Chapitre 2

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– Ça fait 15 jours Vic, il est temps que tu reviennes au bureau.

– Je sais…


  Deux semaines. 336 heures que j’essaie de comprendre ce qui a pu me passer par la tête pour tout gâcher. Bastien a expliqué ma situation au DRH de la société et Coline, étonnamment, a semblé compréhensive et a accepté que je réintègre l’équipe à condition que j’aille voir un médecin et que je lui présente ensuite mes excuses. Mais je n’ai pas envie de m’excuser d’avoir enfin été moi-même. Ce n’était pas un accident ou une erreur. J’ai pensé chaque mot et je n’ai aucun regret. Je me revois ranger les affaires personnelles de mon bureau un sourire aux lèvres, me diriger vers les ascenseurs plus sûre de moi que je ne l’avais jamais été en saluant chacun de mes collègues incrédules, sortir enfin de l’immeuble, libérée. Mais je me souviens aussi du regard de Bastien, me rejoignant en courant, tentant de me raisonner. Jamais je ne l’avais vu si inquiet, si troublé. Sur le moment, j’ai refusé qu’il m’accompagne, je l’ai repoussé quand il a tenté de me retenir. Je suis montée dans ma voiture avec le sentiment que je venais de prendre la meilleure décision de ma vie d’avoir enfin eu le courage de m’affirmer. Et j’ai roulé.

  Les heures suivantes sont plus floues. Je me souviens avoir pris la direction de ma plage préférée, me garer deux heures plus tard et courir enfin pour rejoindre le sable, guidée par le rugissement des vagues. La plage de la Lette Blanche est mon refuge, aussi sauvage et secrète que moi. Je l’ai découverte un peu par hasard dès mon arrivée à Bordeaux presque trois ans plus tôt. Bastien m’avait aidée à emménager dans mon nouvel appartement et nous avions ensuite décidé de longer la côte pour découvrir chaque recoin des Landes. Nous avions atterri un peu par hasard sur ce joyau authentique et nature. Ce fut un coup de foudre et j’y reviens chaque fois que j’ai besoin d’échapper à la civilisation et de me vider la tête.

  Je me revois encore crier contre le vent pour me jeter toute habillée dans l’eau, luttant contre la force des vagues et levant les bras au ciel comme un signe à tous ceux partis trop tôt.

  Puis c’est le trou noir. Je ne sais pas exactement combien de temps je suis restée dans l’eau, comment j’ai finalement rejoint la plage, ni combien d’heures se sont écoulées avant que je sente ses bras m’entourer tandis que le ciel se sublimait d’un ton orangé et que le soleil disparaissait lentement à l’horizon. Il ne dit pas un mot et se contenta de m’envelopper dans une serviette et de me serrer fort. L’euphorie que j’avais ressentie depuis mon coup d’éclat s’était évaporée et les larmes avaient commencé à couler. Je m’étais crue si forte que la chute n’en était que plus violente. Comment avais-je pu penser que je pouvais quitter tout ce que j’avais réussi à construire.

 – Pourquoi m’ont-ils abandonnée ? avais-je réussi à soupirer entre deux sanglots.

  Je décidai de tout expliquer à Bastien alors que jusque-là je m’étais contentée de lui dire que c’était ma grand-mère qui m’avait élevée. Il n’a jamais cherché à vouloir en savoir plus. Il a toujours respecté ma pudeur, a accepté de ne pas tout connaître de mon histoire. Mais je sentis le besoin ce soir-là de partager enfin avec lui ce lourd fardeau. Je ressentis le besoin irrépressible de mettre des mots sur cette tragédie pour permettre d’apaiser un peu mon cœur meurtri et de donner du sens à ce qu’il s’était passé à l’agence. Il m’écouta attentivement, ne cessant de me tenir contre lui et je vis dans son regard combien il me promettait d’être là quoiqu’il arrive, sans condition. Mais je le sentis également particulièrement ému et j’eus l’impression à ce moment-là qu’il partageait ma peine.

   Je m’endormis dans ses bras et ne me réveillai qu’aux premières lueurs du matin. Bastien se tenait toujours assis et je compris qu’il n’avait pas fermé l’œil de la nuit.

  Il avait été là pour moi encore une fois, sans rien demander en retour, comme il le faisait depuis toujours. Le jour de la rentrée en première année à l’Ecole nationale supérieure d'architecture de Paris-Val de Seine, j’errais à la recherche de ma salle de cours et il m’avait accompagnée dans les dédales de couloirs sans s’inquiéter s’il allait être en retard. Nous nous étions rencontrés quelques jours plus tôt lors de la visite du campus. Il était en troisième année et servait de guide aux jeunes bacheliers. Il avait su nous rassurer en nous contant des anecdotes amusantes et en nous décrivant avec passion comment l’architecte Frédéric Borel avait réhabilité cette ancienne usine d’air comprimé pour créer un édifice atypique organisé comme une ville avec des rues intérieures, des passerelles et des terrasses. Nous avions emprunté l’escalier en colimaçon de l’ancienne cheminée en brique rouge et il m’avait fait découvrir l’impressionnante bibliothèque.

– Tu devras en lire environ cent par semaine si tu veux épuiser le catalogue d’ici la fin de tes études.

– Tu oublies les 5000 mémoires de séminaires et de projets de fin d’étude, avais-je répondu avec sérieux.

- J’avoue que j’ai plus épluché la liste des bières du Frog ces deux dernières années. C’est un pub à quelques rues d’ici. The Frog and British Library, avait-il précisé dans un anglais parfait.

   Je me souviens avoir pris conscience à ce moment-là que je n’avais pas réfléchi une seconde à ce que cette nouvelle vie d’étudiante dans une ville que je découvrais pouvait m’offrir. Je n’avais pensé qu’à la chance que j’avais eu de pouvoir intégrer cette école dont je rêvais depuis mon entrée au lycée, de l’importance d’honorer la mémoire de ma grand-mère qui avait épargné afin de me permettre d’avoir le choix de mes études sans que j’ai à m’inquiéter de les financer. Et d’ailleurs, je suis restée investie et concentrée sur le travail pendant mes cinq années d’études, trop sans doute. Je ne me suis autorisée que rarement à souffler et profiter des moments d’insouciance que mes camarades eux n’hésitaient pas à vivre pleinement. Je les accompagnais au Frog mais ne m’éternisais pas, trouvant toujours une excuse pour m’éclipser et rejoindre la bibliothèque ou ma chambre d’étudiante afin de peaufiner des projets ou dévorer des ouvrages d’architecture, d’urbanisme et d’histoire de l’art. Bastien parvenait parfois à me kidnapper pour rejoindre nos amis à une soirée mais je restais souvent bien sage, ne buvant pas trop, refusant de fumer et préférant rester assise à discuter, ne sachant comment occuper la piste de danse. Je me trouvais ennuyeuse et bien trop raisonnable, et pourtant, ce jeune homme un peu maladroit mais solide comme un roc est rapidement devenu mon meilleur ami. Il ne fit jamais de commentaire sur cette vie d’ermite que je m’étais imposée.

  Jamais il ne me donna l’impression qu’il attendait plus de notre relation quand tous pensaient que nous étions en couple. Nous étions la preuve qu’une amitié fille-garçon sincère et sans ambiguïté était possible. Il y eut bien ce soir particulier de juin 2015 qui aurait pu tout faire basculer mais je crois que ni l’un ni l’autre ne souhaiterait aujourd’hui qu’il en fut autrement de notre relation. Je venais de valider ma Licence et lui son Master, ce qui signifiait la fin de son parcours universitaire et l’entrée dans la vie active alors qu’il me restait encore deux ans d’étude. Il allait partir pour deux mois de stage à Montréal avant d’intégrer un cabinet d’architectes parisien. Nous étions tellement heureux de nos réussites mais nous savions que rien ne serait plus jamais comme avant. Nous n’allions plus pouvoir nous retrouver à la cafétéria pour boire un café, passer des heures à choisir le prochain film que nous irions voir, discuter du dernier bouquin que nous avions lu ou refaire le monde encore et encore. Ce soir-là, la tristesse de savoir que j’allais le perdre avait pris le dessus et j’avais bu, beaucoup bu. Ma retenue naturelle avait disparu et je m’étais déchainée sans suivre le rythme de la musique qui s’échappait des baffles. Bastien avait tenté de me raisonner mais mon cerveau n’était plus en mesure de l’entendre. Mon corps avait besoin de transpirer la douleur de perdre encore un être cher et je ne contrôlais ni mes gestes, ni mes paroles. Je l’avais accusé de m’abandonner, l’avais frappé en le traitant d’égoïste et de sadique. Comment pouvait-il m’avoir offert son amitié pour la reprendre ainsi me laissant seule à nouveau ? Il avait tenté de me rassurer en m’assurant que rien ne changerait, qu’il serait toujours là pour moi et que nous allions continuer à nous voir le plus souvent possible.

– Il y a 6 475 622 111 personnes dans le monde. Six milliards de personnes, six milliards d’âmes, mais parfois vous n’en avez besoin que d’une seule à vos côtés.

  J’avais prononcé cette phrase sans bégayer, la voix voilée par l’alcool et la peine. Je l’avais alors regardé droit dans les yeux, espérant sans doute que cela parviendrait à rassurer mes angoisses mais pour la première fois, j’y avais vu le reflet de mes craintes.

– Si tu m’aimes, reste auprès de moi. Ne pars pas faire ce stage au Canada.

  Je m’étais rapprochée de lui et avais tenté de l’embrasser. Mais il m’avait brusquement soulevée du sol, mis sur son dos et m’avait raccompagnée chez moi sans un mot. Nous n’avons jamais reparlé de ce soir-là et il a tenu sa promesse. Malgré la distance, malgré son travail, nous sommes restés très proches et complices. Plus jamais je n’eus le sentiment que nous pouvions être chose que ce que nous étions devenus, deux âmes sœurs que rien ne pourrait séparer. Ce sentiment d’amour pur et innocent, je le ressentis de nouveau sur la plage tandis qu’il prit enfin la parole :

– Le plus dur, quand on voit quelqu’un qu’on aime souffrir, c’est de ne pas être en mesure de faire quoique ce soit, excepté de ne pas accentuer sa peine. Je sais que je ne peux pas changer le passé qui t’a tant blessée. Mais je te promets que je serai à tes côtés, jour après jour. Deviens ce que tu es, sans crainte. Je ne t’abandonnerai pas.

  Nous avons ensuite repris la route sans que je sache comment il avait fait le trajet à l’aller et nous sommes rentrés à Bordeaux. Et pendant les quinze jours suivants, il est resté à mes côtés, patiemment. Il est retourné à l’agence et m’a défendue pour éviter que je ne sois licenciée. Il m’a laissé pleurer et me perdre dans des monologues interminables dans lesquels je ne cessais de ressasser ma discussion avec Coline. Il a cuisiné mes plats préférés, a concocté une playlist de mes chansons fétiches, a supporté de visionner pour la centième fois des épisodes de séries qui me bouleversent…

  Il m’arrive parfois encore de l’observer en me demandant comment il peut à ce point me connaître et par quelle magie il parvient à chaque fois à me protéger et me sauver de mes propres démons. Depuis la disparition de ma grand-mère, il est mon pilier, mon repère. Et aujourd’hui, il sait qu’il est temps d’avancer, il a perçu que j’ai enfin la force de faire le premier pas sans la carapace qui m’a freinée jusque-là. J’ai osé me révéler, je ne peux plus faire machine arrière. Je n’ai plus peur de l’avenir. Je n’ai rien gâché. Au contraire.

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