Chapitre Ⅲ (2/2)

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Il n’avait pas fallu grand chose. Juste un petit moment de doute, un minuscule éclat de désespoir dans l’iris vert, maintenant trempé d’un plaisir délicieusement coupable. Geneviève, jeune Eve, la veuve Boisseau, offerte sur l’autel désolé des turpitudes et de la lubricité.

Elle frétillait, vautrée dans son fauteuil rembourré, la gorge déployée, les cuisses resserrées sur une main convoiteuse. Lucius jouait de ses doigts dans une fente docile et apprivoisée, allant, venant, comme s’il travaillait son instrument. Et quelle joie ! Quelle volupté ! Cela faisait si longtemps qu’il n’avait senti des reins se creuser, des seins et des lèvres se gonfler avec tant de lascivité. La dernière fois, il s’en souvenait encore. C’était avant, bien avant Tempérance et sa population de cul-terreux et de vieillards édentés. Bien avant ce fichu prêtre et l’odeur de sainteté qui l’accompagnait. Que croyait cet imbécile ? Qu’il avait besoin de lui ? Allons bon ! Lucius possédait bien assez de cordes à son arc. Et cette catin de Boisseau pouvait bien suffire à ses projets.

Ah ! Geneviève ! La trentaine et jolie comme à vingt ! Les hanches larges et la bouche toute humide ! En un regard, elle était à lui. C’était le bouquet de sa honte et de sa douleur qui l’avait attiré dans l’église. La culpabilité suintait par tous ses pores, parfumant son aura d’une merveilleuse odeur de résipiscence. Elle avait permis au comte de se glisser dans les interstices de son esprit, d’y débusquer les horreurs qu’elle avait commises. Parce que Geneviève, autrefois, était une de ces femmes futiles ; une carrière d’infirmière interrompue par son mariage avec un homme gentil, au physique ingrat, mais oui, gentil. Et l’idiot n’avait rien vu, ou feignait de ne rien voir de la lassitude qui étreignait sa magnifique femme ; une lassitude qui la poussa à se rouler complaisamment dans la fange la plus luxuriante dès qu’il eut le dos tourné. Elle baisait, la bougresse ! Traîtresse et infidèle, rongée par l’ennui qui imprégnait la triste Tempérance. Elle baisait, sans imaginer que son ventre, par accident, pouvait y accueillir la vie. C’est qu’il n’avait pas grossi, ne s’était pas arrondi ! Il était resté plat durant des mois ! Et c’est seulement parce qu’elle se pensa prise par la diarrhée la plus aiguë qui soit qu’elle se traîna dans les toilettes pour expulser l’étron récalcitrant. Un étron qui s’accrocha, poussa un cri en tombant dans la cuvette et la laissa pantelante et moite de sueur, les jambes écartées au-dessus du fruit de ses entrailles.

Quelque chose se rompit dans sa petite caboche décérébrée. Peut-être que son âme s’enfuit par sa chatte ce jour-là. Mais elle se rhabilla, raide comme un robot, attrapa la chose qui continuait de crier, et posa sa main sur l’ouverture d’où s’échappait le bruit. Elle pressa, juste assez fort, juste assez longtemps, pour que le silence redevienne loi. Elle ne tressaillit pas. Pas une seule fois. Et avança dans le dédale de la maison, le paquet inerte dans ses bras, pour sortir à l’air libre, se diriger vers la voiture et déposer son méfait dans le coffre.

Puis elle oublia. Ça ne s’était jamais passé. La vie reprit son cours durant quelques semaines. Mais la voiture de Monsieur Boisseau tomba en rade. Il emprunta la sienne, s’étonna de l’odeur de viande faisandée qui embaumait l’habitacle. Lorsqu’il sortit et découvrit le cadavre dans le coffre, ce fut un festival de dégueulis jaunâtre et acide et de sueur froide qui heurta le sol. Qu’avait-elle fait ? Qu’avait fait la belle Geneviève ? Oh, il eut des explications entre les cris et les pleurs. Il crut même être le père de l’insignifiante charogne. Mais il aimait Geneviève et la dénoncer était au-dessus de ses forces. Tout le village saurait. Les accusations la briseraient. Et lui traînerait sa honte comme Jésus sa croix. Il décida de l’aider : il prit la voiture et armé d’une pelle, s’enfonça dans la forêt qui s’étendait dans la vallée. Quand il se crut assez loin et à l’abri des regards, il sortit et creusa comme un bagnard. Un travail forcé qu’il assuma seul, ressassant et priant pour que jamais cet ignoble secret ne soit déterré.

Après cela, les Boisseau fréquentèrent assidûment l’église. Un jeune prêtre venait d’y être ordonné. Geneviève endossa le costume de femme idéale. Elle remercia son homme de lui avoir pardonnée et ne le trompa plus jamais. Mais le triste Monsieur Boisseau, bileux et traumatisé, ne se pardonna pas à lui-même. Un soir, alors qu’elle l’appelait pour le dîner et qu’il ne répondait pas, elle le trouva dans la baignoire, les poignets entaillés, macérant dans une eau sanglante. Ce soir-là, Geneviève devint la veuve Boisseau. Pour le plus grand plaisir de Lucius de Saint-Ange.

Comme elle coulait sous son étreinte ! Se savait-elle fontaine avant cela ? Et cette fragrance exquise, mélange de douleur et de stupre, parfaite alchimie entre l’amour et la haine de soi ! Sa bouche se tordait, incapable de décider de quelle sensation elle devait tirer ses réactions ; elle se gauchissait, s’étirait, puis formait des « o » de stupeur face au plaisir qui gangrenait son bas-ventre. Si la jouissance devait avoir un visage, ce serait celui de Geneviève. Les peintres l’immortaliseraient dans des tableaux vibrants de couleurs éparses. Des Raphaël, des Titien, des Tintoret lui rendraient hommage par des coups de pinceaux fatals qui la préserveraient de la mort et de l’oubli. La regarder rendait Lucius heureux, si épouvantablement heureux, car il pouvait constater qu’il n’avait rien perdu de sa dextérité, de sa féroce emprise sur la matière flasque que constituait le corps des femmes. Il avait besoin de ça, de cette merveilleuse soumission entrecoupée de brefs moments de lucidité ; il s’en nourrissait plus que jamais, au risque d’en ressortir plus ivre qu’un alcoolique notoire.

Elle poussa un râle effrayant, douloureux et plaintif, avant d’expulser un dernier jet de fluide à l’odeur d’urine. Et Lucius éclata d’un rire clair, sonore, qui s’échappa dans l’air comme le timbre poétique d’une flûte enchantée. Si heureux, oui, si satisfait, repu. Il regarda le liquide trouble goutter de ses doigts, les yeux voilés comme s’il venait lui-même de jouir comme un odieux débauché. Geneviève frissonna, fiévreuse dans son fauteuil, les paupières mi-closes, la bouche entrouverte, les poils dressés sur sa peau parsemée de taches de rousseur. Elle semblait morte. Elle ne l’était pas. Lucius se remit debout sur ses jambes, lentement, et la contourna, laissant glisser sa main sur le visage éteint, forçant sa cavité buccale qui résista mollement à déguster le foutre incolore. Puis il jeta un œil par la fenêtre. La neige s’était doucement remise à tomber.

*

Lucius quitta la maison cossue ragaillardi. Il sifflotait en marchant, réajustant son col pour ne laisser aucune prise au froid. Il longea l’allée jusqu’au portail en fer forgé, sortit et se dirigea vers la voiture qui l’attendait dans une rue à proximité. Puis il s’immobilisa, visiblement agacé.

  • J’espère que tu as conscience de ton indiscrétion, Abaddon..., dit-il en haussant les sourcils.

Il se tourna. L’ange noir apparut dans son sillage, sa silhouette tranchant la blancheur immaculée de la neige.

  • Le spectacle t’a plu ? poursuivit-il avec dédain avant de reprendre sa route.
  • Je constate simplement que tu n’as rien appris.
  • Épargne-moi tes sermons.
  • Mes sermons ?

Abaddon se volatilisa et réapparut à ses côtés, les mains éternellement croisées dans le dos.

  • C’est ainsi que tu perçois ma sollicitude ?
  • Tu te trompes, mon ami. Ça n’a rien à voir avec de la sollicitude. Tu viens juste vérifier si ta proie s’est suffisamment gavée avant de la faucher de tes ignobles crocs.

L’ange noir esquissa un sourire.

  • Je croyais que nous nous étions mis d’accord, dit-il, imperturbable. Je te laissais gagner du temps et tu faisais en sorte que ce qui est en train de se préparer ne se produise pas.
  • Eh bien, sache que c’est très précisément ce que je suis en train de faire.
  • En forniquant avec l’infanticide ? Ce n’est pas un jeu, Lucius.
  • Et je ne suis pas un imbécile, rétorqua l’interpellé.

Ils s’arrêtèrent. Le comte remit en place une mèche qui s’évertuait à fouetter son joli nez.

  • J’ai trouvé une solution plus rapide et plus efficace que celle que tu préconises. Voilà tout.
  • Il n’existe pas d’autre solution. Es-tu si naïf ?
  • Tu es un homme de peu de foi...
  • Parce que je ne suis pas un homme. Qu’est-ce que tu comptes faire ? Créer un nephilim ? Lui voler son corps en espérant retrouver ta gloire d’antan ?
  • À peu de choses près, oui...
  • Alors tu es plus inconséquent que ce que je croyais.

Abaddon avança d’un pas.

  • Sans le prêtre, tu ne peux rien. L’Enfer s’agite pendant que tu poursuis des chimères. Dans peu de temps, je reviendrai. Et ma main te fauchera. Pas mes crocs. Ma main. C’est le néant qui t’attend, Lucius. L’usurpateur organise ses troupes. Tu ferais bien de te préparer à affronter la Mort.
  • Ce que tu peux être dramatique quand tu t’y mets...

L’ange noir fronça les sourcils.

  • Puisque c’est ainsi que tu le prends..., souffla-t-il juste avant de disparaître d’un battement d’aile.

Lucius se retrouva seul. Et furieux. Lorsqu’il gagna sa voiture, il claqua la portière derrière lui, attirant le regard stoïque de son jeune chauffeur.

  • Quelque chose ne va pas ? demanda ce dernier.
  • Emmène-moi loin d’ici.

Le rouquin acquiesça et démarra. Ils roulèrent en silence et quittèrent Tempérance pour s’enfoncer dans la vallée, en direction du domaine de Hautepierre. Le manoir où logeait Lucius avait des allures de demeure hantée avec les doigts griffus des arbres dénudés qui l’écorchaient, mais c’était là la plus belle des habitations de la région. Elle était ceinte d’un parc boisé où une faune sauvage avait trouvé refuge. Les cervidés se partageaient le territoire avec les sangliers, les mouflons et les oiseaux de toutes tailles et de toutes les couleurs. En fermant les yeux, il n’était pas rare d’entendre le chant strident du martin-pêcheur perché au-dessus d’un des nombreux étangs parsemant l’immense domaine, ou les pas silencieux du cerf élaphe en quête de sapins ou de bourgeons pour se nourrir. Tout cela, l’hiver, était bien entendu relativement endormi. Mais si l’on tendait l’oreille, si l’on se laissait gagner par l’atmosphère songeuse de la forêt, on saurait qu’à Hautepierre, nul ne demeurait jamais seul.

Lucius monta les marches en pierre lézardées et pénétra dans le manoir alors que ses portes s’ouvraient pour l’accueillir. Les lumières jaillirent et se propagèrent à mesure qu’il avançait, suivi de son chauffeur maintenant dévoué à son rôle de majordome. Celui-ci rattrapa le manteau et l’écharpe que le comte fit choir sur son passage tandis qu’il grimpait l’escalier afin de se rendre dans ses quartiers. Un bain. C’était ce à quoi il aspirait. Un bain et du calme. Pour réfléchir. Ou oublier.

  • Yekun, somma-t-il.

Et le rouquin disparut, comprenant tout de suite l’ordre implicite derrière le ton las de cet appel. Lucius poursuivit son chemin bordé de tableaux et de tapisseries anciennes jusqu’à la chambre qu’il occupait. La porte qui menait à la salle de bain était ouverte. Lorsqu’il entra, Yekun disposait des serviettes dont le parfum de fraîcheur se mêlait à celui des pétales de roses qui voguaient sur l’eau de la baignoire. Les mains du rouquin délaissèrent les tissus blancs pour se jeter sur le comte. Elles le déshabillèrent méthodiquement, avec douceur et habileté. Et bientôt, Lucius se prélassait dans une eau chaude et bienfaitrice aux effluves de roses.

  • Tu es soucieux ? demanda Yekun en préparant le shampoing.
  • Comment ne le serais-je pas avec un vautour qui rôde au-dessus de ma tête en attendant le prochain faux pas ?
  • Abaddon est inquiet lui aussi. Autrement, il ne t’aurait jamais aidé à sortir.
  • Peut-être joue-t-il double jeu. Après tout, il n’a jamais vécu que pour la destruction.

Yekun glissa ses doigts dans la chevelure noire et massa doucement.

  • Il a le souci de l’équilibre, tu le sais aussi bien que moi, le rassura-t-il. Et cet équilibre est sur le point d’être rompu.
  • Et que suis-je censé faire dans une enveloppe où le seul pouvoir qui m’est accordé est celui d’exciter une bande de bouseux aux dents pourries ? s’énerva Lucius en se redressant subitement.

Mais Yekun lui agrippa les épaules et le ramena avec gentillesse dans sa position initiale afin de poursuivre son shampoing.

  • C’était ça, ou la défaite, affirma-t-il tranquillement. Cela n’a-t-il rien donné avec la veuve Boisseau ?
  • Évidemment que si. Elle doit toujours être en train de cuver les cuisses à l’air dans son salon. C’est le prêtre qui m’ennuie. Il n’est pas réceptif. C’est d’autant plus contrariant qu’il peut déceler ma nature.
  • Il suffit d’une faille pour que tu t’y engouffres.
  • Il n’en a pas.
  • Tous les humains en ont. Et si tu ne la trouves pas, il suffit de la créer en lui prenant ce qu’il chérit.

Lucius arqua ses sourcils. Yekun se leva pour atteindre le pommeau de douche et en faire gicler une eau claire.

  • Tu penses à l’église ? interrogea le comte.
  • L’église. Ses fidèles. Ses projets. Tout. Et il se soumettra. Comme les autres.

Le regard du rouquin s’était enflammé à cette évocation. Et cela rendit le sourire à Lucius. Il s’enfonça un peu plus confortablement dans son bain et jubila.

  • Tu sais, Yekun, c’est cette vivacité d’esprit qui fait que tu es sans conteste mon préféré...

Le majordome s’agenouilla à ses côtés :

  • Et c’est aussi elle qui m’a poussé à te suivre le premier, répliqua-t-il dans un souffle.

La neige tomba drue au-dehors. On aurait dit que le ciel descendait plus bas, qu’il s’attelait à dévorer la cime des arbres. Les bruits de la nature se tarirent sous les lourds flocons de laine. Les ailes d’un papillon aux yeux rouges vibrèrent pour troubler le mutisme de la forêt.

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