Chapitre 10 : Ordre et sécurité (1/2)

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NAFDA


Où est ma discrétion d’antan ? Me voici épiée par des âmes indésirables. Cette jouvencelle se croit sans doute privilégiée car elle est la nièce par alliance de ma bien-aimée impératrice. Qu’elle se garde à l’avenir, ou bien elle apprendra la colère.

La fatigue gagna Nafda. Elle musarda encore un moment, ce même si elle se situait en terre étrangère. Les grandes baies vitrées, bien en contraste avec l’architecture d’Amberadie, offraient une vue imprenable sur le panorama. D’ici je pourrais apercevoir quiconque s’approcher. Cela n’en a pas l’air, vu sous cet angle, mais nous sommes exposés.

L’assassin scruta le moindre mouvement à l’extérieur. Rien ne surgit, sinon les sempiternelles rafales. Tout le tumulte surgissait de derrière elle. De la musique germaient des notes fracassantes comme criaient maintes convives afin d’être entendus. Dans un tel milieu, où l’on engloutissait les mets, où on vidait rapidement des cruches d’alcool, la vigilance trouvait ses limites. Nafda eût espéré éviter cela. Malheureusement, ses paupières s’alourdissaient entre deux bâillements.

Bennenike n’a pas exigé que je reste près d’elle. Elle sait se défendre, c’est certain. Mais un excès de confiance n’a jamais tué personne. Tiraillée entre nécessités et devoirs, Nafda abandonna sa quête nocturne pour quérir le sommeil. Elle s’allongea dans le surplus de confort, à côté de la chambre de la dirigeante, ses dagues en permanence à ses côtés. Guère de placidité totale au milieu de ce palais, là où les risques s’intensifiaient.

La nuit se révéla malgré tout d’une sérénité légendaire.

Dès l’aube pointa la lassitude. Si usitée à traquer, à assassiner, Nafda alternait entre patrouilleuse et garde du corps. Parfois l’assaillait-on d’inquisiteurs regards alors qu’elle s’évertuait à se glisser parmi les ombres. C’étaient les moments où elle jouissait d’une certaine liberté, où l’impératrice ne sollicitait pas sa proximité. Impératrice, mon corps est votre arme. Mais une armée de miliciens vous protège déjà… Je pensais que mon utilité résidait ailleurs. Elle obtempéra malgré tout aux volontés de Bennenike, persuadée qu’elle agissait pour le bien commun.

Alors Nafda réalisa ce qu’on attendait d’elle : la menace était tout aussi susceptible de surgir de l’intérieur que de l’extérieur. Il était aisé pour un esprit mal intentionné d’agir parmi cette multitude. Aussi devait-elle surveiller tout un chacun, s’assurer que nul n’ourdissait un complot en tapinois, anticiper les traîtrises. Ce qui impliquait d’endurer de pompeuses discussions et d’interminables marches sur l’aridité teintée de verdure. Ainsi que de supporter l’éloquence toute discutable de Phedeas.

Trois jours après la célébration, la visite familiale prit une nouvelle ampleur, avec l’arrivée des petites sœurs de Phedeas. Renzi Teos menait le cheval avec grâce, son épaisse chevelure de jais battue par le vent. Elle avait le visage oblong et la grande taille typique de sa lignée. À l’aise dans sa robe d’équitation, ses bottes grossières convenaient peu avec le raffinement des environs. Tels vêtements s’accordaient toutefois avec sa carrure vigoureuse.

Derrière elle, Dénou Teos, benjamine de plusieurs années. De multiples nattes noirâtres oscillaient de part et d’autre de sa figure aux traits juvéniles sur laquelle luisaient ses iris bruns. Malgré l’intense écarlate de son chemiser en coton, l’adolescente peinait à se distinguer en comparaison de la cadette. Elle attira malgré toute la curiosité de l’impératrice, laquelle fut la première à les accueillir.

— Je vous rencontre pour la première fois, dit Bennenike. Et voilà que vous êtes déjà presque adultes.

— N’exagérons rien ! s’écria Renzi. Je ne suis même pas encore majeure… C’est nous qui devrions être honorées de vous voir !

— Pas de cela ici ! Je suis votre tante avant d’être votre impératrice. Nous pouvons nous confondre en familiarités, nous en serons davantage à nos aises.

Tandis que Renzi descendit lentement de sa monture, Dénou se précipita vers Bennenike. La dirigeante prit sa nièce dans ses bras, ferma les yeux, savoura l’instant. Une famille unie… Voilà un moment que je ne partagerai jamais. Qu’il en soit ainsi : si ma solitude contribue au bien commun, je suis prêt à accomplir ce sacrifice. En retrait, Nafda sentit sa mine s’adoucir, à l’opposé de Phedeas qui dévisageait ses sœurs avec défiance.

— Vous avez voyagé loin pour nous, avisa Renzi en s’approchant. Il fallait vous rencontrer un jour.

— Vous avez loupé un festin ! nargua Phedeas.

— On s’en fiche ! s’exclama Dénou. J’ai toujours rêvé de rencontrer Bennenike… Vous êtes resplendissante.

— Ce n’est pas mon but, rétorqua l’impératrice en lui frottant le cuir chevelu. Je dois surtout être forte pour mon peuple.

Sur ces mots, elle s’extirpa de l’enlacement, ce nonobstant l’insistance de sa nièce. Seulement après Nafda constata qu’une faible poignée de gardes les accompagnait. Si peu de protection ? La branche cousine a beau être secondaire, elle demeure membre à part entière de la lignée ! Renzi semble savoir se défendre, mais Dénou a l’air si jeune et vulnérable… Au moins, elles ne craignent rien ici.

— Il reste de la place pour vous ! s’enthousiasma Oranne. Il y en aura toujours pour mes futures belles-sœurs !

Guère une délégation, plutôt un petit groupe se fraya un chemin au sein du palais. Il s’agissait de se dispenser de devoirs pour se consacrer aux valeurs souvent oubliées. Mû par cette idée, Phedeas organisé un dîner lors duquel seule la famille serait invitée. Nerben ne figura pas parmi cette liste par la volonté de Bennenike, quitte à amorcer quelque controverse. Pour une fois, Nafda sourit à l’idée de lui ravir cette opportunité. Avec un peu de chance, j’éviterai l’ennui.

Du comité réduit découla un choix plus modeste de repas. Ainsi dégustèrent-ils un bouillon d’agneaux, garni de morceaux de maïs et de mies de pain blanc, arrosé d’abondantes cruches de vin rouge. L’heure pointait d’abord au rassasiement, où s’estompait garrulité, au contraire des regards. D’aucuns se firent fureteurs, d’autres étaient assumés. Tous se gravèrent de contraste comme de plus profondes expressions s’insinuaient derrière les rictus.

Les gens se révèlent lors de ce type de rencontres. Ils cachent toutefois subtilement leur jeu. Une dague contre leur gorge serait un moyen plus efficace de soutirer leurs véritables pensées. À employer dans un meilleur contexte. Je n’ai que des alliés autour de moi. Quoique…

Nafda acheva son bouillon, traits renfrognés, surveillant ses voisins de table de temps à autre. Elle se fondait dans le calme pour profiter de la simplicité du moment. Mais Phedeas interrompit son moment en brandissant triomphalement sa coupe.

— Supporterez-vous ce silence ? demanda-t-il. Nous nous comportons comme s’il s’agissait d’un dîner ordinaire. Voici pourtant une opportunité qui ne se présentera pas avant un moment : la réunion de la famille Teos !

— En quoi est-ce exceptionnel ? douta Renzi. Nous n’avons juste pas trouvé de moment idéal avant.

— Tu manques l’évidence, petite sœur. Le sang d’une admirable lignée coule en nous. Nous apparaissons divisés, alors qu’en nous unissant, notre force serait décuplée. Ce soir, je voulais nous rendre hommage. Lever ma coupe à la famille Teos !

Phedeas amorça le geste que suivirent Bennenike et Koulad d’un sourire en coin. Dénou entreprit de s’y joindre, s’emparant de la cruche de vin, mais Renzi agrippa son poignet. Aussitôt ses yeux se plissèrent.

— Qui te donne de pareilles idées ? vitupéra-t-elle. Tu es trop jeune pour boire de l’alcool !

— Parce que maman est morte, répliqua Dénou, tu essaies de la remplacer ?

La réplique jeta un froid dans la pièce. Si bien que Koulad faillit s’étouffer en avalant une gorgée, contraignant Bennenike à lui tapoter le dos. Cette petite ne manque pas de mordant. Elle ravive des plaies probablement encore brûlantes. Mieux vaut éviter de m’en mêler. Grognements et jugements emplirent une cadette qui ne cessa de l’orienter vers la benjamine.

— Qu’est-ce qui ta rendue si insolente ? gronda-t-elle. Crois-tu qu’il s’agisse vraiment du genre de sujets à aborder ici ?

— Et si on parlait d’autre chose ? proposa Oranne. Pas question d’installer le malaise pour un si bon repas.

— Ma fiancée a raison, appuya Phedeas. Ces querelles infantiles n’ont pas lieu d’être. Ne devons-nous pas être courtois en présence de la grande impératrice ? Vous êtes adolescentes, votre comportement infantile appartient au passé.

Y’a-t-il une note de sarcasme dans sa voix ? L’assassin se garda de dévisager Phedeas, néanmoins nota-t-elle que Bennenike prêta une oreille attentive aux propos. Elle s’essuya les lèvres d’un franc coup de serviette avant de sourire en direction de ses nièces.

— Même s’il existe de plus subtiles manières d’introduire vos opinions, commença-t-elle, elles sont intéressantes à écouter. Renzi, au contraire de ta sœur et de ton frère, ton appartenance familiale revêt peu d’importance pour toi.

— J’aurais dû mieux m’exprimer, concéda Renzi. Pas d’offense, ma tante, mais je ne vous connais que de réputation… Et elle est mitigée, pour rester polie.

— Ces avis n’ont aucune valeur s’ils proviennent de ses opposants, trancha Koulad. Bennenike a réformé l’Empire Myrrhéen pour le meilleur. Souvent les dirigeants sont controversés lors de leur époque, mais l’histoire ne se trompe jamais.

— La vérité, les mensonges, la propagande… Tout ça, ça me dépasse. J’ai à peine connu mon père, mais j’ai l’impression qu’il a essayé de nous mener vers une voie inatteignable. À quoi bon guerroyer ? À quoi bon marchander ? À quoi bon exercer de la politique ? On résume la société à ces trois piliers. Personnellement, je trouve qu’elle a bien plus à nous offrir.

— Viserais-tu plusieurs personnes sur cette table ? devina Oranne. Ah, Renzi… J’avais presque oublié tes avis aussi tranchés.

— Je parlais en général. Combien de fois ai-je été jugée à cause de mon nom ? Mon grand-père était empereur, mais il est mort quand j’étais encore enfant. Mon appartenance impériale, pour ainsi dire, je m’en fiche. De même que la situation politique et sociale de l’Empire Myrrhéen.

— En d’autres termes, rétorqua Phedeas, tu te targues de ton égoïsme. Ignorer la politique est un privilège pour les gens de notre classe, puisque nous en sommes peu impactés. Vois-tu, Renzi, pendant que tu dilapides la fortune familiale dans tes futiles activités, des gens souffrent là-dehors !

Renzi foudroya son aîné du regard. Me voilà divertie. Aucun regret d’être venue ! Nafda préféra étouffer son rire au risque de heurter quelque sensibilité. Elle focalisa davantage son attention vers la cadette de la fratrie, dont la mine sévère captait l’inquiétude de tout un chacun.

— J’ai d’autres ambitions que les tiennes, répliqua-t-elle. En quoi est-ce mal ? Tout le monde ne peut pas contribuer à l’avenir du pays. Chacun doit tracer sa voie. La mienne, ce sont les courses de chevaux. Ce qui me vaut d’inévitables moqueries.

— Elles sont toutes méritées. Parce que tu as remporté quelques compétitions, tu estimes avoir de la valeur ? Tu te complais dans un sport futile, comme si tu étais destinée à divertir les foules. Ils se vautrent dans des besoins superficiels pour oublier leur existence vide de sens. Tu es fière, Renzi ?

— Phedeas, je t’en supplie ! implora Oranne. Nous avons déjà eu cette conversation. Si cette vie lui convient, pourquoi la critiquer ? Elle fait encore ce qu’elle veut.

— C’est bien cela, le problème.

Tandis que Phedeas et Renzi continuaient de se fixer, l’impératrice toussota à deux reprises. Elle a l’air amusée. Elle sait prendre du recul par rapport aux querelles familiales. Posant ses coudes sur la table, élargissant son sourire, elle observa Dénou avec une insistance teintée de curiosité.

— J’ignore encore tout de toi, fit-elle. Hormis ton tempérament. Je m’autorise une question terriblement classique : as-tu décidé de ton avenir ?

— Bien sûr ! se réjouit Dénou, une vive lueur jaillissant de ses pupilles. Contrairement à Renzi, je n’ai entendu que du bien de vous !

— Ah bon ? Tu as été chanceuse, dans ce cas.

— Vous êtes un modèle pour tout le monde ! Votre parcours est si inspirant… Vous avez été rejetée toute votre enfance, puis vous avez émergé en héroïne, régnant sur ces terres avec une autorité doublée de compassion. Grâce à vous, l’empire se porte mieux !

Brave, petite. De loin la plus raisonnée du lot. Bennenike faillit rougir mais conserva son expression amusée. Tout l’inverse de Renzi qui se renfrogna et déglutit des lampées de la boisson déconseillée. Si les réactions de Phedeas et Oranne se firent moins explicites, puisque davantage en retrait, Nafda les avisa tout de même. Une belle complémentarité chez ce jeune couple. C’en devient presque idyllique. Et par conséquent suspect.

— Ça ressemble à de la flatterie, souligna la dirigeante avec complaisance. Je l’accepte.

— Comment c’est, d’être sur le trône ? questionna Dénou, admiratrice. Vous devez avoir le contrôle sur tout !

— Oui et non… Mes choix ont un impact signification sur l’évolution de l’Empire Myrrhéen. Mais comme l’a mentionné ta sœur, une société est complexe. Je n’ai donc pas le contrôle sur tout. Il m’arrive aussi de devoir prendre des décisions difficiles. Des douloureux sacrifices pour le bien commun.

— C’est nécessaire ! Votre cœur doit s’alourdir de peines… La preuve de votre grand cœur. L’illustration de votre courage !

— Je connais ma réputation. Héroïne des uns, ennemie des autres. Il faut déplaire à certains pour plaire à d’autres. Si je suis ta source d’inspiration… J’en déduis que tu souhaites t’engager dans un futur similaire ?

— Je veux aussi aider mon prochain. Quand j’aurai l’âge, et l’expérience, je pense me lancer dans la politique. Peut-être pas pour gouverner une cité comme Nilaï, mais pourquoi pas un village, ou une petite ville ? Bourgmestre, conseillère, ministre, les choix sont nombreux ! Et le changement s’opère d’abord à petite échelle.

— Quoi que tu décides, je te souhaite de réussir dans ton entreprise.

Un bougonnement emplit de plus belle comme la complicité s’installa. Renzi ne sut envers qui fulminer, toujours était-il qu’elle se redressa abruptement, et sa chaise chuta sur le dallage.

— Vous vous êtes bien trouvés, blasonna-t-elle. Bizarre que tu n’aies pas montré autant de respect et d’affection pour notre mère, Dénou. Quand elle était encore en vie.

Renzi s’en fut avec invectives contenues. Une fois que la porte claqua derrière elle, un sinistre silence s’installa. Pas un n’était en mesure de le combler. De dissidence à désunion. Je commence à comprendre pourquoi Bennenike évoquait rarement sa famille. Une gorge s’éclaircit soudain : Phedeas se leva avec promptitude.

— La soirée aurait pu mieux se dérouler, commenta-t-il. Enfin, ce genre de tournures est prévisible dans les repas de famille. Nous avons bien mangé et discutaillé, à présent il est temps d’aller se reposer. Peut-être que nous nous entendrons mieux avec l’esprit plus détendu.

À peine eut-il achevé sa phrase qu’il entreprit déjà de partir. Suivit directement Oranne, même si elle se força à déglutir vite la fin de sa coupe. Des heures de préparation pour une conclusion si précipitée. Et qui va débarrasser les assiettes ? Nafda soupira avant d’aviser le départ de l’impératrice et de son époux.

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