6. Une étincelle

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Mardi 27 novembreASHLEY

Enfin libre !

Fichu dossier Fabre, j’ai cru qu’on n’allait jamais s’en sortir. Surtout à cause d’Éric qui s’est mis en tête de raconter mes agissements à Vince. Tous deux s’amusant par la suite à me regarder en biais et cherchant, malgré moi, ce qui clochait. Mais rien, bordel ! Ou peut-être est-ce l’arrivée de cette femme ? Elle réveille des souvenirs, d’événements dont je suis le principal acteur, des flashbacks que j’aurais préféré fuir et dont les conséquences qui se ressentent toujours aujourd’hui… Elles consument encore mon cœur au centre d’un brasier, n’y laissant comme preuve de son existence qu’un amas de cendres et un charbon ardant.

Merde ! Ferme les yeux, respire.

L’étoile, mon étoile n’éloigne plus les ombres depuis bien longtemps. Plus depuis que cette fourbe est attachée à mes filets. Et ce n’est pas demain la veille que je parviendrai à m’en débarrasser. Cette femme est trop agrippée à l’argent pour lâcher sa prise. N’est-ce pas, madame Jeanne DE CŒUR ? Vous en avez tué un, le deuxième est assez jeune pour tenir la route encore quelques années…

Je n’en peux plus. Mes épaules me tirent, ma main m’arrache presque la touffe de cheveux que je maintiens entre mes doigts. Ma poitrine se serre meurtrie par ce passé. Ce départ, cette fin. Cet écho lointain et pourtant si prés. Merde ! J’ai besoin de souffler, sortir, m’aérer l’esprit. Un bon défouloir serait parfait. Je connais d’ailleurs le moyen idéal. La baise ! Mais… aussi étrange que cela puisse paraître, mes pensées sont envahies par une seule et même personne, dont le prénom s’encre sur mes paupières closes. Cassie.

— Ash…

Ce murmure… Je l’ai entendu, perçu plus d’une fois dans mon esprit sans pour autant avoir sa présence en face à moi. Mais elle n’est pas là. Celle qui prononçait mon prénom avec douceur, inquiétude et qui parvenait, à tout moment, à me faire revenir sur terre. Calmer mes coups de chauds. Être ma boussole dans le brouillard qu’était ma vie à cette époque. D’ailleurs… ne serait-il pas plus opaque aujourd’hui ?

Pesant au-dessus de moi, tels les fils d’une marionnette en action. Purée ! Pourquoi j’en suis revenu à mes tourments ? N’étais-je pas censé me concentrer sur mon assistante ? Vince en est persuadé, elle doit devenir mon chocolat pour Noël. Et Éric semble de cet avis. Entente rare dont je devrais profiter. Qui sait ? Demain, ils se disputeront encore sur un sujet comme la couleur de cheveux des femmes.

Les doigts toujours crispés dans les miens, je sens mon bras trembler. D’ailleurs, les secousses ne s’arrêtent pas à celui-ci, glissent pour s’emparer de tout mon corps. Un frisson les accompagne et termine son chemin le long de ma nuque. Le picotement que je ressens me glace le sang. C’est comme si… comme si mon être se rappelait de ces sensations. À la fois perturbantes et exquises. Seule, une personne parvenait à provoquer de telles contradictions chez moi.

— Ashley !

— Stella.

— Quoi ? Non ! Je suis… je suis Cassie. Personne d’autre. Juste Cassie.

La voix confuse qui me répond me ramène à la réalité. Mes yeux s’ouvrent et sont happés par les prunelles cristallines de mon assistante. Elle m’apparaît comme stressée, presque choquée. Ses traits sont figés dans une moue perplexe. Elle m’observe, détaille mon visage avant de reprendre une posture droite. Quoi ? Qu’ai-je dit ? Mes lèvres se serrent et d’un mouvement instinctif, je ne peux m’empêcher de mordiller la chair inférieure de celles-ci.

Mais merde !

Elle répète mes gestes. M’offrant sans le vouloir un spectacle des plus exquis. Sa lèvre charnue coincée entre ses dents, son regard s’évadant dans le mien. Je ne me contrôle plus. Mon corps agit sans mon accord. Pousse mon fauteuil loin de mon bureau, se redresse, avance de quelques pas. Mon buste se poste à cinq centimètres de Cassie. Elle ne recule pas. Ne bouge pas, dans l’attente de mes actions.

Mon pouce se mouve et caresse avec délicatesse la peau sensible qu’elle mord. Son souffle chaud à l’effet d’un baiser sur mon épiderme. Notre rapprochement, comme une évidence, me transporte dans une bulle de réconfort et d’… Non ! Ash qu’est-ce que tu fais ? Une lueur étrange transperce son océan limpide quand je me détache d’elle et que la connexion entre nous n’est plus palpable, mon bras retombant dans un bruit sec contre ma hanche.

— Ta réunion. Le marketing et le graphiste patientent dans la salle d’à côté depuis… En fait, ça fait plus de dix minutes maintenant.

— Quoi ? Pourquoi tu ne m’as pas prévenu plus tôt ? Bonjour, la crise de nerfs !

— Tu ne répondais pas ! me hurle-t-elle avec assurance.

— Ah non ?

Sa tête part de gauche à droite. Ses poings se crispent. Son assurance de tout à l’heure a disparu. Il lui faut plusieurs secondes avant d’oser hausser les épaules et me contourner pour attraper le dossier Fuchsia posé sur mon bureau. Merde ! Le client… les papiers auraient dû partir en fin de matinée. Mais, j’ai perdu la notion du temps. Ressassant mes cauchemars. Un peu de douceur, c’est trop demander ?

Juste une étincelle de lumière pour éloigner les ombres un instant ? Une chaleur comme… celle-ci ! Encore dans la vague de mes pensées, ma main réagit au touché des doigts de Cassie. Pourquoi ? Elle me rassure tout en m’évitant. Me contourne pour mieux me saisir d’une émotion, d’une envie puissante de la prendre dans mes bras alors qu’elle ne fait que frôler ma peau de mon coude à mon poignet. Mince ! Cette femme est unique. Et ce n’est pas le membre planqué dans ma poitrine qui dira le contraire, ce traitre ne devrait plus savoir comment réagir… Pourtant, avec elle, c’est comme s’il reprenait vie.

— La réunion, Ash, murmure-t-elle d’un ton aguicheur en quittant mon bureau.

C’est quoi ce bordel ? La sensation de bien-être qu’elle a fait apparaître s’échappe. Ma respiration reprend un rythme normal alors qu’elle s’installe et s’active à ses occupations. Le téléphone hurlant sa sonnerie jusqu’à mes oreilles. OK. Je ne comprends rien à ce qui vient de se passer. Mais je manque de temps pour m’attarder plus longtemps. Elle a bien dit que l’équipe m’attend ?

Reprenant du poil de la bête, je me secoue et fonce vers la salle de réunion. Des hurlements s’en échappent alors que j’en approche. Je sens que le mauvais quart d’heure qui m’attend ne va pas être de tout repos. Ils sont épuisants. Mais chose surprenante, leurs paroles se taisent quand la porte se ferme dans mon dos. Sauvé ! C’est au moins ça de gagner. Ma tête n’est que trop chargée en interrogations pour qu’à cela s’ajoute une querelle de services.

— Commençons. Nous avons un panneau publicitaire de plus à charge et j’aimerais voir avec vous les plannings des prochains jours. Le marketing et le graphisme vont devoir coopérer. Pas de mais ! Fabre est un de nos plus gros clients, et l’ouverture de leur Casino est un bonus pour nous. Donc, profitons-en, énoncé-je sans détour.

— Bien. Pour le projet avec les galeristes, c’est bon.

— Par contre, nous cherchons encore cet artiste que vous voulez signer pour les décors de l’exposition nocturne en ville. Personne ne semble connaître sa véritable identité. Et même en activant les réseaux, il semble que c’est un fantôme. Une âme errante à travers nos rues, m’annonce mon graphiste.

Génial !

Je pensais qu’au moins cette partie-là du prochain projet serait le plus simple. Sauf que je me trompais. Bien sûr ! Entre ça et l’ébullition de sentiments que provoque mon assistante, je suis gâtée. Prenant note des avancées de chacun et du problème qui est le nôtre concernant cet artiste, je soupire malgré moi. Cette réunion ne fait qu’enfoncer un peu plus mon désir d’évasion. Surtout quand le thème de conclusion de celle-ci s’apparente à Noël.

— Pour le marché de Noël, nous pensions à une animation avec des illustrations de rennes et de lutins…

— Encore ces cons de rennes ! ne puis-je m’empêcher de couper le graphiste.

— Monsieur ?

Après de rapides excuses, nous poursuivons nos mises au point, nos contraintes et l’équipe au complet me fournit les derniers dossiers pour les clients de novembre. Le bilan de ce mois-ci est au beau fixe. L’entreprise roule sur la bonne voie et j’ai l’intention de la porter aussi longtemps que je le pourrais. Hors de question que De Cœur ne s’incruste une nouvelle fois dans nos papiers ! Surtout quand je sais que Jack, le meilleur ami de mon père, a tout donné pour que j’arrive à récupérer cette place.

MA place.

Respire, Ash. Pense, chocolat. Pense, Cassie.

Non, en fait ! Diriger mes idées vers elle ne m’aide pas du tout. Le picotement dans mes doigts en étant la preuve. Elle a gravé sa présence sur ma peau. Une sensation douce, comme la caresse d’une plume. Heureusement que la réunion est à sa fin, j’ai besoin de sortir de cette pièce et de m’enfermer dans mon bureau. Saluant mes employés et les remerciant pour leur travail, je me glisse dans le couloir. Tous disparaissent derrière les portes de l’ascenseur tandis que je m’empresse de prendre la direction opposée.

Mais alors que la porte vitrée ouverte de mon office patiente dans l’attente de mon passage, mon regard me trahit. Il est aimanté, attiré vers les manches relevées de la belle brune concentrée, elle, sur son écran. Et merde ! C’est quoi ça encore ? Sur son poignet qu’elle porte vers sa nuque pour enrouler d’un toc nerveux une mèche autour d’un de ses doigts, je remarque des traits d’ébène.

Opaques, sombres et pourtant lumineux. Ce dessin, je le reconnais. Et mon cœur en souffre, en est presque déchiré, lacéré pour ne battre que plus fort dans un rythme chaotique. M’enlisant dans un souvenir trop… heureux. Un moment dans ma mémoire qui, je le croyais, s’était envolé. Toute cette partie de ma vie sombrant inévitablement dans le néant. Mon souffle est court, et les images m’assomment.

Son visage si rayonnant s’affiche en gros plan dans mon esprit.

Stella.

« — Elle me cherche, elle va me trouver !

Depuis plus d’une heure, cette fille qui deux mois auparavant est venue squatter mon verre pendant une soirée, ne cesse de me provoquer encore et encore. Aujourd’hui, elle est là, assise sur le canapé du sous-sol, les fesses sur la télécommande de la télévision. Sa mission de la journée ? M’empêcher d’avoir accès à la plateforme de la console ! Mais si elle croit qu’elle peut gagner si facilement, elle se voile la face.

Stella ! Bouge. Dépêche, ou tu peux renoncer à ton chocolat chaud ! Mama ne nous les descendra pas.

Quoi ? Tu te caches derrière ta nounou pour ton chantage ? Malory m’adore ! Elle m’en fera un en cachette, s’il le faut.

Elle me nargue, tire la langue comme une gamine de cinq ans. Mais du haut de ses quinze ans, elle n’en est que magnifique. Merde ! Cette fille ne se rend même pas compte de la puissance de sa présence. Elle est électrique et surtout elle a ramené de la lumière dans mon quotidien. Tout ça à cause d’une soirée. Comme quoi, une étincelle peut se cacher n’importe où.

Alors que je m’approche d’elle dans l’intention de récupérer mon bien, au chaud sous son cul rebondi, elle tend un index menaçant vers moi. Non mademoiselle, cette tactique ne fonctionnera pas. Elle va devoir faire mieux si elle veut s’échapper de mon attaque de chatouilles. D’ailleurs son cri, mélange d’effroi et de rires, m’indique que la victoire est à moi.

Le corps de Stella se tortille sous mes assauts. Son haut, un fin débardeur remonte sur son ventre doré, m’offrant une vision sur cette peau délicate que j’aimerais explorer. Merde ! Mes pulsions d’adolescent sont de plus en plus vives. Ce n’est pas mon entrejambes qui dira le contraire, surtout pas quand un halètement involontaire s’évade des lèvres de la brunette sous moi. Mettant un terme à mes gestes.

Ashley? La télécommande, elle est par terre.

Quoi ?

Je disais…

Embrasse-moi ! m’exclamé-je en percutant ses yeux des miens.

Son hoquet de surprise me signifie qu’elle n’était pas prête à cette demande. Elle m’examine puis éclate de rire. OK. Cassie 1 — Ashley 0. Dans tes dents, mec ! Cette fille est vraiment surprenante. Elle ne cherche pas à plonger dans mon lit ni même à profiter de l’argent que mes parents me donnent presque à volonté. Une pépite d’or parmi du granit. Son rire se fane quand elle réalise que je suis sérieux.

Ses sourcils se froncent, elle pose une main sur mon torse et me repousse. Merci, le message était déjà assez clair… Me relevant, je m’installe confortablement. Elle semble hésiter, me regarde en biais avant de se lever pour fureter dans la pièce. À quoi elle joue maintenant ? Je l’observe impuissant, impatient de découvrir ce qu’elle me réserve. Souvent le retour de bâton est drôle à voir. Surtout avec elle, comme adversaire.

Tu fais quoi ? m’impatienté-je tout de même au moment où elle tend la main vers ce qui m’apparaît être une trousse de feutres à peinture.

Je cherchais un posca ! Tu vas voir, je suis sûre que tu vas adorer. Tu m’as bien dit que le dessin est une façon d’exprimer ce qu’on ressent, non ? Alors. Montre-moi ce que je suis pour toi.

Son ton est joyeux. Elle me saute d’ailleurs sur les genoux sans délicatesse. Petite vengeance de sa part, avant de me tendre la trousse remplie de feutres colorés. Le sourire aux lèvres, elle penche la tête puis dans un élan de tendresse, elle dépose ses lèvres sur ma joue. De cette simple pression, elle fait s’envoler mes doutes et renforce mon envie de sentir sa bouche sur la mienne. Elle glousse en remarquant que je ne bouge plus de peur qu’elle s’évapore.

Je ne vais pas disparaître. Je te l’ai dit. Je serais ton étoile dans la nuit.

Ma Stella…

Sa bonne humeur est contagieuse. Et sans plus réfléchir, j’attrape le feutre noir. Avant d’attaquer mon œuvre sur sa peau, je pense au meilleur endroit. À celui qui serait parfait pour accueillir le dessin qui se trace déjà dans ma tête. Son épaule douce et fragile, sa cuisse ferme et tendre ou… Son poignet. L’intérieur de son poignet gauche, celui qui suit le chemin du cœur. Ma main libre s’empare des doigts de Stella et les caresse de leur extrémité jusqu’à sa paume.

Mon exploration se termine à l’instant où sa main s’ouvre vers le ciel.

Ici, lui indiqué-je en pointant mon index vers le creux, cet interstice entre son avant-bras et sa paume. C’est l’endroit parfait.

Sa respiration se bloque alors que la mienne se calme. Je me concentre sur ma tâche. D’abord, je ferme les yeux pour visualiser le tracé du motif qui va venir habiller sa peau hâlée. Puis je souffle, frotte délicatement son épiderme. Geste qui provoque chez elle, un frisson. Elle s’électrice sous mon passage. Se tend pour mieux apprécier les mouvements du stylo qui s’actionne à présent sans trembler.

De traits fins à épais, la forme d’une première étoile s’encre sur sa peau. Un filament s’en échappe, puis deux et trois. Ils s’entrecroisent, s’emmêlent et terminent leur course sous la forme d’un mot : Stella. Mais ce n’est pas fini. Pour rendre le dessin plus harmonieux, je m’amuse à ajouter des étoiles ici et là, des lignes filantes d’une à l’autre. Le tout gravant ainsi le motif d’une étoile filante brillante et lumineuse. Une Stella dont l’étincelle se propage éloignant les ombres.

Le noir n’est plus si sombre que ça quand il représente la lumière.

Oh, Ashley… Maintenant, tu peux m’embrasser, m’annonce-t-elle avec émotion. »

Notre premier baiser.

Un passé lointain qui s’amuse à me hanter.

— Ashley?

— Pourquoi ce tatouage ? interrogé-je la jeune femme en face de moi.

— C’est un souvenir.

Un souvenir.

Alors pourquoi se précipite-t-elle pour le cacher ? Pourquoi cette tristesse qui voile son regard ? Le même que j’ai aperçu ce matin sur son visage. Arrête de réfléchir, Ash ! La fille de ton passé n’est pas devant toi. C’est une simple coïncidence. Un hasard ! Et puis, je n’aperçois même plus le dessin. D’ailleurs qu’en ai-je vu ? Des branches, des courbes, une étoile ? Et ? C’est tout… Rien de plus. Mon cerveau a fait le reste.

Je grogne, marmonne, recule et me précipite pour m’enfermer dans mon bureau.

Cette journée est étrange. Pire que la veille, elle provoque des réactions que j’avais oublié. Des sensations que je ne suis pas sûr d’être capable de supporter. Mais merde ! Cette femme, je le sais, a eu le souffle coupé quand j’ai parlé du tatouage. Et son appel… Mon prénom prononçait en entier, entre ses lèvres, ne m’a pas provoqué le dégoût habituel. C’était plus comme… un écho.

Une étincelle.

Réconfortante.

*

CASSIE

Je le savais ! Ce fichu pull était une mauvaise idée. Non seulement, j’ai eu chaud à cause du chauffage poussé à fond dans cette entreprise de malheur. Mais en plus, il a fallu qu’Ash voit une partie du dessin qui est encré sur ma peau. Bravo Cassie ! Merveilleuse idée que de graver la marque de son premier amour sur son poignet ! Magnifique ! Et encore, je ne me suis pas amusée à me tatouer son prénom.

Impossible !

Je n’imagine même pas sa réaction s’il avait pu observer de sublimes lettres calligraphiées sur mon épiderme. Des courbes qui ensemble auraient formé : ASHLEY. Le cauchemar ! Après le moment de flottement devant mon bureau Crève-Cœur s’est échappé et enfermé pour le reste de la journée. Ne répondant qu’aux appels que je lui transférais. L’ambiance de folie ! Mais je suis heureuse de constater que dix-huit heures sonnent la fin de cette journée.

Interminable…

Malgré moi, mon regard file vers la paroi vitrée qui me sépare de celui qui met mes nerfs à rude épreuve. Le nez penchait sur son écran, il ne me remarque pas. Mais je constate sans mal qu’il est tendu. Sa main immanquablement dans ses cheveux et sa lèvre inférieure mordillée comme si un dilemme interne le torturait. Il me donne presque envie de me précipiter dans cet espace qui est le sien pour le secouer.

— Ne cède pas, Cassie. Tu en connais déjà le résultat. Ton cœur en miettes en est la preuve.

— La petite sirène entend des voix ?

— BORDEL !

Je hurle en jetant le stylo que j’avais dans ma main. Mon cri attire l’attention d’Ash et celui de tout l’étage, j’en suis sûre. Mais c’est quoi ce type qui débarque de nulle part ? Il est furtif cet Éric ! Et qu’est-ce qu’il a avec ce surnom pourri ? Et puis merde. Je laisse tomber, je vais devoir faire avec si j’en crois la danse que joue les sourcils de cet homme. Son air espiègle accentuant l’effet de ses grimaces.

— Alors la sirène, quel est l’ingrat qui t’a brisé le cœur ? Si tu as besoin de réconfort, mes bras musclés se feront une joie de t’accueillir.

Du coin de l’œil, j’observe un instant Ashley avant de reporter mon visage sur Éric. Fini les grimaces et place au visage sérieux. Ses traits sont fixés sur moi, m’analysent comme s’il lisait à travers mes gestes et cherchait le moindre indice qui pourrait me trahir. Et mon corps se traitre se réchauffe, mes pommettes rougissent et un gloussement gêné s’échappe de ma gorge. OK, pour la discrétion, je repasserais.

D’un claquement de doigts au bout de mon nez, le comptable attire mon attention. C’est officiel, je suis dans le pétrin. A moins que… je rêve où il vient de me faire un clin d’œil ? Et maintenant, il part vers le bureau de Crève-Cœur avec pour compagnon un rire sincère. Je dois comprendre qu’il est de mon côté ? Et quoi ? Ce type est vraiment bizarre. Dire que je pensais qu’Eliott était le seul tordu des environs.

Mon appréhension vis-à-vis de ce cher Éric évanoui, j’arrache mon écharpe du dossier de mon fauteuil et l’entoure autour de mon cou. Le tissu est doux et moelleux. L’odeur de vanille qui flotte entre les plis, sous lesquels je cache le bas de mon visage, me rappelle les effluves des gâteaux de Noël cuisinés par ma mère. Je frissonne déjà du froid extérieur alors que j’avance vers l’ascenseur. D’abord lui, puis la double porte au rez-de-chaussée.

Et enfin…

— CASSIS ! Cassis ? Je suis là ! Eh poulette ? Tu bouges tes jolies petites fesses, je me caille.

— La discrétion, El ! Tu connais ce mot ? lui demandé-je en me hissant sur la pointe des pieds pour lui faire la bise.

— Un peu de retenue, nous avons du public.

Oh purée ! Il exagère-là…

Dire que je dois le supporter tous les soirs. Heureusement que Cole est présent pour le freiner dans ses délires, sinon on passerait nos soirées à subir ses bêtises. Entre blagues à deux balles et idées farfelues, avec Eliott, l’ennui prend la fuite. Tiens, ce serait un superbe slogan s’il fallait le vendre ! Je vais le prendre en note. Cole pourrait être intéressé par l’idée.

Mes rêveries sont stoppées nettes par Eliott qui m’ouvre la portière et me tend la main pour que je grimpe dans sa voiture. Super… J’ai peur de savoir ce qui se cache derrière ce comportement si galant. Ce n’est pas du tout son genre. Et bien sûr, mes craintes se confirment ! Surtout quand il s’installe au volant et annonce d’une voix fière :

Crève-Cœur n’a pas apprécié que tu te blottisses contre moi. Je m’interroge même sur le fait de ma survie après la fureur que j’ai lue dans son regard. Je te jure, s’il avait une arme entre les mains, je serais mort sur place ! ricane-t-il alors que le moteur vrombit et que nous partons en direction de notre colocation.

— N’exagère pas…

Ma voix est hésitante quant à ce que je dis. Ash en serait capable, pas au point de le tuer, mais un bon coup de poing dans sa face. Surement. La preuve en est qu’à travers le rétroviseur extérieur, je peux observer sans mal les doigts crispés de cet homme. Merde ! Pourquoi ce pincement au fond de mon cœur persiste-t-il ? Peut-être parce qu’il reste ton premier amour, Cassie ! Cette pensée suffit à elle seule à me torturer l’esprit, perdue entre passion et tourment.

Accentuant ma hâte d’être chez nous et de prendre une bonne douche pour effacer tous ces souvenirs, et ce sentiment qui semble vouloir s’infiltrer à travers les parcelles de mon cœur encore attaché à… LUI. Et bordel, si je le pouvais je m’en serais détachée depuis longtemps ! Mais non, bien sûr que non. La facilité ne me connaît pas. Elle me fuit même.

M’entraînant chaque fois vers des hommes qui lui ressemblent. Grands blonds aux yeux clairs. Un cliché et pourtant, ils me font craquer. Toujours. Et comme une idiote… je cherche ces lumières d’or dans leurs iris, ces éclats que je n’ai jamais pu oublier. Jamais, je ne les avais retrouvées jusqu’à hier ? Et quoi ? J’efface déjà nos derniers instants ensemble… Ce déchirement, cette loque que j’ai été durant l’année qui a suivi.

— Hop là, Cassis ! Interdiction de verser une larme de plus pour cet imbécile ! Je te préviens, s’il ose briser ton cœur une seconde fois, alors il en subira les conséquences. Crois-moi, Cole sera de mon avis.

— El…

— Non ! Je le vois ce visage triste. Cass, écoute.

— Je t’arrête tout de suite. Il ne se passera rien, j’ai retenu la leçon. Mon sol but, c’est de ramener Noël dans sa vie. Merde ! Vous l’avez bien remarqué qu’il a un problème avec cette période. Mais… le vingt-quatre, c’est son anniversaire. Et…

— Et tu te la joues façon Cassie. Mais à vouloir sauver tout le monde, tu vas éteindre la flamme de l’étoile. N’est-ce pas ? Stella.

Eliott appuie sur mon surnom en le prononçant. Il en découpe les deux syllabes tout en éteignant la voiture. Le message est clair, je ne vais pas m’en sortir. Surtout maintenant que nous sommes à l’appartement. Les marches qui nous mènent au première étage de l’immeuble me paraissent interminables et la présence d’Eliott dans mon dos est de plus en plus pesante. Super ! Manque plus que les yeux cristallins de mon frère et j’aurais là, le combo final.

Arrivée à la porte, je l’ouvre avec force et tente de traverser le séjour le plus vite possible. Je dois fuir les lieux ! La salle de bain est au fond à droite, alors je fonce les yeux fermés. Ou presque. Vite, Cass, il te reste une dizaine de pas et tu seras en sécurité. Encore quelques secondes et le tour sera joué. Juste un mètre, je ne demande rien d’autre. Mais c’est sans compter sur Cole et ses mains qui se plaquent sur mes épaules.

— Tu crois te planquer où comme ça ? m’interroge mon frère, son océan se mêlant au mien.

— Notre chère Cassis plonge tête la première dans son passé. Surement la magie de Noël qui l’aveugle.

— El !

— Tu rigoles ? C’est Ash ? Encore ? Cass…

— Ne me regardez pas avec vos airs de chiens battus ! Je sais ce que je fais !

— Comme la dernière fois ? Il faut qu’on te rappelle qui a été là pour ramasser les miettes ? Tu peux être une étoile, mais ta lumière ne brille plus aussi fort que la première fois ! Et quoi ? Tu crois vraiment pouvoir lui redonner l’envie de fêter Noël ? Attends… Est-ce qu’au moins, ton pull a donné des résultats ?

— C’est-à-dire que… Il a fait un certain effet, oui, hasardé-je.

— Traduction, il s’est énervé. Comme c’est étonnant ! C’est quoi la prochaine étape ? Non, ne me dis rien. Merde, Cass ! Je n’arrive pas à te suivre. Tu l’as évité pendant… onze ans et maintenant, tu fonces, tu te lances dans une mission de dernière chance sans penser à ton cœur ? Tu sais le genre d’étiquette qui est accrochée à son front ? Dans cette ville, la rumeur est un trésor ! Et Terence est un chaud lapin ! Il n’aime personne ! Ne s’attache à personne ! Il baise et c’est fini ! Il n’a plus rien de l’adolescent que tu as connu !

— JE SAIS ! MERDE ! Je le sais… et je le déteste pour ce qu’il m’a fait. Je le hais pourtant…

— Tu ne peux pas t’en empêcher, hein ? intervient Eliott en nous poussant l’un l’autre vers le canapé.

Impossible.

Eliott a autant raison que Cole. Je ne peux pas laisser Ash dans ses ténèbres. Pas alors que j’ai peut-être une chance de le sortir de là. Comme dans le passé, avant cet autre Noël. Installés tous les trois dans notre sofa au design contemporain, Eliott allume la télévision et ouvre l’un de nos dossiers films. Le thème ? Les fêtes de fin d’années. Un conte moderne d’une roturière qui croise la route d’un prince héritier sous le son des chants dédiés au Père-Noël.

Foutue coïncidence !

Sans savoir véritablement pourquoi ni ce qui nous prend vraiment, nous explosons tous les trois de rire. Les trois mousquetaires dans toute leur splendeur. Prise d’un mal de ventre tant mon hilarité est nerveuse, je tremble et tombe sur le buste de Cole. Ses bras m’entourent, et l’instant d’après le silence devient maître dans la pièce. Ses paroles ne sont que celles d’un grand frère protecteur. D’ailleurs, notre meilleur ami s’incruste dans notre étreinte et nous étouffe entre ses membres. Décidément, je ne serais rien sans eux.

— Les gars ! Laissez-moi respirer ! crié-je en poussant sur le torse de Cole et tirant sur les poils qui dépassent du haut d’Eliott.

— Aïe ! Pourquoi c’est moi qui prends toujours les coups ?

— C’est toi le plus fragile, tiens, annonce Cole à un Eliott pleurnichard. Alors miss Étoile, quel est le plan pour demain ? Attends, avant promets-moi une chose : ne remets plus JAMAIS cette horreur.

Il actionne le pompon rouge du renne qui orne ma poitrine. Et la boucle est bouclée. Un joyeux vive le vent s’échappe du haut-parleur et nous repartons sous une vague de rire. Eliott me couve de son regard heureux alors que mon frère tapote mon épaule pour me réconforter. C’est clair que jamais plus ce pull ne sortira de mon armoire. Il va rejoindre tranquillement ces compères et prendre la poussière. Demain est un autre jour. Le subtil sera mon ami.

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