Chapitre 1 : Protecteurs de cause

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FLIBERTH

— Repli ! Ils sont trop nombreux !

Là où l’acier chatoyait, ils se dressaient. Un rempart humain de meilleure efficacité que celui de grès. Lame brandie face à l’affadissement de l’astre diurne. Gardes de l’issue vespérale, sueur abondante sur leur corps tremblant, il leur suffisait d’une foulée sur la roche, et déjà leur combat se resserrait. De leurs parades improvisées, entrecoupées de pantellements, jaillissaient de trop vives étincelles.

Impossible ! Comment avons-nous pu nous laisser surprendre ? Ces perfides imaginent que leur supériorité numérique leur confère l’avantage. Nous ne sommes pas des soldats, mais nous ne renonçons jamais !

Fliberth devançait consœurs et confrères. Ses mains moites se refermèrent sur sa poignée argentée tandis que ses bottes polies ripèrent sur le sol. Ployant les genoux, inspirant lourdement, il identifia ses cibles d’un cillement. Un homme et une femme, épée déployée, synchronisaient leur assaut. Leur rugissement est trop proche de l’animal. Aussi pivota-t-il et, sur sa lancée, traversa la défense de ses ennemis. Il existe une faille par-delà vos équipements rutilants, scélérats ! Un élan, deux coups, d’une fluidité sans pareille, et la pointe cisailla la chair. Sifflait l’agonie, perlait le vermeil, frôlait l’écroulement.

— Arrête, capitaine ! tonna une voix familière. Ils vont t’encercler !

Et alors ? C’est ce que j’attends. Fliberth se mut à dextre, paré à plonger son épée ornée de motifs spiralés contre l’adversité. Toutefois perçut-il le métal effleurer son heaume, sous lequel sa longue chevelure châtaine oscilla. Malgré la domination d’ombres pernicieuses, un sourire naquit sur ses lèvres fines, prodiguant de la clarté sur une figure déjà pâle. Même son visage ovale, d’ordinaire ferme, se détendit. Par ses yeux aux iris marrons, surmontant un nez aquilin et un bouc épais, il percevrait la voie de la riposte. N’était-il point cette silhouette de bonne musculature, meneur des temps durs ?

— Je connais mes limites, affirma-t-il de pleine voix.

— Tu es sûr ? douta sa camarade. Aucun doute sur ta force, mais il ne faudrait pas qu’ils s’en servent contre toi.

Une autre ouverture était requise. Fliberth entama un mouvement de recul, et son amie se fraya un chemin dans cette multitude, épée comme regard de fer. Elle ne portait pas une comparable armure de plaques, au lieu de quoi progressait-elle avec une solide brigandine céruléenne. Une mince cape azurée flottait à hauteur de ses épaules, contrastant avec ses mèches corbeaux à pointes. En un clignement, la jeune garde svelte parait, désaxait de fourbes estocades, et sitôt submergée, revenait à hauteur de ses compagnons. Vendri, toujours fidèle à elle-même !

Leur coopération s’avéra cependant de courte durée. Car autour d’eux périssaient leurs gardes l’un après l’autre. Dans des cris et giclées de sang, leur corps s’effondrait, comme vidés de leur substance. Et les cœurs cognaient, alourdis, pompant cette si nécessaire énergie.

— Tu avais raison…, déplora Fliberth, détournant les yeux. Nous ne pouvons gagner cette bataille.

— Ces enfoirés paieront plus tard ! s’écria Vendri. Là, pas le choix, battons en retraite !

Fliberth et Vendri se renfrognèrent, quoiqu’encore attentifs aux événements. Tous deux, en tête du groupe, s’assurèrent de rassembler les leurs vers un point stratégique. Y serons-nous en sécurité ? Leurs lames continuent de s’abattre. Souhaitent-ils nous faucher jusqu’au dernier ? Partout rayonnait la menace approchante, enveloppée de plastrons en acier et de cape claire, aveuglant de leur épée à la puissance plus que symbolique.

— Maudits inquisiteurs ! tonna un garde.

Ce n’est pas une armée, pourtant… Ils nous submergent. Le capitaine lacéra un assaillant proche avant balayer ses arrières des yeux. L’un après l’autre, sa dizaine de compagnons restants se réfugia à l’intérieur de leur base. Juste des blocs de pierres maladroitement empilés, assez hauts que pour nous couvrir. Cela nous suffisait. Jusqu’à aujourd’hui. Contrastait la massive porte carminée, munie de gonds bronzés, l’ultime obstacle que Fliberth et Vendri refermèrent de toutes leurs forces.

— Vite ! somma Vendri. Barricadons-la avec tout ce qui se trouve à portée !

Elle grogna en s’avisant du vide de couloir oblong. Tout juste trouvèrent-ils une paire de commodes qu’ils poussèrent avec promptitude contre le vantail. Ainsi triompha le mutisme. Ainsi leur souffle se coupa, encore alertes, mais forcés de se courber pour récupérer.

— Vous pensez que ça tiendra, capitaine ? interpella un garde.

— Difficile à dire, répondit Fliberth. Une heure plus tôt, j’aurais dit que non, car ce sont de simples ennemis à pied, sans cheval, ni bélier, ni trébuchet. Mais maintenant… Nous savons qu’ils ont de la ressource.

— C’est peu de le dire ! s’affola une consœur. Pourquoi on reste là, d’abord ? On devrait se planquer !

Ah oui, elle n’était pas prête… Il la reconnaîtrait parmi toutes et tous. Non contente de flotter dans sa broigne mordorée, la frêle garde de petite taille trémulait d’abondance. Ses jambes ne cessaient de flageoler, si bien que Vendri la toisa aussitôt. Déjà ses larmes perlant sur ses joues blêmes s’annoncèrent comme tristes reflets que ses boucles et yeux bruns n’atténuaient guère. Le liquide jaunâtre s’égouttant de sa cuisse ne plaida guère en sa faveur non plus.

— Dirnilla, c’est pas le moment ! vitupéra Vendri. Ressaisis-toi, maintenant !

— Peut-être que toi, tu adores te battre, fit Dirnilla, mais pas moi ! Je suis une garde, pas une guerrière.

— Dans ces circonstances, nous devons tous l’être ! C’est notre rôle de protecteurs, tu sais pourquoi tu t’es engagée ! On t’a appris à manier une épée, non ? Tu devrais savoir comment t’en servir !

— Doucement, tempéra Fliberth. La peur nous submerge, c’est naturel.

Peu convaincue, sourcils froncés, Vendri sévit son regard en direction de Dirnilla, laquelle baissa davantage la tête.

— La peur doit nous inspirer, pas nous rendre lâches ! répliqua-t-elle. Comment peut-on espérer tirer quoi que ce soit d’une fragile qui se pisse dessus ?

— Nous ne pouvons tous être des héros, excusa Fliberth. Cependant, il est trop tard pour renoncer.

— Non, nous sommes foutus ! désespéra Dirnilla. Ils vont fracasser la porte d’une minute à l’autre. Je ne me suis pas engagée pour ça !

— Pourquoi tu nous as rejoints, alors ?

— Si j’avais voulu guerroyer, je me serais enrôlée dans l’armée !

— Tout ce qui t’intéressait était donc de patrouiller gentiment au milieu de nulle part, pour te donner bonne conscience. On voit où ta loyauté se place.

La porte gronda. Un instant durant, les gardes crurent même qu’elle se briserait sous l’impact. C’aurait été trop beau qu’elle tienne longtemps. Dirnilla s’en alla à brûle-pourpoint, guidée par les chandelles dans l’obscurité, laissant de peu flatteuses traces de son passage. De quoi engendrer un rugissement plus fort encore que le tumulte environnant.

— Fuis donc, sale couarde ! fit Vendri. Si on claque, tu seras la prochaine !

— Laisse tomber, suggéra Fliberth. La bataille est toujours devant nous.

— Comment peux-tu rester aussi calme ?

— L’habitude, peut-être. Ou bien un brin d’espoir. Quoi qu’il en soit, je n’abandonnerai aucun des miens, même les plus peureux.

D’un hochement de tête, d’un regard assuré, le capitaine héla chaque femme et homme à ses ordres.

— Ces gens ont besoin de nous, affirma-t-il. Voilà pourquoi nous protégeons cette frontière. Voilà pourquoi nous nous érigeons, dans ces lieux désolés, loin de cette civilisation que nous chérissons. Si nous devons nous sacrifier pour le bien commun… Moi, je n’hésiterai pas une seconde. Luttons jusqu’à notre ultime soupir !

C’était comme si les armes vibraient, soulevées de pleine intensité. De nouveau des secousses ébranlèrent l’allée. Alors les gardes se fixèrent, leur cœur battant la chamade, profitant de la moindre bouffée d’air. Tant de frissons remontèrent leur échine. Je ne peux leur infliger cela. Combien sont-ils, là derrière ? Sûrement trop.

— Il n’y aucune échappatoire ! menaça un inquisiteur à la voix rauque. Pourquoi persister alors que les dépouilles de vos compagnons jonchent votre si précieuse base ?

— Si vous nous proposez de nous rendre, c’est hors de question ! s’opposa Vendri.

— On ne meurt qu’une fois. Ne voudriez-vous pas rendre ce moment un minimum digne ?

— Je vous retourne la question, répliqua Fliberth.

— J’aurais espéré que vous soyez juste arrogants et stupides… Hélas, vous êtes surtout dangereux et inconscient.

— Parce que nous aidons des innocents à atteindre un lieu sûr ?

— Des innocents ? Cette terre depuis laquelle vous opérez est la preuve du contraire ! J’étais d’humeur magnanime, à présent je m’aperçois qu’on ne raisonne pas avec des immondes collaborateurs. Votre sang coulera au nom des sacrifiés.

Éclats et invectives furent projetés en même temps. Fliberth et Vendri eurent beau se situer juste devant, ils ne se retirèrent aucunement, plutôt placés au premier front. Ils restèrent muets, alertes, lame pointée vers l’adversité. Pivotant, anticipant l’arrivée des assaillants. La porte se brise peu à peu. Le répit aura été de courte durée.

Mais ce ne furent pas les gardes qui hurlèrent d’agonie.

Soudain un flash lumineux les aveugla. À peine eurent-ils le temps de plonger sur le côté, tant les monceaux de porte virevoltèrent à de faramineuses vitesse. Néanmoins, lorsque leurs paupières malmenées s’ouvrèrent à cette lueur nouvelle, tous exhalèrent un soupir de soulagement.

Des lacérations d’apparence bénigne tailladèrent les gardes. De fait le contraste flamboyait depuis le sol frappé d’éclairs. D’épais nuages s’étaient amoncelés, source de foudres, si dévastatrice pour les inquisiteurs équipés de métal. Leur surprise était instantanée. Leur trépas aussi. Il suffisait d’un sort bien placé : pris au dépourvu, ils se voyaient bien incapables de dévier la source de leur haine.

Même le meneur des inquisiteurs succomba. Un trou béant perçait sa poitrine comme il s’effondra dans un borborygme. Il ne demeurait plus qu’une poignée de survivants ennemis, déjà agenouillés, peu prompts à riposter.

Elle est arrivée. Je n’y croyais plus, pourtant elle n’abandonne jamais. Par-delà la quinzaine de mages s’affirmait celle en qui Fliberth avait misé tous ses espoirs. Avec sa robe anthracite, attifée de motifs carrés, avec sa cordelette argentée à sa taille, soulignant sa carrure fuselée, il lui était facile de passer inaperçu. Le capitaine succombait toujours à son regard azur qu’accentuait son sourire déterminé. Il se perdait dans ses si symétriques taches de rousseur ainsi que dans ses mèches de flamme rabattus à hauteur de sa nuque. Son visage si satiné détonnait au sein de semi-pénombre que des éclairs avaient pourtant strié.

Pendant que gardes et mages se faisaient des accolades, pendant que jovialité s’accueillait dans ces cœurs meurtris, Fliberth sentit ses membres se détendre et son sourire s’élargir. Aussitôt rengaina-t-il son épée et vint cueillir les lèvres de sa compagne. Une sensation de bien-être les enveloppa comme ils se réconfortaient dans les bras de l’autre.

— Désolée pour le retard, s’excusa la femme. Nous aurions dû prévoir leur attaque. Je pensais que la plupart des inquisiteurs étaient encore dans l’Empire Myrrhéen… Nous avons été distraits car Godéra Mohild et Adelam Ordun se remettent sans doute encore de la bataille de Doroniak, mais beaucoup de leurs alliés sont encore là !

— Tu nous as secourus. C’est l’essentiel.

— C’était la moindre des choses après tout ce que vous avez fait pour nous. Et puis… Regarde tous ces cadavres. Tant de morts auraient pu être évités si nous étions arrivés plus tôt…

Ce disant, elle balaya les alentours des yeux et se pinça les lèvres d’un air morose. Fliberth posa alors sa main sur sa pommette avant de la gratifier d’un sourire. Fidèle à elle-même. Même quand son héroïsme ne fait aucun doute, elle pense pouvoir encore faire mieux. Tous deux faillirent sursauter quand Vendri surgit inopinément, flanquant un coup de coude sur l’épaule de la mage.

— Jawine, tu tombes à point nommé ! remercia-t-elle. Voilà autre chose que les gardes qui se font dessus.

— Pardon ? fit Jawine en frottant son épaule.

— Tu connais Vendri, dit Fliberth, elle aime ironiser. Tu sais de qui elle parle. J’ignore si les circonstances s’y prêtent.

— Le combat est terminé, non ? J’admets que c’est pas la joie. Tant de morts à enterrer…

— Assurons-nous que cela ne se reproduise plus.

Jawine se retourna et, mains croisées derrière le dos, orienta son attention en direction du sud. Désemparés, Fliberth et Vendri se consultèrent puis leur mine s’assombrit.

— C’est officiel, annonça la mage. Nous sommes en guerre. Nous avons besoin d’alliés.

— J’imagine que tu as quelqu’un en tête…, envisagea Vendri.

— Oui. Nous ne pouvons compter sur les dirigeants d’Enthelian et leur armée. Ils sont de notre côté mais ne le montrent même pas ! Trop effrayés par l’Empire Myrrhéen et la Belurdie, sans doute ? Il ne reste plus qu’une organisation qui nous soutiendrait. Je parle des vrais inquisiteurs.

Les deux gardes écarquillèrent des yeux qu’ils plissèrent peu après. Nous en sommes donc là ? Ma femme n’a jamais d’idées stupides. Elle doit déjà avoir un plan en tête.

— Est-ce la branche modérée que tu mentionnes ? demanda Fliberth. Celle dont le chef est Kalhimon ?

— Celle-là même, confirma Jawine.

— Mais nous l’affrontions encore il y a deux ans ! protesta Vendri Oui, il y a eu une scission. Oui, les rumeurs prétendent qu’il a changé. Faut-il y croire ?

— Vous pouvez, je le garantis. Car désormais je connais la vérité. Le véritable Kalhimon est mort lors de la bataille au tertre. Emiteffe, prétendument décédée, a en réalité survécu, et a pris possession de son corps. Et elle sera une alliée de taille.

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