Saison 2 : Été

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Près du Lac Roxen, ce jour d’Eté 2020

Cher Jacques,

Vois-tu, par-delà le temps (il y a un grand intervalle entre ta lettre datant du printemps dernier et la mienne), je te rejoins dans ce long écoulement que sont nos vies. Comme si, depuis la jeunesse que tu évoquais, à mon adolescence dont je vais te parler, existait un pont, une arche qui unissaient nos communes destinées. Oui, tout comme toi, parfois, j’éprouve le besoin de faire une halte, de tenter d’apercevoir ce qui a été, dont aujourd’hui, je ressens les vagues venir jusqu’à moi avec la beauté toute particulière des souvenirs lointains. Certes, ils ont pris, comme sur les vieilles photographies, une teinte sépia, elle n’est jamais que ce voile de rêve que nous posons sur les choses qui nous sont chères ou l’ont été.

Ici, dans mon ‘Grand Nord’ comme il te plaît de nommer ma Suède natale, l’été vient de surgir sans prévenir. A peine l’hiver terminait-il de blanchir les bouleaux que de grandes lames de clarté ont envahi le ciel, que la longue nuit a laissé la place à un jour qui paraît infini. Dans les rues des villes, aux terrasses des cafés, les tenues sont légères, les teints se hâlent, les sourires illuminent les visages. C’est un vrai bonheur d’être ici, à quelques lieues du Pôle, au milieu des forêts d’épicéas et de sentir toute cette douceur à fleur de peau. Aujourd’hui, en ce jour du solstice, il semblerait que les âmes se soient disposées à quitter les corps pour flotter au plus haut de l’éther où planent les grands oiseaux au vol si libre, si fécondé d’espace.

Peux-tu au moins imaginer depuis ton ‘Causse’ lointain la félicité qui touche les gens d’ici ? Sortir d’un long hiver est toujours signe d’une belle joie. Ce soir, pour la fête de la ‘Midsommar’, près de grands bûchers dressés aux quatre coins du pays, d’immenses brasiers seront allumés, ils sont censés chasser les mauvais esprits, ramener la lumière sereine, bienveillante. Dans leurs cheveux blonds, les filles auront placé d’éblouissantes couronnes de fleurs, symbole de renaissance et de fertilité. Les yeux des garçons brilleront, pareils à ces braises éclairant la nuit. Je n’ai plus l’âge de me mêler à ces joyeuses farandoles, de marcher de bon matin pieds nus dans la rosée pour donner un gage à une santé que j’espère éclatante joyeuse.

Mais, maintenant, je dois te parler de mon âge adolescent. Solveig, mon prénom, est-il un genre de prédestination qui aurait porté en lui mes affinités avec la belle saison ? ‘Solveig’, comme tu le sais, signifie ‘chemin de soleil’. Toujours je me suis demandé qui, du chemin ou du soleil, avait le plus d’importance. Je crois savoir qu’il s’agit du chemin pour la simple raison que je crois être plus une fille du passage, de la transition, du voyage qu’une héritière du feu solaire. Tu te souviens, j’ai la peau claire que le moindre rayon de clarté peut contrarier et je dois porter des lunettes si je veux me protéger des trop vives lumières. Toujours j’ai aimé les chemins sauvages qui s’enfoncent dans la forêt boréale, ourlés de mystère. De ma ‘Bicoque rouge’ comme tu l’appelles, je n’ai que quelques pas à faire pour me retrouver au milieu des arbres qui m’ont toujours enchantée, les mélèzes, les sapins aux larges ramures, les saules, les peupliers qui voyagent si haut !

Adolescente j’avais un ‘petit ami’, il se nommait Nils, oui comme le jeune aventurier de la fable de Selma Lagerlöf qui volait en compagnie d’une bande d’oies sauvages. Il était sauvage à sa manière et amoureux de la jeune fille blonde que j’étais. Oh rien que de bien naïf, quelques baisers volés entre deux cueillettes d’airelles, une caresse discrète tout contre le bleu pâle des eaux du Lac. En vérité, plus une émotion de la découverte de l’Autre que les ramifications d’un sombre désir. Tout ceci est pour plus tard, n’est-ce pas, Jacques, à l’âge adulte lorsqu’un Jeune Français vient visiter les nordiques contrées, y faire la connaissance d’une Sara, d’une Ingrid ou bien d’une Solveig.

Oui, ces souvenirs sont agréables qui, après bien des années, nous réunissent le temps d’une correspondance. Vers mes 15, 16 ans, j’étais volontiers solitaire, préférant, le plus souvent, aux réunions nombreuses, mes errances infinies dans la nature. Je crois qu’elles apaisaient mes premières angoisses, donnaient un but à mes questionnements qui menaçaient de tourner en rond. Mais tu sais, tout comme moi, combien cet âge d’entre deux âges est le moment du doute, du refuge en soi, de l’impermanence de son propre être, peut-être, du reste, n’en saisit-on jamais que quelques bribes que disperse le vent de l’existence ?

Tu sais, ton idée de figuration de l’âge au travers d’une toile, j’en ai aussi éprouvé la belle exactitude. Aussi vais-je te parler du beau tableau de Brueghel l'Ancien, ‘La moisson’. Oui, cette profusion de vie est semblable à celle de l’adolescence, une haute lumière plane au zénith qui invite à poursuivre son chemin dans l’arc-en-ciel éblouissant de la joie. Tout se donne comme infiniment disponible, ouvert, telles ces clairières boréales enserrées dans leurs tuniques de bouleaux cendrés. Rien ne contraint. L’horizon est clair, les champs bien délimités sur lesquels se dresse la fière moisson. Pourrait-il y avoir plus belle figure de promesse d’un destin qui appelle et fait signe vers l’avenir ?

Cette œuvre, je ne la connaissais pas lors de mon adolescence mais je crois que je l’aurais aimée à sa juste valeur. Tout à la fois, je me serais aussi bien retrouvée dans ces moissonneurs occupés à leur tâche que dans ces personnages se sustentant de quelque simple repas, que dans ce dormeur retrouvant ses forces dans le sommeil. Tout ceci pareil à ce bouillonnement, à cet excès de vie, à cette infinie et toujours renouvelée variété dont tout adolescent a fait l’expérience sans même se rendre compte qu’il s’agissait là de la figure du mouvement humain, de son prodigieux dynamisme. Mais c’est souvent ainsi, l’on ne perçoit l’essence des choses qu’à s’en éloigner dans le temps, qu’à mettre de l’espace entre ce qui est et ce qui a été. Et cet arbre généreux qui se dresse au beau milieu de la scène, n’est-il le symbole de cette sève qui parcourt le corps des éphèbes et des jouvencelles afin de leur révéler la puissance qui est en eux, que le temps ne demandera qu’à faire s’épanouir, fructifier ?

Je ne terminerais nullement ma correspondance sans me faire l’écho d’une parole poétique, celle d’Ondine Valmore dans ses ‘Cahiers’. Poésie intitulée ‘A Jacques’. Tu y trouveras les allusions que tu voudras. Peut-être une espièglerie venue du plus loin de l’adolescence :

« Durant les longs étés, quand la terre altérée

Semble se soulever, blanchie et déchirée,

Pour chercher vainement un souffle de fraîcheur

Qui soulage en passant son inquiète ardeur… »

*

« Inquiète ardeur » de l’âge nubile ? Et, maintenant que les moissons ne sont qu’une brume à l’horizon de la mémoire, où donc, sinon en nous, trouverons-nous « un souffle de fraîcheur » ?

Ta fidèle Nordique, Solveig.

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