Chapitre 5 : Progressions et ambitions

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NAFDA


Ce n’est pas encore fini. De grands événements se préparent. J’y assisterai, mieux, j’y participerai. Au centre, et toujours dissimulée.

Victoire était acquise. Plusieurs semaines auparavant, la svelte silhouette à la tunique souple s’était personnifiée. Plusieurs semaines auparavant, elle avait dévoilé bien davantage que ses mèches de jais rassemblés en chignon et ses yeux verts. Plusieurs semaines auparavant, l’assassin avait ôté sa capuche, dégainé ses dagues, et surtout laissé un sillon vermeil sur son passage.

Des destins ont été scellés. Mais il reste encore tant de mages libres de nuire. Tant qu’ils séviront, tant qu’ils trouveront des alliés chez lesquels s’abriter, ma tâche ne sera pas achevée.

Nafda pensait qu’elle demeurerait dans l’ombre. Pareil futur découlait de sa vocation, où discrétion était exigée. La situation avait cependant évolué en quelques mois à peine. Nul n’avait assisté à son premier assassinat en tant qu’agente de l’impératrice. Tous avaient témoigné de son dernier.

Ils m’acclamaient. Ils me louangeaient, quand bien même ils ignoraient mon nom. Ils se souviendront de mon visage. Peu importent les félicitations de ces quidams ! Pourvu que je puisse toujours me glisser en anonyme, afin de réaliser ce pourquoi j’ai été formée.

Hélas pour elle, l’assassin ne rentrait pas seule. Elle marchait aux côtés des miliciens et de l’armée, lesquels partageaient le triomphe. Même si tant avaient péri, même si moult portaient à présent d’ineffaçables cicatrices, leur intervention avait été décisive. Derrière eux, si loin désormais, les ruines de la cité millénaire. Derrière eux, oubliés, des survivants qui ne célébreraient la débâcle.

Ces combattants ne se retournaient pas. Ils pavanaient au milieu du biome doré, dans le désert d’Erthenori le long de cette route d’étirée limite, dunes après dunes, oasis après oasis, villages après villages. Tous, sauf Nafda, toujours en retenue, frissonnant à l’idée de connaître ses prochaines cibles. La patience devenait une vertu lorsque le retour s’éternisait.

Parfois, c’est bien d’avoir une transition. Pour me reposer. Pour méditer sur mes prochains choix. Baigner dans la lumière pour mieux guetter l’ombre par après.

Bientôt ils rentreraient en Amberadie. Quand les roches piquetant le désert d’Erthenori tutoyèrent l’azur horizon, ils apprirent qu’un nouveau plan était déjà en branle. Aussi, comme l’annonça le messager, ils ne devaient pas rejoindre leur impératrice à la capitale. Plutôt à une centaine de kilomètres à l’ouest, rassemblés au sein d’un campement trop étendu pour être officieux.

Au milieu de ses tentes aux toiles anthracites, au sein de ces dizaines de gardes, de nobles et de servants, la vie respirait sur cette plate sécheresse à la rare végétation. C’était l’aubaine dans l’absence. Sous le puissant zénith, le souffle ardent alourdissait l’air, ralentissait les mouvements de tout un chacun.

Quelle surprise ! Nous avons participé à la guerre. D’autres ont déjà pensé à la suite. C’est une fourmilière qui gravite autour de sa reine.

À peine eurent-ils pénétré dans le campement qu’ils attirèrent l’attention. On s’arrêtait pour eux, on les ovationnait. Et alors que d’aucuns se nourrirent des applaudissements, bombant le torse et dressant le chef, bien d’autres les ignoraient tout bonnement. Nafda appartenait à la première catégorie, comme de juste.

Une silhouette familière les enjoignit à s’arrêter. Par son teint basané, par sa hallebarde argentée, par ses franges châtaines coincée sous son heaume en bronze, Badeni était reconnaissable parmi la masse. Mais c’était son œil manquant suscitait davantage le regard.

— Contents de vous revoir ! s’écria-t-elle. Ce fut un voyage éprouvant ?

— La destination en valait le détour, répondit Nafda en souriant.

Tandis que la garde hocha du chef, Lehold s’avança, époussetant ses tresses comme son équipement sur lequel persistaient des lacérations.

— Pas de tout repos quand même ! fit-il. On a vu beaucoup d’horreurs… Des maisons qui s’effondrent, des citoyens en pleurs, sanglotant sur les cadavres de leurs proches… Il n’y avait rien de noble à cette bataille. Mais au moins, c’est terminé.

— Je n’affirmerais pas ça, contesta Badeni. Notre guerre contre l’engeance ne s’achèvera pas de sitôt, à mon humble avis.

— Que de pessimisme ! Enfin, avec ce que j’ai assisté là-bas, je te donne raison. J’en perds espoir en l’avenir. Et pas seulement à cause de nos ennemis

— Vous étiez si nombreux à partir… Le contraste est frappant. D’ailleurs, où sont les inquisiteurs ? Ne me dites pas qu’ils ont tous péri là-bas !

S’étendit soudain une ombre demeurée en retrait jusqu’alors. Tiens, il se réveille ? Il était mieux quand il se taisait. Nerben se joignait à la conversation, son crâne chauve brillant comme jamais, sa cape vermeille oscillant au gré de la brise. Aucun sourire ne luisait sur son faciès ébène, au lieu de quoi il grinçait des dents.

— Ils se sont enfuis comme des lâches ! dénonça-t-il.

— Pas exactement, rectifia Lehold. Ils ont combattu au cours de toute la bataille de Doroniak. Ce n’est qu’après, au moment où nous pansions nos blessures, qu’ils ont pris Docini en aparté. Nous ne les avons jamais revus…

— Bon débarras ! On n’a pas besoin d’alliés temporaires. Qu’ils ramènent leur fausse loyauté en Belurdie, si ça leur chante.

— Tu doutes de leurs convictions ? Docini se dressait bel et bien face à Khanir ! Elle a failli le vaincre, avant qu’il ne se téléporte comme un lâche !

— Là est la nuance. Khanir Nédret n’a pas été achevé par cette figure surestimée, mais par Horis Saiden. Quelle humiliation ça a dû être… L’ennemi de notre ennemi n’était définitivement pas notre ami. Que cela serve de leçon à Docini, où qu’elle se trouve aujourd’hui.

— J’étais là, moi aussi ! J’affrontais Khanir à ses côtés, celui qui a massacré tant de nos alliés, tant d’innocents ! Pourquoi tu la blâmes elle et pas moi ?

— Mes excuses. Un oubli sûrement.

Ils s’affrontèrent du regard. Ils s’apprêtèrent à redresser leurs manches, à serrer les poings. Déjà des étincelles fusèrent avant même que le métal n’intervînt. Ni une, ni deux, Nafda repoussa les deux miliciens. Aussi Badeni put souffler, elle qui avait resserré le maintien de son manche.

— Il suffit ! tonna Nafda. Contenez votre haine, et libérez-la face à l’ennemi !

Lehold et Nerben s’éloignèrent l’un de l’autre. Il subsistait de la tension, ce malgré le jugement d’une assassin fixe, sa main effleurant ses dagues. Voilà pourquoi je préfère opérer seule. Tel immobilisme ne dura pas longtemps, car Badeni finit par interpeller Nafda.

— Assez perdu de temps, déclara-t-elle. Votre voyage a été éprouvant, vous devez vous reposer. Sauf toi, Nafda. Notre bien-aimée impératrice a exigé de te voir en priorité.

— Pourquoi elle ? s’étonna Lehold. Allons-nous finalement savoir pourquoi nous ne nous rendons pas à la capitale ?

— Des nouvelles sont arrivés. Un voyage vous attend. Pas pour moi, j’ai accompagné Bennenike jusqu’ici, mais ses enfants ont besoin de protection. Tu feras une meilleure garde du corps que moi, Nafda, j’en suis certaine. Et meilleure que Koulad aussi.

— Koulad est ici ? Il devrait être au palais, en train de veiller à sa famille !

— Il semblerait que ton autorité s’affaiblit, Nerben. Bref, ne palabrons pas plus longtemps, Bennenike risque de s’impatienter.

Nerben grogna mais n’insista pas outre mesure. Il s’en fut au grand soulagement de ses homologues, disparaissant dans les méandres du campement. Bon débarras. Je commence à comprendre pourquoi les autres ne le supportent pas. Pourquoi appartient-il encore à la milice, déjà ? Cela dit, nous n’avons pas besoin qu’il soit agréable. Juste qu’il massacre efficacement des mages. Bientôt Lehold les abandonna à leur devoir, après avoir haussé les épaules, et partit dans la direction opposée.

Sitôt engagée que Nafda s’adapta à la cadence de Badeni. La capitaine progressait d’un pas rapide, presque chaotique, et pourtant dépourvu de rigidité. Ils parvinrent auprès de leur dirigeante en peu de temps : son aura irradiait à l’intérieur d’une tente ocre, dont la modeste taille fit arquer un sourcil à l’assassin. Cherche-t-elle à être discrète ? Elle a ses raisons. Jamais elle ne s’inscrit en faux.

— Eh bien voilà, annonça Badeni. Est-ce que cela valait la peine de t’escorter sur un si court chemin ? Au moins, tu ne t’es pas perdue !

— Merci, dit Nafda. Et si nous n’empruntons pas la même voie, sais-tu quand nous nous reverrons ?

— Difficile à prédire. Sous les meilleurs auspices, espérons !

Les deux femmes s’échangèrent un sourire, puis Nafda pénétra dans la zone privée. Rares sont les personnes pouvant se permettre une telle proximité. Je suis sans doute une privilégiée. À peine s’était-elle imprégnée de cette lumière tamisée que d’illustres figures la remarquèrent. Si Koulad Tioumen brillait toujours par sa brigandine en velours pourpre et ses élégantes tresses, sa stature s’effaçait en comparaison de son épouse. La seule, l’unique, l’héroïne de l’Empire Myrrhéen. Bennenike Teos était assise mais frappait par sa grandeur. Elle n’était enveloppée que d’un chemisier en lin et d’un pantalon écru, pourtant son prestige s’en amplifiait davantage. Perçait son regard implacable, cascadaient ses mèches de jais bouclées, s’enserrait son emprise. Force est de constater qu’elle n’a rien perdu de sa stature.

— Nafda… Tu es finalement de retour ! se réjouit-elle. Attends dehors, mon amour. Je souhaite m’entretenir en privé avec elle.

— Bien sûr, accepta Koulad.

En quelques secondes, la maîtresse et l’apprentie se retrouvèrent seules. Nafda entreprit de s’agenouiller, sauf que l’impératrice, étouffant un ricanement, l’en empêcha d’un geste.

— Pas de cela avec moi ! interdit-elle. Nous sommes égales.

— Comment ? douta Nafda. Vous êtes l’incarnation de la puissance myrrhéenne. Je ne suis que votre bras armé.

— Ne te mésestime pas, Nafda. Tes accomplissements ont résonné jusqu’ici avant même ton entrée au camp. Cela fait des mois que tu voyages en indépendante, inspirée par ma formation, égorgeant l’infamie. Mais j’ai eu peu d’opportunités de dire combien j’étais fière de toi.

L’assassin s’empourpra, néanmoins peu encline à s’affaisser face à la dirigeante. Laquelle s’approcha justement d’elle pour lui poser sa main sur son épaule, et même effleurer sa joue. Elle est tactile, certes, mais généreuse en compliments ? Elle doit être de bonne humeur !

— Je n’ai accompli que vos désirs, dit Nafda.

— Ta modestie ne me satisfait pas, au contraire du reste. Partout autour de toi se sont accumulés les dépouilles des traîtres. Le moment où tu as rapporté le cadavre de Jounabie Neit résonne comme un moment historique.

— Mais j’ai laissé d’autres ennemis s’échapper ! Vos espions, Leid et Niel, se sont révélés à moi, dans ce temple ! Ils étaient en réalité des mages, ourdissant depuis l’ombre, et se sont enfuis avant même que je puisse les occire.

Bennenike écarquilla des yeux tout en étouffant un râle. Elle ne s’attendait pas à une mauvaise nouvelle. Toutefois garda-t-elle son sourire comme elle examinait sa protégée.

— Tout n’est pas parfait, admit-elle. La traque des mages s’apparente à une quête sans fin. Sans assister à la bataille de Doroniak, j’ai entendu combien elle était meurtrière.

— Vous n’avez pas idée, acquiesça l’assassin. J’ai tué la responsable bien trop tard. D’irréversibles dégâts avaient déjà été commis.

— Tu as malgré tout renversé le cours des événements. Maintenant, nous avons la certitude que les alliés de mages sont aussi dangereux qu’eux. Ainsi Leid et Niel seraient des traîtres également… Impossible de savoir ce qu’ils complotent, mais ils ne sont que deux parmi des centaines. Voire des milliers.

— Je continuerai de me battre tant qu’un seul mage respirera.

Plus la discussion se prolongeait, plus le débit se marquait, et plus Bennenike fixait Nafda avec intensité. Tout est prévu bien à l’avance, avec notre impératrice. Mon sang bouillonne. Mon cœur palpite. Quel est donc son plan ?

— Une chose est sûre : tu débordes d’énergie ! reconnut la tyrane. Ainsi il est temps de te révéler quelles seront nos prochaines manœuvres.

— Je suis toute ouïe, affirma Nafda.

— Tu t’es certainement demandée pourquoi nous nous retrouvons au milieu d’Erthenori, et non en Amberadie. C’est parce que j’ai été invitée à des retrouvailles importantes. Bien à l’ouest, dans la région de Gisde, au nord-ouest des montagnes d’Ordubie.

— Je ne me suis jamais rendue aussi loin ! Pourquoi un tel déplacement ?

— Pour voir mon neveu Phedeas, ainsi que sa fiancée Oranne. Ce sera également une occasion de rendre hommage à ma belle-sœur Golhendi il Noyour, décédée il y a quelques semaines.

— Si je me souviens bien, Phedeas est le fils de Haphed ? N’éprouve-t-il pas une certaine rancœur à votre égard ?

— Il n’a aucune raison. En fait, j’ai même égorgé les probables meurtriers de son père, lâchement empoisonné au lieu de trépasser par les armes. Ce scénario l’a privé de ses désirs d’héritage, mais telle est la destinée des branches cousines de la famille impériale. C’est inévitable compte tenu de nos traditions.

— Mais vous vous méfiez quand même… Sinon vous ne vous seriez pas entourée d’une pareille escorte.

— Évidemment. Presque dix années de pouvoir m’ont enseigné que la prudence constitue la meilleure arme pour la survie. Et puis… Tu as purifié Nilaï d’une bonne partie de sa peste magique. Doroniak n’est plus. Le principal danger se situe donc désormais au nord-ouest.

— Qu’en est-il de nos adversaires survivants ? Khanir Nédret et Jounabie Neit sont morts, certes, mais Horis Saiden sévit toujours…

— Horis est une véritable menace, mais n’a pas l’âme d’un meneur. C’est pourquoi il a de grandes chances de rejoindre les siens dans ces environs. En rassemblant nos forces autour des montagnes d’Ordubie, une cachette idéale, nous serons capables de coincer ces rebelles.

Malin. Comme quoi, derrière une visite familiale et diplomatique, une décision stratégique s’opère. Nafda sourit de plus belle tandis que ses yeux pétillèrent par-devers son modèle.

— Le répit s’achève, prédit-elle. Je trépigne d’impatience.

— Je te comprends, répondit Bennenike. Pourtant… Tu sembles un peu troublée. Confie-toi.

L’assassin marqua une pause. Cependant, elle échouait à se détourner face à tant d’insistance.

— Durant mon voyage, et même ici, j’ai été accalmée, considérée comme une héroïne. Perdre ma discrétion et mon anonymat ne risque-t-il pas de se retourner contre moi ?

— Ne te tracasse pas. Un vrai assassin sait s’adapter aux situations, n’est-ce pas ? Tu sauras paraître à ces fêtes mondaines, à ces réunions officielles, et en tirer avantage. Car quand tu surgiras de l’ombre, tu n’en sauras que plus redoutable. Tu es mon assassin, Nafda. Maintenant plus que jamais.

Nafda se retira sous le sourire de son impératrice, frissonnant toute entière.

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