Chapitre 4 : Volonté d'appartenance

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DOCINI


— Après tout ce temps, j’ai enfin réalisé quelle était ta véritable valeur. Tu es une moins que rien.

Et les poings s’abattirent. S’insinuèrent en elle. Brisèrent ses défenses. Encore et encore.

C’est fini, ils ne peuvent plus me faire de mal.

Une vive douleur la tenaillait pourtant toute entière. Elle avait beau s’agiter, quémander le confort, elle n’émettait que des gémissements. La vision s’amplifia, si tangible, si réelle. L’éblouit. Explosa ses tympans. La rongea de l’intérieur.

Silence, pitié, je veux que ça s’arrête ! Laissez-moi en paix ! Finissez-en !

L’aînée occupait le centre, ses fidèles rangés derrière son autorité. Quand son regard sévissait, quand elle toisait sa cadette sans une once d’empathie, cette dernière avait abaissé ses défenses. Résister aurait été futile. Lutter aurait exacerbé les colères d’antan, dont les impacts se ressentaient toujours aujourd’hui.

Je veux juste que cette lumière malsaine s’éteigne ! Acculée entre rêve et réalité, l’ancienne inquisitrice peinait à ouvrir les yeux. Dans quel état pitoyable je suis ? Oh, je dois aller de l’avant… Elle se força à affronter le concret. Ici logée, rejetée par son ordre, jamais n’avait-elle autant requis une appartenance.

Docini naviguait vers l’inconnu. Par ses yeux entrouverts, ses longues mèches dorées plaquées contre ses joues, elle apercevait les limites de sa pièce. Du bois en chêne lustré constituait tant le plancher que les murs : rarement s’était-elle confrontée à ce type d’architectures. Elle ne s’abandonna pas en exploration, car des douleurs la rattrapèrent. Son mal de tête s’aggravait. Des nausées la clouaient sur le lit où elle était étendue. Par surcroît, même si la température s’avérait modérée, sa peau exsudait d’excès.

Subitement, elle manqua de basculer. Docini ressentit l’oscillation au plus profond d’elle-même, ce pourquoi elle faillit dégobiller.

Ne me dites pas que… Non !

Elle bondit de sa couchette. Peu lui importait d’être vêtue d’une terne tunique et de ne pas être en état de marcher. Au-delà de ses étroites perspectives plongeait une lueur. Au sein de cette instable milieu, fort de remugle et empestant l’alcool, dans cet amas de poussière, Docini espérait tirer quelque chose de positif.

Puis elle atteignit le pont du navire.

C’est un cauchemar… Où suis-je ?

Un tel panorama eût été prompte à renverser l’intruse, la grande et costaude combattante de naguère. Sacrebleu… Je suis insignifiante face à la vastitude des océans. Les terres sont loin. Tout comme mes repères. Blême, prise d’un haut-le-cœur, elle se figea à la vue de déshonorant détails. Deux poignards orientés vers le bas ornaient les voiles carrés alors que le triangulaire était surmonté d’un drapeau pourpre.

Docini s’immobilisa outre mesure, bras suspendus, poils hérissés, avant d’observer les membres de l’équipage. Hommes et femmes se baguenaudaient par dizaines de part et d’autre du bastingage. La plupart étaient habillés d’amples pantalons, de vestes en toile et de chaussures à boucles. La majorité portait une ceinture sur laquelle pendait leur arme fétiche. Tous dévisagèrent la nouvelle venue, certains par curiosité, d’autres en riant à gorge déployée.

— Des pirates ! dénonça l’ancienne inquisitrice. Vous êtes des pirates !

Dos contre mer, face à cette horde d’inconnus. Moult tressaillements l’envahirent tandis qu’elle marchait à reculons. Quelques pas suffirent à la rapprocher du mât. Mais l’effleurer n’estompa guère ses frissons, aussi continua-t-elle de se mouvoir, quitte à accoler l’océan. Elle prêta à peine attention au clapotis des vagues contre l’étrave.

Je suis seule. Désarmée. Privée de mon équipement. En territoire hostile. Qu’ai-je fait pour en arriver là ? Ah oui… J’ai échoué.

Docini atteignit les limites de la caravelle et s’avisa que personne ne cherchait le contact, l’estimant sans doute comme une curiosité. Une exception se dressa cependant : il progressait avec assurance, à l’aise dans sa chemise à col roulé et son pantalon céruléen. La pâleur de peau contrastait avec la sombreur de ses yeux, de sa barbe et surtout de ses cheveux cascadant jusqu’à son épaule. Il souriait à l’intention de la jeune femme. Sans arme, ni pli traître sur ses traits.

— J’imagine que nous devons des présentations, prononça-t-il en myrrhéen.

— Vous maîtrisez cette langue, constata Docini, accrochée au bastingage. Qui êtes-vous ?

— On m’appelle Decierno. Je suis le second de l’équipage des maîtres de la mer. Pas une appellation de première modestie, nous en conviendrons. Et oui, la plupart d’entre nous ont quelques notions du myrrhéen, car c’est quand même très utile dans les parages.

— Votre nom est si semblable au mien… D’où venez-vous ?

— De Carône ! Un pays lointain, en effet. Je suppose que tu es originaire de plus près. À toi de me le dire.

Pour peu elle se serait arc-boutée. Dans cette prison maritime, aurais-je le luxe de refuser la main qui m’est tendue. Docini continua malgré tout de les examiner avec distance.

— Vous exigez de me dévoiler, se méfia-t-elle. De m’épancher. Pourquoi le devrais-je ? Je n’ai aucune raison de vous faire confiance !

Decierno hésita, chercha le soutien des siens derrière lui. Lesquels l’exhortèrent à s’engager dans la conversation. Tandis que le second se voyait tiraillé, Docini détailla davantage le seul à l’avoir parlé. Bien sûr qu’il a l’air sympathique. Mais j’en ai assez de me fier aux apparences. Godéra était elle aussi belle, forte et charismatique.

— Nous t’avons sauvée, dévoila Decierno.

— Pardon ? s’écria Docini, estomaquée.

— Tu gisais à terre, près de la mer. Tu étais couverte de plaies. Tu semblais sangloter. Les événements de Doroniak ont été catastrophiques, mais de tous les blessés, tu étais la seule à être assez proche. Nous ne pouvions pas nous détourner.

— Vous m’avez secourue… Pourtant vous êtes des pirates !

— Peut-être que nous ne sommes pas les pilleurs sanguinaires que tu imagines. Pas notre équipage, en tout cas.

Les souvenirs reviennent… S’ils n’avaient pas été là, j’aurais été livrée à moi-même, probablement morte de soif ou de chaud. Je devrais leur faire confiance… Docini se risqua à avancer, ce qui suscita de l’intérêt parmi les pirates. Même Decierno l’observa avec plus d’attention.

— Soit, dit Docini. Je suppose que je peux me fier à vous. Je suis juste… perturbée.

— Tu as sans doute vécu des choses difficiles, compatit Decierno. Comme toutes les victimes de la bataille de Doroniak.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi, désormais ? Je ne vais pas devenir une pirate, tout de même ?

— Notre capitaine sera probablement ravie de faire ta connaissance. Tu es restée dans les vapes des jours entiers, si on ne compte pas tes rares réveils.

— Conduisez-moi à elle… J’ai besoin de voir une figure d’autorité.

Decierno acquiesça. Finalement, voilà peut-être mes véritables alliés… Forte d’un nouveau guide, Docini se conforma à sa progression, circulant entre des pirates d’inextinguible indiscrétion.

Je ne suis plus. Je dois me redécouvrir.

Une fois qu’ils eurent descendu les premières marches, immergés à l’intérieur de la caravelle, Docini sentit le bateau tanguer derechef. Si bien qu’elle dut se rattraper sur les épaules du second.

— Suis-je si maladroite que ça ? se lamenta-t-elle.

— Notre vie est bien différente, avoua Decierno. J’ignore pour combien de temps tu seras avec nous, mais probablement assez pour t’y accoutumer.

Ils rompirent contact ce faisant pour avancer dans l’étroitesse. Si le vaisseau était assez grand, l’ancienne inquisitrice reconnut tout de même ce couloir. Tout se ressemble, ici, mais il y a de la place pour tout le monde. Ils sont des dizaines à vivre ensemble, et à première vue, ils ont l’air de bien s’entendre. Sera-ce facile de m’intégrer parmi eux ?

— Nous y sommes, annonça le second.

Déjà ? Je me suis trop égarée dans mes pensées. Ils s’étaient arrêtés à côté d’une porte que Decierno pointa d’un doigt ferme, le même sourire ornant ses lèvres.

— Voici sa cabine ! Tu verras, elle est un peu spéciale, mais c’est ce qui la rend plus attachante.

— Hum… Merci du conseil, j’imagine ?

Docini pénétra dans la pièce après un hochement de tête. Nausée et sueurs faiblissaient, bien qu’elle estimât encore peu en état de paraître. Elle ferma la porte derrière elle, s’immobilisa, s’accorda à la lueur reflétée par la lucarne du fond. C’est la pièce de la capitaine ? Je m’attendais à quelque chose de plus large ! Seul le lit, auréolé d’une couverture incarnadine, occupait beaucoup de place. Ni le coffre en pierre, ni l’étagère derrière le bureau en bois de la capitaine ne soutenaient la comparaison.

Mais c’était bien son hôte qui accaparait le centre de sa vision. Un foulard émeraude nouait ses mèches noires comme ses yeux s’accordaient avec le teint basané de sa peau. Elle portait une blouse pourpre à courtes manches ainsi qu’un pantalon écru. Ses couleurs s’accordent avec le drapeau de son navire. Coïncidence ? Elle avait posé ses bottines en cuir sur la table. D’une main, elle enjoignit l’ancienne inquisitrice à s’asseoir, de l’autre, elle savourait une chopine d’alcool au parfum très prononcé.

— Bienvenue à bord, très chère ! salua-t-elle. Tu comprends bien le myrrhéen ?

— Oui, répondit Docini avec hésitation, mains sur ses genoux.

— Je m’en doutais, mais je préférais être sûr. Sur ce, entamons les présentations ! Je suis la capitaine Nidroska, dite la dompteuse des marées ! Même si cette merveilleuse caravelle a été principalement conçue par mon second.

— C’est lui qui m’a conduite ici.

— Parfait, il était bien temps de faire connaissance ! Tu sembles encore un peu blême, mais en même temps, on t’a trouvée dans un sale état. Comme je sais toujours pas qui tu es, peux-tu me dire comment tu t’appelles ?

Docini cilla. Elle peina à formuler ses mots, ce même si elle soutenait le regard de son interlocutrice. On ne joue pas dans la même cour, c’est évident. Mais je ne parviendrais jamais à rien si je reste renfermée sur moi-même.

— Je suis Docini Mohild, révéla-t-elle. Autrefois, j’étais inquisitrice de Belurdie. Et pas n’importe laquelle… La sœur cadette de Godéra Mohild, actuelle cheffe de l’ordre.

— Voilà qui est intéressant ! complimenta Nidroska. Bon, il paraît que les inquisiteurs sont des chasseurs de mage, à l’instar des miliciens de l’empire, or je n’ai personnellement rien contre les mages. Par contre… Pourquoi mentionnes-tu ton titre au passé ? Est-ce que ça a un rapport avec… le fait que tu gisais par terre, laissée pour morte ?

— J’ai été bannie de l’ordre. J’ai déçu ma sœur. Et elle me l’a fait payer.

Nidroska faillit recracher sa boisson. Aussi posa-t-elle son contenant, de même que ses pieds, pour examiner en profondeur l’ancienne inquisitrice. Pour la dévorer du regard. Des tremblements remontèrent aussitôt jusqu’à l’échine de Docini.

— Pauvre petite…, murmura la capitaine. Un si joli minois, ravagé par une rude sœur. Vois le côté positif des choses : tu ne la verras plus dans les parages ! Prête pour un nouveau départ parmi nous ?

— Des visions d’elle me hantent encore… Même au milieu de la mer, loin de mon foyer, je crains que son poing ne s’abatte sur moi.

— Voilà ce qu’on nomme communément un traumatisme. On ne s’en remet pas en quelques jours, j’imagine. Ne t’inquiète pas : je maîtrise l’art de la diplomatie comme du combat ! Je tiens à mon équipage comme à la prunelle de mes yeux.

— Serait-ce pour cela que vous me reluquez depuis notre rencontre ?

— Ça ? Ah, c’est parce que tu es si belle que tu me donnes envie de faire l’amour avec toi.

Docini bascula de sa chaise mais se rattrapa à temps. Mais quoi ? Qu’est-ce qui lui prend bon sang ? Alors qu’elle retrouvait son équilibre, bercée par le ricanement de la capitaine, elle fut victime de toussotements.

— Voilà une réaction ! s’exclama Nidroska. D’accord, j’aurais pu être plus subtile…

— C’est que…, bredouilla Docini. En tant qu’inquisitrice, j’ai banni l’amour de son existence. Godéra affirmait que ce genre de sentiments était un poison, surtout quand il est exprimé envers quelqu’un du même sexe.

— Je crache sur ta sœur. Peut-on arrêter de parler d’elle, maintenant ?

— Oui, bonne idée. Mais… Même si je ne suis plus une inquisitrice, je n’ai pas l’habitude. Tant de gens se sont montrés fascinés, mais personne n’a réellement montré du désir.

— Contente d’être la première ! Ne t’en fais pas, je ne suis pas une prédatrice, le respect de la volonté de l’autre est essentiel ! Et puis, j’ai bien profité de mes talents de dompteuse avec nombre de mes hommes et femmes d’équipage.

Pointant le lit du doigt, offrant un sourire à pleines dents, Nidroska finit son alcool à grandes lampées. Le choc subséquent transmit des vibrations jusqu’à l’ancienne inquisitrice, qui resta néanmoins sur sa position. Ensuite de quoi la capitaine fit tournoyer son poignard entre ses doigts.

— Et ce respect de la parole de l’autre va dans les deux sens ! affirma-t-elle. La dernière fois quelqu’un a essayé sans mon autorisation, il a perdu un œil. Plus quelques doigts. Et plusieurs orteils, bizarrement.

— Vous savez bien vous défendre ! reconnut Docini.

— J’ai d’autres talents, fit Nidroska en s’empourprant. En tant que capitaine pirate, l’art du combat est essentiel !

— Mais d’où venez-vous ?

— D’ici et là. Les maîtres de la mer ont diverses origines, sans être attachés à une terre fixe. L’océan est notre patrie ! Pas d’affiliation, pas de pression, nous allons où les vagues nous emportent, où l’or brille, où l’alcool coule à flots !

— C’est cela, votre existence ? Détachés des ordres, des institutions, vous goûtez à la véritable liberté ?

— En effet. Tu sembles étonnée. C’est vrai que tu as vécu entièrement étouffée par l’autorité et la pression sociale. Eh bien, Docini Mohild, la question se pose naturellement : quel est ton désir d’appartenance ?

Docini se renfrogna, de nouveau hésitante. Difficile d’exprimer une réponse. Je n’ai plus mon équipement, ni mon épée, ni mon prestige. Pourtant, j’ai l’opportunité de poursuivre mon existence. Ces gens se sont montrés si sincères avec moi… Pourvu qu’il ne s’agisse pas d’un sourire de façade.

— Vous voudriez que je devienne une pirate ? demanda Docini.

— Les choix de vie sont semblables au sexe, à l’alcool et au combat, répliqua Nidroska. On ne les savoure que quand on les assume.

— J’ignore si une telle voie me sied…

— Personne dans cet équipage n’était prédestiné à devenir pirate. Quoi qu’il en soit, tu es libre de rester avec nous aussi longtemps que tu le souhaites ! La cabine dans laquelle tu te reposais demeure à ta disposition !

— C’est très gentil… Mais après ? Quel avenir m’attend ?

— À toi de le découvrir. Nos existences sont jalonnées de surprises. Mais j’ai le pressentiment que le plus difficile est derrière toi. Alors, comme on dit dans le milieu : honneur sur toi, Docini Mohild !

Les deux femmes se saluèrent avec cordialité, puis Docini se mit debout. Un faible sourire illumina enfin ses lèvres tandis qu’elle se dirigea vers la sortie. Des sifflements résonnèrent par-delà la porte, de quoi l’encourager dans sa marche.

Hélas, je ne suis pas convaincue d’avoir bravé toutes les épreuves…


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