Chapitre Ⅰ (2/2)

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L’église abbatiale était située non loin, gisant au creux de la beauté laiteuse des montagnes, son toit recouvert d’une épaisse couche de neige amoncelée. Le ciel semblait peser sur les épaules tant il était chargé de brume hivernale, courbant les dos sous leurs gros manteaux. Lucius, lui, fendait le tapis neigeux d’un pas aérien, vêtu d’une simple gabardine noire qu’il avait négligemment noué à la taille. À l’aise dans son corps étroit, le froid n’avait aucune prise sur sa peau diaphane. Il rayonnait comme un cristal au clair de lune, réclamant d’une voix grêle mais suave des précisions sur l’histoire de l’architecture qui s’étendait devant lui. Le père Emmanuel répondait, le regard fuyant, mais ravi de constater un tel enthousiasme pour le bâtiment millénaire. Une fois dans la nef, il eut tout le loisir de l’éduquer, Lucius s’abreuvant des données avec la même naïveté déliée qui caractérise les enfants. Il posait des questions, coupait la réponse d’un geste sec de la main pour terminer les phrases du prêtre avec une sagesse désarmante. C’était agréable. Lucius faisait peu de cas des chiffres et des budgets. Ce qui l’intéressait, c’étaient les pierres, les secrets qu’elles recelaient lorsque les moines occupaient encore les lieux.

Ils quittèrent la nef par la porte de la Vierge, couronnée d’une somptueuse Madone gardée par ses anges triomphants, et pénétrèrent dans le cloître, bâti au quatorzième siècle afin de remplacer un édifice roman. En se promenant dans ses travées, Lucius eut le plaisir d’admirer les clés de voûte sculptées des signes du zodiaque, ainsi que les peintures murales qui allaient nécessiter son concours. Datant de la première moitié du quinzième siècle, elles représentaient le cycle de la vie de Marie dans un contexte médiéval, dévoilant les coutumes, les vêtements, l’architecture de la région à cette période. Il y eut beaucoup à dire sur l’état dégradé de ces peintures, sur les intempéries qui les avaient balayés, ne laissant parfois qu’une infime trace de ce qu’avait été le passé. Mais Lucius y croyait ! Emmanuel n’en douta point lorsqu’il l’entendit détailler les besoins, les moyens qu’il comptait déployer pour sauver le cloître. Monsieur Kemel avait raison. Un saint homme avait répondu à l’appel et le prêtre se chargerait de lui montrer voie.

Ils sortirent, rassérénés par leur échange, pour rejoindre la place de l’église. Là, des enfants jouaient, s’époumonant entre deux boules de neige lancées à la va-vite avant de plonger pour s’en protéger. Le père Emmanuel sourit devant cette démonstration d’insouciance. Il les aurait rejoints s’il n’était pas tenu par ce rendez-vous.

  • C’est une vraie chance de vous avoir avec nous, Monsieur de Saint-Ange, dit-il, ému par la bataille enfantine qui se déroulait sous ses yeux. Nous avions bien essayé de contacter des associations et organismes afin de valoriser notre patrimoine, mais nous avons trouvé porte close à chaque fois. Personne ne se soucie de ce qui se passe dans ces montagnes. Nous n’avons ni domaine skiable ni personnalités influentes pour éveiller l’intérêt de nos concitoyens alors...
  • Alors... il se pourrait bien que ce soit la Providence, coupa Lucius, le visage tranché d’un sourire en coin.
  • La Providence ? Vous y croyez ? s’étonna le prêtre en émettant un faible rire.
  • Mon père, reprit Lucius d’un air languide, ramenant l’une de ses mèches de cheveux en arrière, n’est-ce pas là l’idée la plus douce qui soit ? Que Dieu est avec vous, et moi, en ces lieux, à cette heure, au milieu de ces ruines oubliées ? N’y voyez-vous pas un signe évident du destin après avoir tant douter de pouvoir sauver le cloître ?

Le prêtre rougit. À vrai dire, oui. Il s’était démené, avait presque failli abandonner quand il s’était rendu compte que personne ne se manifestait, malgré ses lettres, ses appels, et même la vidéo qu’il avait fait tourner aux enfants du caté pour la poster sur les réseaux... Puis il avait eu le maire au téléphone, heureux comme un pape, bafouillant des « C’est incroyable ! C’est incroyable, mon père ! Une si grande famille ! Ici, à Tempérance ! C’est à vous faire croire en la grande mansuétude de Dieu ! ». Alors si celui-ci veillait véritablement sur Tempérance, s’Il nourrissait pour la vallée de grands projets et si Emmanuel y tenait une place particulière, il était bon de croire qu’il s’agissait de Providence. Mais un picotement dans la nuque le fit tressaillir. Son instinct mit ses sens en alerte. Il croisa les ténèbres opaques du regard de Lucius. Ne sut ce qu’il devait y lire. Il eut froid, le cœur cloué au thorax, et, impulsivement, fit un pas en arrière.

Des enfants les percutèrent, mettant fin à la douce épouvante qui saisissait le jeune prêtre.

  • C’est vous qui allait sauver notre église ?
  • Hein, c’est vous ? Dîtes ! Dîtes !

Lucius posa sa main gantée sur la tête de l’un de ces charmants marmots et lui sourit, un sourire qui coula comme du sirop sur sa trop jolie face, et l’enfant étira ses lèvres en retour, les yeux exorbités, la mine radieuse comme le soleil, et il cria, exalté du plus profond de son être :

  • C’est lui ! C’est bien lui ! Je vous l’avais dit !

Et Dieu sait pourquoi cette scène provoqua un malaise chez le prêtre. Cette soudaine joie sur la petite bouille enfantine, cette impression de temps ralenti, ce sentiment de danger imminent... Il ravala les battements de son cœur. Plus loin, une Berline noire aux vitres teintées s’arrêta. Et Lucius s’éclipsa, suivi des enfants qui tiraient sur son manteau pour lui demander de rester, rester encore un peu, juste un tout petit peu, comme s’il risquait de disparaître pour ne plus jamais revenir. Pourquoi Emmanuel se sentait-il si tourmenté ? Il se raisonna. Il était fatigué. Le départ de Lucius coïncida avec une baisse d’énergie subite. Il rentra chez lui, à la maison paroissiale, jeta ses affaires sur le canapé, alluma la télé :

« Au sommaire de notre émission aujourd’hui : le soutien de Ronald Grump au nouveau président argentin, Roberto Videla. Les tensions s’accentuent au Proche-Orient, le dispositif militaire irakien inquiète l’état d’Israël qui menace de rompre le cessez-le-feu. Écologie : la montée des eaux ravage l’Asie du Sud-Est. Une migration massive des populations sinistrées vers l’Europe affole les dirigeants. La présidente Océane Vendebout présentera son discours devant la Cour européenne des droits de l’homme : « La protection des frontières est la priorité absolue », dit-elle au micro de OneNews. Bonjour à tous, il est seize heures et vous êtes avec Marina Lawilowski et Jonathan Barbeduc. »

L’écran grésilla. Emmanuel se dirigea vers la cuisine où il mit en marche la bouilloire. Sur la fenêtre, un papillon se posa, noir comme la nuit, velu au thorax, les écailles sur ses ailes reflétant la lumière froide du soleil. Il n’avait rien à faire là.

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