Saison 1 : Printemps

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Depuis mon Causse, Printemps 2020

Ma chère Solveig,

Sais-tu les morsures du temps qui passe ? Elles laissent en nos vies les plus vives douleurs. Mais que nous servirait-il de nous plaindre, sinon d’affadir notre présent, ce tissu fragile qui glisse entre nos doigts sans qu’il ne nous soit jamais possible d’en arrêter la course ? En leur temps, les Romantiques cultivaient la mélancolie et la douleur, en faisaient l’ordinaire de leurs jours teintés d’une longue tristesse. Mais bien loin cette époque qui se réfugie au fin fond du passé, que tu connais si bien, d’ailleurs, et c’est comme si, pour nous, elle n’avait nullement existé. Mais, ma Muse du Grand Nord, je ne veux point disposer ton âme à de grises et funestes pensées. Je veux simplement évoquer le premier âge de mon enfance, cette pépite qui brille mystérieusement dans une veine noire de la terre. Jamais nous ne l’oublions cette gemme qui nous dit notre être dans la plus exacte vérité qui soit.

Nous étions alors si naïfs, tellement immergés dans le luxe des plaisirs immédiats, la vie nous souriait de ses dents blanches et c’était la couleur de l’émail qui nous rencontrait, non de sombres exhalaisons dont quelque étrange bouche aurait pu être l’émettrice. Tout allait de soi sous la pureté du ciel, le lisse du limon, la souple générosité de l’eau. De soi à ce qui était autre (la nature, le voisinage, les choses du monde), il n’y avait nul partage, nulle ligne qui aurait scindé le réel en de multiples fragments. C’était pur bonheur d’exister à sa propre pointe, d’avancer sur le chemin de la vie avec insouciance. Une manière de bourgeonnement si tu veux bien accepter cette facile métaphore.

Ici, sur le large Plateau de calcaire, sur le grand moutonnement blanc, le Printemps est long à venir, un genre d’écume portée par le vent qui ne connaîtrait le lieu de son repos. Temps de giboulées. Temps de soleil pâle que traversent les aiguilles glacées de la pluie. Puis un soleil soudain. Puis une nuée grise court sur les collines, elles s’effacent brusquement à la manière d’un antique palimpseste dont, d’un revers de main, l’on aurait annulé les dernières traces qui témoignaient du temps ancien usé jusqu’à ne plus paraître. Oui, ceci est parfois éprouvant et l’on demeure derrière la vitre, balayant du plat de la main la buée qui monte de la pièce. Les bûches craquent dans l’âtre. Parfois une gerbe d’étincelles fuse avec un drôle de chuintement. Ne crois-tu, Sol, que les choses ont une âme, qu’elles parlent leur langage de choses, qu’elles crient parfois, s’insurgent et nous adressent quelque message secret ? Oui, je sais combien nous projetons notre stature d’homme sur ce qui nous environne. Mais pouvons-nous faire autrement ? Pouvons-nous mettre notre subjectivité entre parenthèses, et ne devenir qu’objets parmi les objets ?

Vois-tu, déjà, à peine avais-je gagné ce qu’il était convenu d’appeler ‘l’âge de raison’, vers les sept ans, que je me posais ces questions qui, pour être vagues, pareilles à un jeu, n’en étaient pas moins métaphysiques. S’étonner devant les choses est déjà une possibilité du tout jeune âge. Beaucoup paraissent l’oublier dont l’enfance se questionnait sur le monde, sa raison d’être, le pourquoi des choses, le comment s’orienter dans l’existence. Ils spéculaient sur leur être, ne le sachant pas, tout comme Monsieur Jourdain faisait de la prose à son insu. Le printemps de notre vie est une telle exception qu’il rôde toujours en quelque coin de notre âme avec la même persistance qu’ont les braises à brûler parmi le peuple des cendres.

Sais-tu, si j’évoque ce moment précieux entre tous, j’aperçois dans une manière de brume songeuse l’altière silhouette de mon Père. Il ‘portait beau’ (selon l’antique formule) dans son costume de velours, il avait l’allure d’un fier cavalier lorsqu’il s’installait derrière le grand volant en bakélite de sa Traction Avant ; j’en entends encore le sombre bourdonnement, la chanson mécanique. Je vois le visage de ma Mère, parsemé de son, ses yeux gris rieurs, la mousse de ses cheveux pareille à l’orbe figurant sur les icônes. Je revois le cours sinueux de la Leyre, cette rivière qui faisait doucement couler son chapelet de gouttes à l’abri de la blanche falaise où est posé Beaulieu, ce village paisible qui, en ce temps-là, semblait à l’écart du monde. Il a bien changé, maintenant, rattrapé par le progrès. Il est devenu une sorte de banlieue anonyme, de dortoir de la Ville proche. Il est devenu insignifiant, fade et sans saveur. Comment ne pas sentir en soi cette manière de trahison de l’enfance ? Je revois la cour de l’école plantée de son antique tilleul, nous en faisions le tour en récitant nos comptines ou en tâchant d’attraper les filles. Déjà !

Déjà ! Oui, TOUT est écrit en nous dès notre naissance même. L’amour, la Justice, la Vérité, la Beauté, l’Art, la Générosité ou, parfois, son envers, cet égoïsme foncier qui est l’emblème de nos sociétés contemporaines. Mais je ne me ferais nullement le procureur des comportements, ils sont tellement modelés par les Géants cachés que sont la mode, le souci de paraître, les conditionnements médiatiques, politiques, religieux. Comme si, pour être qui nous sommes, il nous fallait nécessairement passer par des volontés étrangères nous façonnant à l’envi. Sommes-nous libres, Solveig, au moins de coïncider avec notre nature intime ? Sommes-nous libres ?

Méditant simplement sur le printemps, figure de ma jeunesse, voici que se profile, en arrière-plan, le beau tableau de Bruegel le Jeune, ‘Printemps’. En effet, il est la juste allégorie des premiers temps de l’homme, de son empreinte originelle sur les choses. Combien, en lui, je retrouve de sources vives, d’impressions fugitives mais précieuses, de sensations singulières logées au cœur même de ma mémoire. Tu sais, un genre de réminiscence proustienne sur laquelle on a tellement glosé. Il faut dire, c’est devenu un véritable paradigme psycho-littéraire au gré duquel connaître son présent à l’aune du passé. Nous ne sommes qu’un flux, tel celui décrit par Héraclite, une fuite à jamais qui conserve la nostalgie de sa source. Et ceci n’a rien de surprenant. L’arbre pourrait-il, en quelque façon, renier ses racines ? Le génie de Bruegel a peint l’enfance, a mis en scène mon enfance. Tout y est clair, lumineux, rien de fâcheux n’y inscrit sa face d’ombre. Le paysage est édénique, le ciel transparent, l’eau étincelante, la terre neuve et fertile. Les personnages sont authentiques, aux mouvements aussi amples qu’exacts, libres de tout calcul. L’air a une limpidité d’onde cristalline. Les moutons sont neigeux, duveteux, pareils à de grosses boules de sympathie. Les couleurs sont celles de la pure joie.

J’en conviens, ce tableau, j’en dresse une figure idyllique. Bien sûr, certaines enfances sont marquées au coin du malheur. Il y a des Cosette, nul ne saurait le nier. Mais, au sein même du dénuement, brille une étincelle qui jamais ne s’éteint, au motif qu’un bonheur autrefois vécu, ne s’efface pas, surgit du fond du souvenir, adoucit les peines présentes. Ne le crois-tu, Sol, toi la généreuse, toi la spontanée immédiatement auprès des choses ? N’est-ce pas une inclination du Grand Nord que d’imprimer dans la figure humaine cette candeur, cette ouverture boréales ?

Midi approche. Le soleil est une vague théorie sur un ciel badigeonné de gris ardoise, avec, de loin en loin, quelques trouées de bleu. Des nuages viennent de l’ouest portant avec eux le souffle océanique indécis, on le croirait adolescent, sis entre deux âges, ne sachant à quel saint se vouer tant les choses sont égales dans cette saison hautement paradoxale. Pour clore ma missive, que t’offrir de mieux que ces quelques vers de Hölderlin, tirés de son poème ‘En bleu adorable’ :

« Voudrais-je être une comète ? je le crois. Parce qu’elles ont

La rapidité de l’oiseau ; elles fleurissent de feu,

Et sont dans leur pureté pareilles à l’enfant. »

L’enfant, le Printemps, le sillage de feu de la comète : le Même !

Celui qui, encore, est un enfant.

Jacques.

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