Prologue

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Lucius, treize ans, savait qu'il n'aurait jamais dû se lever ce jour-là. Il l'avait senti, le visage enfoui dans le tissu rêche de son oreiller, le corps cloué au matelas miteux, plié sous la toile grenue qui lui servait de drap. Il faisait froid. La chaudière avait encore dû lâcher durant la nuit et les réparations tarderaient par faute de moyens. Les gamins passeraient des jours à se les geler au milieu des locaux défraîchis, abandonnés de tous, même de Dieu, dont la représentation sur la croix rivée aux murs des dortoirs ne signifiait plus rien à personne.

Lucius, treize ans, savait que quand Benjamin lui avait fourré le nez dans son bol de petit-déjeuner ce matin-là, il n'aurait jamais dû quitter son lit. Il aurait dû refuser, protester, simuler la folie en criant fort, très fort, tapant des pieds et des mains jusqu'à ce qu'on l'évacue de l'orphelinat pour le porter à l’hôpital. Là, il aurait dormi, il aurait mangé, sans se soucier des brimades, des monstres qui se glissaient dans la chambre pour lui voler des bouts de son âme.

Lucius, treize ans, savait qu'il aurait dû se dérober quand Jude et les autres étaient venus lui proposer ce plan génial, inratable, qui filerait les glandes au gros Duplantier, le monsieur du bar-tabac qui ne faisait pas sa caisse le samedi soir, parce qu'il était de toute façon trop ivre pour s'en occuper. Lucius aurait dû leur dire que c'était une mauvaise idée d'entrer chez ce vieux pochtron qui possédait un vingt-deux long rifle dans sa maison et s'en vantait à tour de bras, la gueule boursouflée par l'alcool, la voix sèche et rauque comme d’outre-tombe, la main leste quand il s'agissait de corriger sa bonne femme devant tout le monde.

Tout ça, Lucius le savait. Il l'avait pressenti. Mais il s'était laissé entraîner parce que pour une fois, on avait besoin de lui. « Viens avec nous », avaient-ils dit, « T'es le plus petit, y a que toi pour passer par la fenêtre et nous ouvrir de l'intérieur. Le gros Duplantier, il laisse toujours ses clés traîner sur le bar avant d'aller se pieuter ». Alors Lucius s'était faufilé par la fenêtre qu'ils avaient cassée, il avait trouvé les clés là où on le lui avait dit, il avait ouvert le store métallique et les autres étaient entrés. Il les avaient regardé pendant qu'ils pillaient le bar, la caisse, sans même se soucier du bruit, sans non plus se douter que le gros Duplantier ne dormait pas. Et comme c'était le genre de bonhomme qui ne pinaillait pas, il alla directement chercher son fusil avant de descendre pour les tirer comme des lapins.

Lucius se souvenait qu'ils avaient fui. Il se souvenait des cris, de la voix du gros Duplantier qui précéda les coups de feu. Dans la rue, il avait presque cru s'en sortir. Ç’aurait fait une bonne histoire à raconter à tous ceux du foyer. Ils en auraient ri en se partageant leur maigre butin, et Lucius serait devenu quelqu'un. Mais au moment de tourner au carrefour, une douleur fulgurante dans le dos stoppa sa course et il vacilla, tomba à genoux, puis face contre terre, la vision troublée par un voile gris, presque noir. Étendu sur le bitume, il voyait encore les pieds de ses amis marteler le sol et partir plus vite, encore plus vite, alors que la voix de Duplantier commençait à se rapprocher.

Lucius n'avait jamais su sa date de naissance, mais il connaissait pour sûr celle de sa mort. C'était aujourd'hui, à n'en point douter. Un jour où la nuit avait été trop noire, le froid trop mordant, un jour où Lucius aurait préféré larver dans un lit trop dur plutôt que sur l'âpre bitume d'une ville desséchée. À cette vie misérable qu'il avait eue, il fallait bien une mort aussi injuste et vide de sens. Il entendit des gens crier, vit peut-être des lumières s'allumer, des sirènes clignant et sifflant de plus en plus près. La police ? Une ambulance ? Qu'allait-on faire du gros Duplantier qui continuait de s'agiter armé de sa vieille carabine ? Allait-on l'embarquer pour de bon cette fois ? Ce serait une bonne nouvelle pour Madame Duplantier. Lucius aurait pu en sourire s'il n'avait pas eu les traits si figés.

C'était bien trop tard pour les secours, il le sentait. Au loin, la Mort avançait sous la lueur blafarde des lampadaires pour venir le faucher. Elle glissait lentement sur le sol sous la forme d'une ombre, atténuant le bruit autour, ralentissant le temps, jusqu'à s'arrêter complètement quand l'immense tache noire fut à sa hauteur.

  • Lucius...

Une voix étrange. Ni féminine, ni masculine. Vaguement humaine. Il ne l'entendit pas dans ses oreilles. Plutôt... Plutôt dans sa tête. Comme s'il était devenu télépathe.

  • Aujourd'hui, tu vas mourir, toi qui n'as connu ni le sein de ta mère, ni la main de ton père, tu vas mourir comme l'insecte que tu as toujours été, et personne ne se souviendra de toi.

Lucius cligna à peine des yeux. L'entité s'était penchée sur lui.

  • Si d'avance, on parvenait à te sauver, tu ne serais plus qu'une coquille vide, un fardeau pour les tiens, un fardeau pour toi-même. La mort serait bien plus douce que le sort qui t'est réservé, une vie où tu ne connaîtrais ni joie, ni amour, ni rien de ce qui motive l'existence de l'homme sur la terre. C'est ainsi que l’Éternel l'a voulu. Te voilà sacrifié sur son autel, pour Lui qui prend plaisir à l'oblation et aux holocaustes. Un sacrifice de justice, qui convient à El-Shaddaï, car ton ignominieuse naissance fait pleurer les anges. Entends-tu, Lucius ? Il n'y a point de salut pour ton âme. Tu as vécu pour cesser d'exister en cet instant.

L'enfant voulut parler, mais l'acier du sang envahit sa bouche pour ne laisser sortir que des borborygmes visqueux et sanglotants.

  • Ton corps est inutile. Parle avec ton esprit, tant que tu le peux encore...
  • Pourquoi ? gémit mentalement Lucius. Pourquoi dois-je mourir aujourd'hui ?
  • Pour le salut de tous, Lucius. Mais le temps nous est compté et rien de ce que je te dirais ne te permettrait de partir en paix.
  • Est-ce que je vais aller en Enfer ?
  • Il existe une autre voie...

Une lueur d'espoir faillit naître dans les yeux du garçon :

  • Laquelle ?

L'ombre se pencha encore.

  • Le Shéol, Lucius. Là où vont les âmes dans l'attente du Jugement Dernier. Mais sache que le seul sacrifice qui convient à Dieu est un esprit brisé, un cœur broyé et humilié, car ça, Dieu ne le méprise point. Tu as une chance d'être sauvé de la peur, de la haine, de la mort et de la violence. Ta naissance sera pardonnée. Il te suffit de répondre « oui » à la question qui te sera posée.

Alors Lucius écouta très attentivement. Il n'eut aucun mal à céder. Sur l'un des lampadaires, des papillons de nuit s'étaient agglutinés, voraces, engloutissant la lumière estompée par les globes de verre dépolis. Il ne sentit plus rien, aucun son ne lui parvint. Le fameux tunnel dont on avait tant entendu parler ne l'aspira pas pour l'emmener dans des bras doux et aimants, au milieu d'une prairie ensemencée de fleurs et d'herbe verte et humide. Il ferma les yeux, eut juste le temps d'un dernier soupir, puis une larme roula le long de sa joue rebondie.

*

* *

Quelque part en Suisse romande, juché sur sa colline verdoyante, un château abrite le corps d'un vieillard mourant. Derrière les gracieux vitraux datant du Moyen-Âge, il gît sur son lit, les yeux fermés, le visage dissimulé derrière un masque à oxygène, de fins tuyaux reliés à ses bras dont la peau parcheminée semble se détacher de ses muscles atrophiés. Il est vieux, très vieux. Le bruit de sa respiration lente mêlé au bip des machines ajoute à l'atmosphère inquiétante. L'homme exhale douloureusement des miasmes putrides qui imprègnent ses draps, les murs, toute la chambre richement décorée de bronze et de dorures. Il n'en a plus pour longtemps, il le sait, mais il tient bon, comme il l'a fait ces cent-dix dernières années.

Le comte Odon de Saint-Ange a gravi des montagnes de pierres étincelantes, baigné au milieu de sardoine, de topaze, d'or et de diamant, s'est drapé de soie, de velours, de taffetas. Il a trompé la mort plus d'une fois, tirant les ficelles aux côtés des puissants alors que son nom et sa famille étaient voués à la ruine et à l'oubli. Quand un ange noir lui était apparu, lui promettant gloire, fortune et éternité, il n'avait pas douté. Une parfaite obéissance lui garantirait une place de choix auprès de ses paires et la Mort ne viendrait qu'au crépuscule de l'humanité. Ce jour-là signifierait la fin de tout, mais le comte serait épargné pour avoir servi. Ce qui se passerait après était resté nébuleux, toutefois, l'homme ne s'en souciait guère. Il avait fait ce qu'il fallait, guidé par son désir de vie, sa quête de pouvoir, sa soif de puissance.

Ceux qui l'avaient connu hier ne le reconnaîtraient pas aujourd'hui. Affaibli, diminué, à l'article de la mort. Mais quand il y pense, il ne regrette rien. Il tousse, sa poitrine le brûle, sa gorge s'enflamme. Il tend une main décharnée pour appeler, mais la porte s'ouvre sur un bruit grinçant. L'air se rafraîchit. Il sait ce qui approche. Il cligne des paupières et ouvre grands ses yeux malvoyants. L'ange noir est entré. Il envahit son champ de vision de toute sa stature. Aujourd'hui, il est élégant, vêtu d'un costume ajusté, tout de noir évidemment, comme sa peau, sombre et lisse, sans l'ombre d'une imperfection.

  • Abaddon..., murmure le vieillard.

C'est ainsi qu'il se nomme. Il avance, se penche sur le mourant, son crâne luisant sous la lumière voilée des appliques. Il n'a pas pris une ride, contrairement à l'homme qui accuse son âge dans ses draps saturés d'une odeur moisie, le corps couvert d'escarres purulentes.

  • Est-ce aujourd'hui ? articule-t-il difficilement.

L'ange acquiesce, imperturbable, et se tourne légèrement, sa main gantée ouverte en direction de la porte. Là, un adolescent entre, la peau blanche comme le lait sous son costume noir et suranné. Il semble irréel, irradiant de la beauté merveilleuse et asexuée de son jeune âge. De près, il est plus bouleversant encore, ses grands yeux d'encre cherchant l'iris transparent du vieil homme. Il laisse derrière lui un parfum capiteux, le temps semble s'être arrêté devant la grâce et la douceur de ses mouvements. Le comte reconnaît celui qu'il a servi toute sa vie, celui par qui tout finit. L'enfant lève la main, lui sourit, découvrant ses dents de perle d'une blancheur accablante, et la pose délicatement sur sa poitrine creuse et fatiguée.

  • Monseigneur..., souffle le vieillard. Ai-je accompli ma tâche ?
  • Absolument, vieil homme. As-tu eu une belle vie ?
  • Oh... mon dieu... oui... Oui... !

Mais quelque chose se tord dans le beau visage de l'enfant. Son sourire se fige, le velours de ses yeux noirs brûle d'une étrange flamme, elle engloutit la chambre et bien au-delà.

  • Dieu est amour, dit-il en comprimant la poitrine du mourant de la paume de sa main. Et je ne t'aime pas.

*

* *

Le lendemain, on retrouva le comte de Saint-Ange là où on l'avait laissé : le corps bizarrement racorni dans son grand lit, le visage pétrifié dans une douleur qu'auraient dû éviter les opiacés, les bras levés vers quelque chose d'invisible. On disait au village que la vieille carne avait dû voir la mort en face, lui qui l'avait infligée à tant d'innocents par son commerce diabolique. Combien de cadavres sous les bombes, les chars, les balles perforantes que son entreprise vendait au plus offrant ? Depuis plus de deux-cent ans, le comte et sa famille n'avaient laissé que la guerre et le sang dans leur sillage. Le vieux célibataire méritait bien de mourir dans la souffrance la plus indicible, honni et oublié de tous dans sa demeure affreusement arrogante. On imaginait bien la bataille judiciaire qu'allait mener les membres de son cercle proche pour faire main basse sur ses biens, ses actions, tout ce qui avait fait de lui l'un des hommes les plus puissants de ces dernières décennies. Or, on apprit qu'il y avait un héritier. Un seul. Un garçon qu'il aurait adopté, légataire universel, sans possibilité de recours pour les rapaces qui avaient patiemment guetté le trépas du vieil homme. Quelle drôle d'idée il avait eu là ! Un orphelin ? Ramassé dans la couche la plus fangeuse de la population ? Peut-être était-ce sa dernière et unique BA. Peut-être méritait-il enfin son céleste patronyme et qu'il pourrait frapper aux portes du Paradis.

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