Acte I, Scène 3.

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L'OMBRE, LA LUMIÈRE

L'Ombre s'avance lentement, drapé dans son manteau obscur. Il demeure loin de la Lumière, aussi loin que le permet la largeur de la scène, et ne semble pas décidé à avancer pour l'instant.

L'OMBRE, d'une voix moqueuse.

Qui es-tu, pâle créature ? Pourquoi languir ici, alors que la Nuit s'en vient ? Tu ne m'as pas l'air de celles qui goûtent l'obscurité, les méandres de l'ombre et ses charmes. Tu ferais mieux de te réfugier au coin d'un feu, dans les jupons d'une nourrice bienveillante.

LA LUMIÈRE se drape dans sa dignité, redressant la tête.

Je ne crains pas les ombres, l'obscurité ou la nuit. Pourquoi le devrais-je ? Mon âme est innocente, et je marche dans la lumière. De tout temps les ténèbres ont fui devant l'éclat du jour, et je sais qu'il est à mon côté.

L'OMBRE s'approche, semblant glisser sur le sol, et vient parler, tout proche, à l'oreille de la Lumière.

Ouvre les yeux, Innocente. Ne vois-tu pas que le Jour a péri, déjà, et que son corps inerte va reposer jusqu'au matin ? Alors, l'imbécile recommencera sa course inutile, courant au côté d'une sphère lumineuse dans les cieux, qui ne pourrait s'intéresser moins à son destin. Il gambadera, fou, jusqu'à ce que la mort le frappe encore... Il part d'un rire cruel. La sottise m'est un divertissement. Ce n'est rien, cela dit, à côté de sa béotienne de soeur, qui s'agite en tous sens, se pensant véloce, croyant que tout lui est possible. Cette Lumière... Incapable de voir ce qui est sous son nez, alors qu'elle touche tout…

LA LUMIÈRE fronce les sourcils à mesure qu'il parle, puis finit par s'exclamer.

Que sais-tu de ces choses, mortel à la langue bien pendue ? As-tu seulement idée, de ce que c’est que d’être une idée aussi primordiale, essentielle à la bonne marche du monde, que la Lumière ? Comment verrais-tu plus loin que le bout de ton nez, si la Lumière ne se réfléchissait pas tout autour de toi, en ce moment-même ? Quelles couleurs existerait-il dans ce monde, si elle ne brillait pas, si elle ne se divisait pas en d'infinis prismes ?

L'OMBRE

Je préfère aux couleurs tape-à-l'oeil la profondeur d'une nuit sans lune ; à la vue, si réductrice et trompeuse, les autres sens qui permettent de saisir le monde en son entier. Je méprise la Lumière... L'Ombre fait quelques pas, adressant au public un sourire sardonique. Qui a besoin que l'on éclaire le monde pour en saisir les beautés ? L'idiot qui refuse de se confronter à la réalité…

LA LUMIÈRE

C'est assez !

L'OMBRE part d'un grand éclat de rire.

Ne crois-tu pas que je sais qui tu es, Lumière ? Qui d'autre que toi aurait pu parler ainsi, et réagir avec tant de bêtise à mes provocations. Tu me traiteras de fourbe, de sournois, de haineux ; mais je pourrais t'appeler ingénue, sotte... crédule.

LA LUMIÈRE

N'as-tu d'autre occupation que de te rire de moi ? Retourne ramper dans les coins désertés de tous, effrayer les enfants et noircir le monde. Elle se détourne, croisant les bras sous sa poitrine.

L'OMBRE

Oh, douce Lumière, te voilà rougissante, blêmissante, ou toute autre chose que la Lumière ferait, embarrassée par sa propre honte. Il vient d'une main prélever une mèche de cheveux sombres qu'il porte à son visage. Tu sens le sable chauffé par le soleil, Lumière... Peut-être pourrions-nous profiter d'être si palpables, pour... Nous toucher.

LA LUMIÈRE fait un pas et le repousse.

Crois bien que je n'en ai aucun désir ! Te faire fuir, te tenir éloigné, voilà bien des choses que notre nature m'offre comme un présent, et dont je ne désire point me défaire. Va donc tourmenter une autre proie, et te repaître de sa crédulité, l'assiéger de tes mots et de tes sarcasmes !

L'OMBRE

Es-tu bornée au point de ne pas voir l'évidence, Lumière ?

LA LUMIÈRE sur le point de quitter la scène, se retourne.

N'est-ce pas le signe d'une âme dont l'ennui a usé tous les contours, que celui qui ne peut s'empêcher de chercher des blessures dans ses mots ? Ta quête est vaine, Ombre.

L'OMBRE

Ton obstination est sans limites. Je pense que le temps t'éclairera. Ici, entravée dans ta chair, tu ne peux fuir la réalité.

LA LUMIÈRE

Je peux fuir celle qui nous fait cohabiter plus longtemps que nécessaire !

L'OMBRE

Mais sans cela, Lumière, qui serions-nous ? Qui de toi ou de moi serait, si nous n'existions pas ? Car sans ma présence, tu n'es rien. Et je ne suis rien, si tu ne me délimites pas.

LA LUMIÈRE

Plus d'idioties peuvent-elles encore quitter ces lèvres ?

Elle sort d'un pas pressé, dans une envolée de jupes et d'agacement.

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