèrent Jizo comme son poing se crispa. Geste éphémère néanmoins, puisque Nwelli le fixa d’un air rembruni, la tête penchée.

— Au moins nous aurons essayé…, consola-t-elle.

— Meilleure excuse possible ! persiffla Scafi. Allons donc annoncer la bonne nouvelle aux autres : nous avons essayé ! Je suis certains qu’ils seront ravis !

Sur son mécontentement, Scafi mena le comité réduit sur le chemin du retour. Il avança à une cadence hâtive, ce qui contraignit ses compagnons à s’adapter. Une seule progressait à son aise, au gré de la brise nocturne, aux sifflements aptes à s’immiscer. Maîtresse Vouma pourrait au moins faire semblant de partager notre peine. Cela en deviendrait plus supportable…

Chaque commentaire fut laissé en suspens. Dans la froide nuit flottèrent les pensées brumeuses de tout un chacun. Des idées fugitives, ruminées, guère partagées, sitôt abandonnées. Peu avait été prononcé mais tout restait à formuler.

Ils repérèrent la lumière traîtresse de la nuit. En dépit de l’épaisseur du feuillage environnant, les crépitements révélaient leur position. Nous désirons être entendus, pourtant nous sommes plus en sécurité si nous nous cachons… Scafi pressa davantage le pas jusqu’au campement. Les y attendaient, à ses abords, un autre groupe d’exilés, parmi lesquels Irzine et Larno trépignaient des pieds.

— Alors ? demanda l’enfant dès qu’ils furent assez près. Comment ça s’est passé ?

— À ton avis ? ironisa Scafi. On a l’air ravis ?

— Ne sois pas aussi brusque ! s’exclama Irzine. Il posait juste une question.

— Désolé… J’ai assez donné pour ce soir. Rappelez-moi le jour où quelqu’un daignera comprendre notre situation.

Pas geignement ni de râle, juste le renoncement d’un homme à la cause perdue. Il regagna sa tente de pleine précipitation, de même que les autres réfugiés à la mine dépitée. Restait le groupe de départ, réduit dans un timide échange de regards. La déception se lit aisément, même derrière un masque.

— C’était prévisible, lâcha Irzine. J’aimerais juste savoir : est-ce que vous avez échoué car Scafi s’est énervé, ou vous avez été rejeté pour de bon ?

— Jizo a prôné la voie de la conciliation ! affirma Nwelli. Donc non, ce n’est de la faute de personne, sinon de l’ambassadeur… Le pauvre a déjà beaucoup de citoyens à nourrir.

— J’aimerais aussi garder ta foi envers l’humanité après tout ce que tu as subi. Voir les bons aspects de chacun. Pourtant la sinistre vérité nous fait face. Je l’avais dit que ce serait peine perdue.

— Il reste encore tant à explorer, dit Jizo. Nous devons tenter ailleurs !

— Pour être refoulés de la sorte ? Voilà pourquoi j’ai refusé de vous accompagner. Je l’aurais peut-être même collé mon poing à sa figure.

— Irzine, cogner comme ça ne nous aidera pas ! rétorqua Larno.

— Je sais. Mais quelles autres options s’offrent à nous ? Marcher encore et encore, sur des centaines de kilomètres ? Assez de ce quotidien désespéré et répétitif ! Il est temps de réfléchir à une autre solution.

— Laquelle ?

— Peut-être que notre salut se trouve au-delà des frontières de l’empire. Ça risque de paraître égoïste, mais… Non, laissez tomber. Nous y penserons à tête reposée.

Au moment où Irzine fit volte-face, elle s’arrêta d’un coup, et interpella d’un geste :

— Au fait, Taori souhaite te parler. Elle t’attend dans sa tente. Je te conseille d’y aller avant que la fatigue te rattrape. Bonne nuit !

La femme masquée s’en fut à son tour, accompagné de son cadet, avant même qu’une solide alternative n’émergeât. Aussi Jizo se référa à son amie de toujours, laquelle conservait son sourire nonobstant les circonstances. D’aucuns la jugeraient faible de positiver en permanence. Mais on a besoin de personnes comme elles. C’est au contraire la preuve d’une grande force.

— Ne la fais pas patienter, conseilla-t-elle.

— Je dois pouvoir consacrer du temps à tout le monde, dit Jizo. Surtout aux personnes qui le méritent.

— Je vais bien, Jizo. Taori… C’est une autre histoire. Pour être honnête, elle m’attriste. Elle semble avoir beaucoup souffert. Des rumeurs dans le campement la jugent même responsable de notre condition.

— Comment ? Pourquoi ? Parce qu’elle a détruit les murailles de Doroniak ?

— Oui…

— Mais c’est n’importe quoi ! Elle a été forcée d’employer sa magie ! Elle était prisonnière des inquisiteurs, mal nourrie, traitée comme un objet dont ils se dont débarrassés dès qu'elle était devenue inutile à leurs yeux !

— Ces subtilités ont échappé à certains, il semblerait.

— Il faudra rectifier cela. Je ne les laisserai pas colporter des mensonges à son sujet !

— Prônons juste le dialogue serein et non l’énervement. N’est-ce pas ce que tu voulais ?

— Tu as raison. Je vais lui parler. Oublier nos autres problèmes.

Jizo et Nwelli partirent dans des directions opposées. L’une s’orienta vers le sommeil, l’autre rejoignit l’appel d’une camarade nécessiteuse. Son oreille devait se prêter aux échos murmurant depuis la tente à l’écart des autres. Là où résonnerait cette voix familière, externe, en opposition avec celle de Vouma.

— Indécis, tiraillé ? questionna-t-elle. Jizo, tu as du mal à te trouver !

— Parfois je m’estime chanceux que tu ne m’empoisonnes pas en permanence par ta présence, riposta l’ancien esclave. Juste trop souvent.

— Tu auras beau te plaindre, je resterai présente ! Je croyais que tu t’y étais habitué.

— Ça n’en devient pas agréable pour autant.

— Sache pourtant que je partage certaines de tes pensées ! Cette Taori m’intrigue aussi, depuis le début. Exploiter les techniques des mages m’aura coûté mon corps et mon mariage. Mais elle, elle baigne dedans, dans un pays où la pratique a été rendue illégale. C’est fascinant !

— Elle est puissante, oui. Mais aussi troublée… Je dois lui venir en aide.

— Crois-tu que tu seras celui qui la sauvera ?

— Je serai au moins celui qui aura essayé.

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