Chapitre Ⅰ (1/2)

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Avec l'aube viennent les premiers rayons de lumière du soleil.

Loue et adore le Fils de l'Aube.

Le père Emmanuel était doté d'une de ces beautés fades et vaporeuses, qui lui assurait la franche sympathie des hommes et l'amicale tendresse de la gent féminine. Cette dernière le considérait d'un pieux respect, légèrement impressionnée par sa haute taille, mais séduite par la bienveillance naturelle de ses traits sans âge. Ni farce ni malice dans son regard d'eau. On l'appréciait pour sa simplicité et le dévouement sans faille dont il faisait preuve envers la communauté, isolée dans son petit village de montagne humblement baptisé du nom de Tempérance.

Ah ! Tempérance et son abbaye ! Son église Notre-Dame-de-l'Espérance et son cloître à l'architecture gothique ! Le tout cerné par des cimes enneigées griffant le ciel de leurs pointes acérées ! Chaque jour, la silhouette longiligne du père Emmanuel coulait lestement sur les pavés du douzième siècle de ce modeste bourg qui l'avait accueilli peu de temps après son ordination, s'impliquant dans les activités de la commune de deux mille habitants, la foi chevillée au corps comme un blason brandi durant une percée au front. C'était un combat que menait le curé. Une lutte acharnée pour raviver la flamme de la religion dans des cœurs trop souvent meurtris et piétinés par la société. Personne ne se souciait de ces pauvres gens qui n'apportaient rien à la nation. Même le tourisme avait délaissé cette contrée reculée, trop éloignée des axes routiers, malgré la beauté de ses sites patrimoniaux. Le prêtre lui-même ne manquait jamais de se perdre dans ses forêts, sur ses chemins escarpés menant au lac où il s'adonnait à la pêche en compagnie des marmottes et de leurs clapotis dans l'eau.

L'hiver était rude à Tempérance. Cette année-là ne faisait pas exception. La vallée dans laquelle se nichait le village était déjà recouverte d'une neige dense et sans tache. Les fermiers qui produisaient le fromage local avaient rentré leurs bovins. Les habitants avaient fait leur réserve de bois ou de fioul pour la saison. Avec les quarante centimètres tombés la nuit dernière, les voitures étaient à l'arrêt et les enfants, sortant du cours de caté, s'en donnaient à cœur joie dans les rues immaculées. Emmanuel se réjouissait de leurs cris aigus et de leurs rires, se remémorant sa propre enfance, lorsqu'il vivait chez sa grand-mère et qu'il se livrait aux mêmes jeux avec les gamins du quartier. Ce temps-là était loin. Révolu. Mais il faisait bon de s'y plonger, parfois, en pensées, pour se donner le courage de poursuivre la mission dont il se sentait investi. Dieu était partout. Il suffisait de faire preuve de patience afin d'ouvrir les yeux de ceux qui en doutaient encore. Et par chance, la tâche n'était pas si difficile dans ce village dont l'histoire était intimement liée à celle de la chrétienté. Les moines avaient déserté l'abbaye, la vallée avait subi la persécution religieuse de la Terreur de 1793, mais les paysans avaient conservé leurs traditions depuis des siècles maintenant, et il aurait été étonnant de les voir disparaître alors qu'un jeune curé venait apporter un souffle de fraîcheur et de renouveau en dépoussiérant les bâtiments abandonnés.

Le père Emmanuel se réjouissait, oui. En cette fin de matinée, il avait rendez-vous avec le maire du village qui devait lui présenter un nouvel arrivant dans la vallée. Un saint homme, avait-il dit, doté d'une improbable générosité et qui souhaitait donner à l'église par pure bonté d'âme. Que de louanges avait-il entendues sur ce mystérieux inconnu ! Emmanuel se faisait une joie de le rencontrer ! Il passa en hâte devant la place de l'église et franchit la petite porte en bois de la vieille bâtisse sans coquetterie qui tenait lieu d'hôtel de ville. À l'étage, le rire détonnant de Monsieur le maire fusa de derrière la porte de son bureau et quand Emmanuel entra, il le découvrit, le visage bouffi par son hilarité, comme pris dans les joies de l'ivresse, assis face à ce qui aurait pu être une apparition fantastique.

Une étrange créature était installée devant le maire. Créature car Emmanuel n'aurait su dire s'il s'agissait là d'un homme ou d'une femme, d'un adolescent ou d'un adulte, d'un ange ou d'une personne de chair et d'os. Était-ce dû au halo lumineux que formaient les rayons du soleil filtrant à travers la fenêtre pour s'accrocher à son crâne ? Crâne qu'il avait joli d'ailleurs, menu comme celui d'une jeune fille, paré d'une chevelure noire qui pourtant scintillait de reflets mordorés et s'échouait délicatement sur la nuque gracile maintenant sa tête.

  • Oh ! Mon père ! Entrez, je vous prie ! Entrez donc ! s'exclama joyeusement le maire.

Emmanuel crut sincèrement qu'il était ivre. Jamais il ne l'avait vu de si bonne humeur.

  • Venez que je vous présente Monsieur le comte, ajouta-t-il, ses gros bras tendus vers son invité.

Le prêtre s'avança timidement, prit un siège et s'installa auprès du dit-comte qui lui souriait, ses lèvres souples et roses arquées à demi, dans un mélange de douceur et d'énigme. Une odeur florale émanait de lui, comme du jasmin rehaussé d'un miel doux et chaud, qu'on aurait sucé sur les doigts avec délice si les convenances l'autorisaient. Quel regard il lui lançait ! L'homme avait les yeux si noirs qu'on les aurait cru atteints d'aniridie ! Noirs et pourtant brûlants, enveloppants, glissant sur le visage du prêtre, son nez, sa bouche, jusqu'à errer dans ses cheveux blond vénitien et provoquer une gêne palpable chez l'homme d'église, qui finit par rougir quand il tendit une main fine pour la lui serrer mollement.

  • Mon père, commença-t-il d'une voix si suave que le prêtre en déglutit, c'est un plaisir de vous rencontrer. Monsieur le maire n'a cessé de me faire le compte de vos bonnes œuvres depuis votre arrivée à Tempérance.
  • Monsieur Kemel a sûrement un peu exagéré la situation...
  • Allons bon ! s'écria le maire. Votre modestie vous honore, mais elle est décourageante pour les moins saints d'entre nous ! Monsieur le comte, vous ai-je raconté comment le père Emmanuel a insufflé un nouveau souffle de vie à notre humble bourg ? Avant sa venue, jamais je n'aurais cru possible de voir de nouveaux habitants s'y installer avec entrain ! Grâce à son aide, nous avons réussi à garder notre école ouverte, quand bien même le gouvernement s'acharnait à nous mettre des bâtons dans les roues ! Ces satanés bureaucrates ! Par chance, Dieu était avec nous en la personne du prêtre !
  • Plaît-il au prêtre qu'on parle ainsi de lui comme s'il n'était pas dans la pièce ? s'amusa le comte, sans toutefois laisser poindre une émotion sur son beau visage.

Le père Emmanuel se racla discrètement la gorge.

  • Et si nous revenions à l'objet de cette visite ? reprit-il d'un ton solennel, s'efforçant de paraître sérieux. Monsieur le maire m'a confié votre désir de participer à ces... bonnes œuvres. J'en suis fort aise et particulièrement reconnaissant. Êtes-vous au fait des travaux entrepris pour rénover le cloître ?
  • Je serai même ravi de vous y accompagner afin de m'en faire une meilleure idée...
  • Bien sûr, bien sûr, coupa le maire. Mon père, auriez-vous quelques minutes à accorder à Monsieur le comte de Saint-Ange pour une visite guidée de notre bonne vieille église ?
  • Je vous en prie, j'aimerais autant que vous cessiez d'employer mon titre. « Monsieur le comte » me semble un peu pompeux dans ces circonstances, et c'est avec humilité que je me suis présenté à vous.
  • Fort bien, fort bien, Monsi... Comment diable suis-je censé m'adresser à vous ?

Le comte sourit de toutes ses dents, petites et blanches comme celles d'un enfant ; sourire qui ne gagna pas ses jolis yeux brillants, et il répondit :

  • Lucius fera parfaitement l'affaire.

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