Chapitre 11 : Une vie de profusion (1/2)

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DOCINI


C’était une auberge retirée, à quelques dizaines de kilomètres de la jungle. Perchée sur une butte de terre défraîchie, à proximité des côtes du sud-est de l’Empire Myrrhéen.

C’était un établissement dépourvu de nom. De la poussière s’agglomérait sur les embrasures comme le vétuste lambris soutenait à peine le toit triangulaire coiffé d’une cheminée. Des lianes grimpaient le long des murs irréguliers, balayées par le vent constant.

C’était un refuge de réputation mitigée, fréquentée par une clientèle rare mais régulière. Ordinairement, il n’était point question d’abus, juste de quelques pintes entre amis.

Les maîtres de la mer en bouleversèrent sa quiétude.

L’auberge devait combler son exiguïté par une meilleure gestion de l’espace. Près d’une quinzaine de tables striait le plancher couinant sur lequel les pirates marchaient lourdement. Des tabourets et chaises durent être amenés de la réserve afin d’octroyer une place assise pour tout le monde.

L’établissement baignait dans un brouhaha en lieu et place d’une musique. Non que l’ensemble des occupants beuglassent, mais quelques voix fortes suffisaient à produire du vacarme. L’on buvait à grandes goulées, l’on entonnait des airs des mers, l’on jouait aux cartes et aux dés, là où remugle et parfum alcoolisé s’amalgamaient.

Le refuge abritait l’individualité par-delà la multitude. Installée sur un coin, Docini disposait d’une vue générale sur la pièce, et en profita pour examiner chacun de ses camarades. Elle était habillée d’une longue veste de toile teinte grenat ainsi que d’un pantalon ample, séparés par une écharpe ambrée nouée autour de sa taille. Je n’aurais jamais imaginé être attifée dans une tenue pareille ! Et pourtant… Elle est confortable. Même si je me sens vulnérable sans arme.

Au milieu de la soirée, déjà meneuse des réjouissances, Nidroska monta sur une table et brandit sa chope. D’emblée le silence se fit, l’attention captée.

— Chers amis ! sollicita-t-elle. Vous me direz que c’est un jour comme les autres pour nous. Pas de grand festin dans notre assiette, mais les boissons coulent à flots, et nous nous amusons bien ! Je ne garantis pas que la situation ne tournera jamais en notre défaveur, mais je me battrai pour vous ! Aujourd’hui, je voulais rendre hommage à notre camaraderie, grâce à laquelle nous surmontons les pires épreuves. Aujourd’hui, je souhaitais remercier notre cher aubergiste, qui ne s’est pas enfermé dans ses préjugés pour nous accueillir, ou qui les a écartés pour entretenir son établissement. Aujourd’hui, je lève mon verre au nom d’un avenir prometteur !

Elle ne m’a pas évoquée individuellement. Me considère-t-elle comme une des leurs ? Suis-je désormais une pirate ? Tandis que Docini réfléchissait à sa condition, la capitaine engloutit sa chope à une vitesse faramineuse, avant de la lâcher et de se laisser tomber. Le cœur de l’ancienne inquisitrice rata un battement, mais ses compagnons rattrapèrent Nidroska à temps. Ensuite de quoi s’immergea-t-elle derechef aux réjouissances, haussant les épaules en toute alacrité. Une loyauté mutuelle. Surprenant… Alors que ce devrait être normal.

Docini observa sa propre boisson. Elle la vidait avec tant de lenteur qu’elle en suscita l’attention d’une pirate à proximité. Une jeune femme à peine plus petite qu’elle et pourtant d’un gabarit grêle. Son chemisier opalin, pourvu de cordelettes, s’accordait avec son pantalon court. De part et d’autre de sa torsade de cheveux fauves oscillaient des boucles d’oreille cristallines. Ses yeux smaragdins avaient beau la fixer avec profondeur, Docini prêtait davantage d’attention à la couleur de sa peau. Ce doit être la première fois que je rencontre quelqu’un de plus pâle que moi. Y compris en Belurdie.

— Hé ! interpella-t-elle. On vit littéralement sur le même bateau, mais on n’a pas encore eu l’occasion de se présenter !

L’ancienne inquisitrice opina tout en arquant les sourcils. Son accent est différent de celui de la Belurdie et de l’Enthelian. Mais il sonne aussi d’une autre façon que celui de Decierno. L’ouest est vaste, après tout.

— Bien ! lança la pirate. Je suis Liliath. J’espère bientôt effacer le doute sur ton visage !

— Ça y est, je me trahis déjà…, soupira Docini. Autant être honnête, dans ce cas. Je me demandais d’où tu venais. Je ne reconnais pas ton accent.

— Pas de souci, c’est vrai que j’ai de lointaines origines ! Je suis née en Ithin, au nord de la Mer Impétueuse.

— D’accord… Désolée, je ne connais pas cet endroit. Manque de connaissances…

— C’est un plaisir de combler quelques innocentes lacunes ! Je n’ai pas grand-chose à dire sur l’Ithin. Tout simplement parce que je n’y ai plus mis les pieds depuis des années. Un chouette endroit, pour sûr, mais assez ennuyant. Il me fallait des frissons, de l’aventure ! Donc quand ce navire a débarqué, certains de mes compatriotes y ont vu un mauvais présage… Moi, j’y ai vu une opportunité.

— Tu es devenue pirate ainsi ? Abandonnant tout du jour au lendemain ?

— Ma famille était dispersée, mes amitiés non sincères, alors je me suis dit : pourquoi pas ? Je n’ai jamais regretté mon choix. J’ai découvert le monde. J’ai vécu de formidables aventures. J’ai risqué ma vie quelques fois, car tous les pirates ne sont pas aussi accueillants que cet équipage. Tu vas voir, c’est un monde fascinant !

— C’est que… Disons que mon intégration parmi vous s’est effectué dans d’autres circonstances.

— Peu importe, tant que nous nous dirigeons vers un avenir brillant tous ensemble ! De la Nillie aux îles Marône, de Dahovin aux îles Kondraï, de l’archipel Nimiyu à l’Empire Myrrhéen, nous avons tant à explorer ! Parfois, il faut aller loin, très loin de chez soi pour se redécouvrir…

L’ancienne inquisitrice se gratta la nuque, faute de trouver quoi répondre. Voilà une perspective à laquelle je n’avais songé… Voyager par plaisir et non par devoir. Face à son silence, Liliath posa sa main sur son épaule comme un sourire léger embellissait ses traits.

— Tu as encore du temps pour réfléchir, proposa-t-elle. Comme notre belle capitaine l’a si bien dit, rien ne t’empêche d’explorer une autre voie que la nôtre.

— Pour aller où ? Jamais, ces dernières années, je n’ai eu d’autres ambitions que de servir l’inquisition. J’ai payé pour mon aveugle fidélité. Mes plaies ne me font plus du mal… Mais les souvenirs demeurent.

— Ça va aller ! Ici, nous ne répandons que joie et bonne humeur ! Profitons de notre répit autour d’une bonne bière. Il ne manquerait plus que quelques serveuses à reluquer, et ce serait parfait !

S’il suffisait de boire pour combattre les problèmes… Enfin, à petites doses, cela ne peut pas me faire du mal. Sur cette pensée, Docini finit sa chope d’improbables lampées, d’où l’écarquillement d’yeux de son interlocutrice. Laquelle applaudit tout de même au moment où elle partit demander une autre boisson. Pas le meilleur encouragement, mais c’est mieux que rien. Bon, je risque de culpabiliser un peu à dépenser l’argent durement gagné par l’équipage.

Docini atteignit le comptoir, derrière lequel l’attendait l’aubergiste. Corpulent, le visage ridé, la lumière tamisée des lieux se miroitait sur sa peau brune et son tablier maculé. Il l’accueillit avec une mine perplexe.

— Je te sers encore une bière, je suppose ? fit-il.

— Oui, confirma l’ancienne inquisitrice. J’ai fini par m’habituer au goût.

— Pas habituée à l’alcool ? C’est étrange, pour une pirate ! À moins que… Ton visage m’est familier.

— C’est impossible. Je ne suis jamais venue ici ! Vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre.

— Peut-être. Je trouve juste que tu ressembles plus à une guerrière qu’à une pirate.

— Et si je vous dis que c’était le cas ?

— Alors je te croirais.

Docini feignit la positivité. J’en raconte trop ! Si mon statut d’inquisitrice ne m’a pas réussi, alors mieux vaut le laisser dans le passé. Un flot de mousse déborda depuis la chope comme crépitèrent des bulles au sommet du liquide doré. Peu à peu Docini devenait familière avec cette odeur. Moins avec celle des pièces dont elle se délesta.

— Tiens, songea Docini avant de faire volte-face. Ça ne vous dérange pas de laisser des pirates circuler dans votre établissement ?

— Pourquoi ce serait le cas ? répliqua l’aubergiste. Vous ne vous êtes pas ramenés, cimeterre au poing, menaçant de me dépouiller si je ne vous filais pas tout mon argent.

— J’avais moi aussi une autre image des pirates… Je commence à être convaincue que les personnes indésirables ne sont pas celles que nous croyons.

— Je suis d’accord. Vous êtes plus bruyants et sales que ma clientèle habituelle, mais ça me fait de l’animation, pour une fois ! Et j’aurais au moins évité les réfugiés.

— Les réfugiés ?

— Tu n’as pas échappé à la bataille de Doroniak, hein ? Figure-toi qu’au lieu de rester courageusement pour rebâtir leur cité millénaire, les survivants l’ont abandonné. Ils préfèrent errer vers l’est, à mendier près de gens qui ne sont pas responsables de leur condition !

— Ah, eux… L’Empire Myrrhéen est secoué.

— Il ne le serait pas autant si ces personnes résistaient au lieu de fuir.

Euh… D’habitude les aubergistes ne sont pas censés modérer ce genre de discours issus de quelques clients aigris ? Docini s’en fut d’une démarche hésitante, même si elle tint avec fermeté la hanse de sa chope. Déjà la mousse perdait en épaisseur tandis qu’elle trempa ses lèvres sur cette note sucrée quoique contrastée d’amertume. Elle passa entre les tabourets, salua Decierno occupé à lancer aux dés, motivée à l’idée de rejoindre Liliath.

Docini s’aperçut qu’elle était bien occupée.

Nidroska avait pris sa place mais la partageait avec elle. Elle avait enroulé ses mains autour de sa taille, afin de mieux l’enserrer contre son corps. Avec tendresse caressait-elle la pirate, jambes enroulées contre les siennes. Ainsi Liliath, fixée sur sa capitaine, pouvait la lorgner intensément. Paumes sur les creux de ses joues, elle s’imprégnait du parfum de Nidroska, touchait ses douces mèches. Une fois bien figées, et après savoureuse contemplation, les deux pirates se penchèrent l’une sur l’autre. Elles s’embrassèrent vigoureusement. Entre leurs baisers entrecoupés de succulents gémissements, elles ne cessèrent de se contempler, de se cajoler, de s’effleurer.

Et Docini était resté immobile, juste à profiter du moment. Cet instant n’est pas le mien, pourtant… Une agréable sensation la parcourut, comme si ses plaies s’étaient effacées.

Nidroska et Liliath aperçurent l’ancienne inquisitrice et rirent en même temps.

— Pardon, fit Liliath. Nous étions en pleine conversation. Mais j’ai hélas succombé au charme de ma capitaine !

— Tu me flattes, en plus ? se moqua Nidroska. Ce n’est pas nécessaire !

— Je ne devrais pas être si étonnée, s’excusa Docini. Cette vie est si différente de celle chez les inquisiteurs et les miliciens. Moins codifiée. Plus libre.

— Je ne mentais pas ! J’ai parfois tendance à couvrir mon équipage d’éloges, mais comme tu peux le constater, ils me le rendent bien ! Ne sois pas trop jalouse, d’ailleurs !

— C’est la première fois que… Enfin vous voyez ?

— Exprime-toi pleinement ! encouragea Liliath. C’est la première fois que tu vois deux femmes se bécoter ? Bah, j’espère que ce ne sera pas la dernière !

— J’avoue être confuse… Ma sœur avait exclu deux inquisitrices de notre ordre parce qu’elles avaient été trouvées dans le même lit. Le lendemain, je lui avais demandé justification, car je trouvais cela profondément injuste. Elle s’était contentée de me répondre que la débauche n’avait pas sa place dans l’inquisition, en particulier entre personnes du même sexe. Et maintenant que j’y pense…

Docini s’interrompit, gambergea. Voilà ce dont Édelle souhaitait me parler. J’ai été trop distraite que pour le deviner… Et si elle est encore avec l’inquisition, je la plains… Quand elle redressa le chef, elle aperçut le faciès de Nidroska s’assombrir. Rares étaient les occurrences où elle foudroyait la nouvelle des yeux.

— Merci d’avoir ruiné l’ambiance ! ironisa-t-elle. Tu as d’autres histoires aussi réjouissantes ?

— Son intention était bonne, défendit Liliath. Elle illustre la forte intolérance à certains endroits… Fort heureusement, les gens comme nous peuvent se marier dans mon pays, au Ridilan, en Anomyr, Vordalia, et sûrement dans d’autres contrées ! Je suggère à ton aînée d’éviter de s’y rendre pour ne pas être dégoûtée.

— Ou qu’elle y aille ! Avec un peu de chance, ses idées dangereuses s’apaiseront !

Dans leur lancée, dans leur accord, Nidroska et Liliath s’embrassèrent encore, aussi Docini ressentit un plaisant frisson.

— Merci de confirmer mes impressions, reconnut-elle. Godéra était en tort, pas moi.

— Et pas que sur ce sujet-là ! lança la capitaine. Tant mieux si notre passion suscite des réactions positives. Mais la curiosité ou le mépris des autres ne changera pas ce que nous sommes. Ni ce que nous voulons : être heureuses.

— Vous avez raison. C’est votre liberté. Votre bonheur.

— Mais je suis contente de ton ouverture d’esprit. Chaque jour, tu prouves que Decierno et moi avons eu raison de te recueillir.

— Je ne saurai jamais comment exprimer votre reconnaissance.

— Pas besoin ! s’exclama Liliath. Tu illumines notre vie déjà trépidante par ta présence ! La question est la suivante : es-tu prête à t’engager sur les mers ?

— Je… Je l’ignore.

— Pourquoi pas ? suggéra Nidroska. On ne t’appellerait plus Docini Mohild, inquisitrice de Belurdie, mais Docini la robuste pirate !

Le problème, c’est que je suis tout l’inverse de robuste… Docini se rembrunit, ce malgré les encouragements tacites de Liliath. Elle se réfugia dans la dégustation de sa bière, quoique certaines gorgées passaient mieux que d’autres.

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