Saison 3 : Automne

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Du pays des pierres en ce jour d’Automne

Très chère Sol,

Laisse-moi te dire combien j’ai été heureux de découvrir un peu de ton itinéraire adolescent. Cet âge est aussi délicieux que troublé et nous portons tous en nous ces souvenirs paradoxaux d’une histoire qui se cherche et hésite à s’engager sur la voie de l’avenir. Mon tour est aujourd’hui venu de t’entretenir de ce que fut mon âge mûr, ce flamboiement avant que la lumière ne commence à baisser. Sans doute t’étonneras-tu de mon choix. N’eût-il pas été plus exact de mesurer cet âge au plus haut de son être à l’aune de l’été, cette saison qui exulte et semble dire le milieu du parcours de l’homme ? Certes j’aurais pu choisir ce symbole. Mais, il faut bien en convenir, la figure de ce dernier, avant même qu’elle ne paraisse, ne comporte en soi aucune valeur implicite. Rien ne désigne la Colombe comme emblème de la paix et, tout aussi bien, le mouton aurait pu convenir quant à l’évocation d’une image de calme, de sérénité. Je crois que la maturité aurait pu se montrer en effet sous la bannière éclatante de la Volonté de puissance nietzschéenne, tout juste au « Grand Midi ; moment de l’ombre la plus courte », comme il est dit dans ‘Le crépuscule des idoles’. Là où se situe la croisée des chemins, là où, à partir de soi, il faut donner acte à la création, avec détermination, lucidité, effaçant toutes les illusions, les faux-semblants.

J’aurais pu convoquer Simone de Beauvoir et sa ‘Force de l’âge’, tant cette autobiographie peut passer pour l’emblème de l’atteinte d’un sommet où il est loisible de se retourner sur son chemin, mais aussi d’en saisir la fuite vers l’horizon des jours. Mais je te donne quelques phrases du livre de Simone de Beauvoir où elle fait le récit de sa visite en Grèce, en compagnie de Sartre :

« Nous sommes montés à dos de mulet au Temple de Bassae ; nous avons gagné en car Sparte où il n’y avait rien à voir, et Mistra, où nous avons dormi sur le sol d’un palais démantelé. Quand nous avons ouvert les yeux, cinq ou six visages, encadrés dans des fichus noirs, se penchaient vers nous avec perplexité. Nous avons visité toutes les églises, regardé toutes les fresques, saisis et ravis par cette massive révélation de l’art byzantin. »

Aussi, percevras-tu avec moi, combien cette hâte à s’emparer de tout ce qui rencontre les yeux, « toutes les églises », « toutes les fresques » (j’ai pris soin d’accentuer toutes), certes témoigne d’un désir solaire, estival, en même temps qu’il dissimule la sourde angoisse du vieillement automnal. Nous sommes irrémédiablement des êtres en partage, des êtres scindés qui ne progressent qu’à enjamber l’abîme !

Mais, comme tout âge, comme toute désignation temporelle, la focalisation est arbitraire si bien qu’il ne saurait y avoir quelque exactitude dans le choix de tel moment par rapport à tel autre. Ce que je crois, c’est que cette fameuse ‘croisée des chemins’ n’est qu’une pointe zénithale, que l’acmé de la position des aiguilles du cadran ne se donne que dans l’instant, avant même que le déclin ne se manifeste. Toujours le plus bel été solaire est suivi des ombres de l’automne. C’est bien là la trace de notre finitude que d’apercevoir l’ubac depuis l’adret où nous progressons. Toujours le voilement succède au dévoilé.

Mais que je te dise quelques événements de cet âge dont le souvenir, aujourd’hui, s’éclaire de bien belles histoires. Mon ‘Grand Midi’ a été celui de mon long séjour parisien. Je logeais ‘Quai aux fleurs’, près de l’Île Saint-Louis. Je travaillais pour le compte de ‘Méridien’ mon Journal et j’écrivais quelques essais et de courts romans. Je voyageais beaucoup et ramenais des pays visités, certes des images, mais surtout des sujets d’écriture liés à mes rencontres, de sublimes paysages que j’archivais précieusement dans ma mémoire. Un été, j’ai fait un saut à Stockholm et, survolant une plaque d’eau brillante que je tenais pour le Lac Roxen, je ne pouvais que penser à toi, Sol, penser à ce rapide été, à cette longue correspondance qui, depuis, unit nos deux destinées.

Je me plaisais à Paris, en parcourais les rues, passant de longues heures dans les salles des Musées et la quiétude des Bibliothèques. Mais tu connais mon penchant pour les livres, mes rayonnages sont pleins qui ploient sous la charge. Que dire de plus, sinon évoquer le charme d’une vie de célibataire ponctuée de hasards amoureux, de chemin à deux avec des compagnons occupés des mêmes soucis : lire, écrire, méditer sur des œuvres, flâner au hasard des quartiers. Revenu à ma terre d’origine, il m’arrive encore de faire un saut à Paris, j’y ai conservé mon pied à terre, de reproduire à l’identique des trajets qui, jadis, furent les miens, mais aussi de découvrir mille lieux étonnants dont je ne soupçonnais même pas l’existence.

Afin d’illustrer symboliquement mon propos, je vais te décrire ce tableau de Brueghel l'Ancien, ‘La rentrée des troupeaux’, qui nous montre une scène d’automne. Tableau, pour moi, de la maturité lorsque, parvenue à son sommet, s’amorce la redescente vers d’autres lieux, vers d’autres temps. Le ciel, gris-bleu, annonciateur d’un futur orage est un temps de nécessité, de destin si tu veux, tout comme l‘âge mûr est celui de nos responsabilités, de nos créations, de nos réalisations les plus significatives. Un fleuve s’écoule, forant son chemin entre de hautes collines de calcaire, une illustration, si tu veux, des ‘travaux et des jours’, ce labeur qui occupe le plus clair de notre temps, y imprime le signe le plus effectif de la réalité.

Brueghel nous montre, dans un évident réalisme, des hommes occupés à leur tâche, aiguillonnant un troupeau de bêtes (reflet de leur volonté de puissance ?), poursuivant leur route sans se distraire de ce qui est leur existence, de ce qui tisse leur quotidien. Oui, parfois, j’ai éprouvé cette sensation d’avancer dans une étroite ornière, de n’en pouvoir sortir qu’au risque d’une perte, et donc d’éprouver la liberté à la manière du bien le plus précieux. Mais l’on peut être libre dans son travail et esclave dans ses loisirs, ce sentiment est si subjectif, ressenti en chacun de manière fort différente. Pendant cette longue période, je crois avoir éprouvé ma liberté au gré des différences dont ma vie était constituée. L’écriture de mes fictions me reposait de mes articles de journal, mes voyages me distrayaient de mon écriture. Peut-être n’est-ce que cela la liberté, suivre l’inclination de ses désirs, la pente de son imaginaire, trouver la paix à la source alors qu’on se dirige vers l’estuaire, connaître la beauté de l’automne au beau milieu de l’été, penser au froissement des feuilles mortes, au frisson que l’on éprouve à leur contact alors que la sève bourdonne dans les bourgeons. Si tu veux, une joie de la distance, du recul, de l’écho des choses plutôt que de leur simple présence.

Certains jours, ici, commencent à décliner et quelques gelées montrent parfois leur blanc silence à l’heure indécise de l’aube. Ensuite, les journées sont lumineuses et le Causse joue ses deux teintes alternées : le blanc de la pierre, l’or brun des feuilles. Comment trouver paysage plus subtil et plus simple en même temps ? Je présume qu’en tes scandinaves contrées c’est déjà le froid qui s’annonce et, sans doute, bientôt la neige. Afin de prolonger les mots de ta dernière lettre, je vais citer à mon tour les quatre premiers vers d’Ondine Valmore dans ‘Automne’ :

« Vois ce fruit, chaque jour plus tiède et plus vermeil,

Se gonfler doucement aux regards du soleil !

Sa sève, à chaque instant plus riche et plus féconde

L’emplit, on le dirait, de volupté profonde. »

Je perçois dans ces quelques mots cette ‘force de l’âge’, ce gonflement du jour, cette sève qui parcourt aussi bien le fruit que le corps de celui, celle qui avancent vers leur futur. Pareil à un éclatant bonheur au rivage du monde. Cependant d’autres sucs se déploient dans l’ombre, d’autres flux gravitent en d’illisibles endroits, d’autres attentes habitent les membres, les disposent déjà à quelque engourdissement. Tu auras compris qu’ici je ménage une transition, que j’appelle ta prochaine lettre à faire état de cet âge qui est le tien, tout comme il est le mien.

De ces signes avant-coureurs de l’Hiver. Non, ils ne sont nullement tragiques, ils dessinent en nous, dans la profondeur de notre être, le trajet de nos lignes de force. Certes elles faiblissent mais n’en ont que plus de valeur. Sache-le, Solveig, toujours nous avons, devant nous, l’entièreté de la Vie. Oui, l’entièreté.

Affectueusement tien

Jacques

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