Chapitre 1

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  J’essaie de me souvenir de la date précise à laquelle j’ai cessé d’y croire. J’avale ma sixième tasse de thé de la matinée et mon esprit s’évade, encore…

  J’entends résonner la voix fragile de ma grand-mère, comme épuisée par une vie dont elle avait perdu le contrôle: « On ne peut rien changer à son destin » me répétait-t-elle chaque soir. Savait-elle déjà quelle jeune femme je deviendrais ? Pouvait-elle lire dans mes yeux d’orpheline la désillusion et le désespoir ?

  Depuis qu’une branche d’arbre a décidé de rompre juste au moment où la voiture de mes parents sortait d’un virage, nous avons survécu comme deux amputées. Il parait que parfois, ce qu’on ressent nous parait plus vrai que la réalité. Mais mon corps fut comme anesthésié depuis cette nuit d’été orageuse, alors comment mettre des mots sur ce que j’étais supposée éprouver. Je suis restée mutique pendant des mois mais ma grand-mère savait décoder chacun de mes battements de paupières, chacun de mes souffles. Elle mit des mots sur mon silence et sut décrire ma douleur parce qu’elle la subissait tout autant.

  « C’est tellement triste, bientôt elle ne se souviendra plus d’eux », avais-je entendu au cimetière. J’ai donc passé des journées entières à fixer des photos de mes parents et moi, avec l’espoir sans doute d’ancrer leurs visages dans ma mémoire. Mais ces instants figés me semblaient irréels, comme s’il s’agissait d’inconnus. Je me regardais parfois dans un miroir en tenant l’un de ces clichés dans une main pour tenter de me convaincre que j’étais bien cette petite fille car je ne la reconnaissais pas. Nous avions toutes les deux les yeux bleus mais les miens avaient perdu de leur éclat, nos cheveux semblaient du même blond mais les couettes avaient disparu pour laisser place à un carré fade sans mouvement. Et je ne parvenais pas à reproduire le sourire enfantin qui illuminait ma frimousse. Très vite je cessai de feuilleter les albums et cachai les cadres qui décoraient le salon. Grand-mère continua de me raconter des anecdotes de leur vie, de notre vie, mais je les écoutais comme s’il s’agissait de personnages de contes ou de légendes.

  Elle ne me montra jamais sa peine mais je devinais souvent qu’elle continuait à vivre pour moi quand bien même une partie de son cœur avait déjà cessé de battre. Elle dut convaincre qu’elle était capable de prendre soin de moi alors qu’elle-même tentait de surmonter la plus grande perte qu’une mère ait à connaître. Elle décida de quitter la maison familiale et déménager à une centaine de kilomètres, comme si la distance allait pouvoir gommer un peu notre malheur.

  Je n’ai jamais manqué de rien mais toujours manqué de l’essentiel, enfin je suppose. Personne ne me prit plus dans les bras lorsque je me réveillais d’un cauchemar, tombais de vélo ou rentrais triste de l’école. Grand-mère savait être tendre avec ses mots mais mon corps réclamait d’être bercé pour réconforter mon âme et elle ne parvint sans doute jamais à être assez forte pour m’offrir ces instants de douceur.

  Son cœur la libéra de son chagrin peu après mes dix-huit ans alors que je venais d’avoir mon bac comme si, le devoir accompli, elle pouvait enfin rejoindre son fils, mon père. Je ne trouvai pas la force d’assister à son enterrement, d’accompagner son cercueil dans le même cimetière où étaient enterrés mes parents. Je m’en veux de ne pas réussir à m’y rendre encore aujourd’hui, ne serait-ce que pour fleurir sa tombe, elle qui aimait tant avoir la maison débordant de bouquets. J’y songe souvent pourtant lorsque je pense à mes parents. Parviendrai-je enfin à me projeter dans l’avenir si je rendais visite à mon passé ?   

 La sonnerie d’un téléphone me sort de ma rêverie et mon regard s’attarde sur l’éphéméride punaisé au mur : " A la Saint Madeleine, il pleut souvent- car elle vit son maître en pleurant." Si seulement je pouvais pleurer moi aussi, cela serait un signe que je suis encore vivante. Je m’apprête à retourner à mon bureau quand je me fige et lâche la tasse encore tiède qui se brise au sol. La date du 22 juillet est inscrite au-dessus de la citation. Nous sommes le 22 juillet 2010 et soudain je réalise. Cela fait vingt ans jour pour jour que ma vie a changé ou plutôt vingt ans que j’ai cessé de croire qu’elle valait la peine d’être vécue pleinement, vingt ans que mon corps grandit, que je m’efforce de faire ce que tout le monde attend de moi, le cerveau en ébullition mais le cœur à l’arrêt et les yeux fermés.

  J’entends enfin une voix sans savoir exactement depuis combien de temps je suis prostrée :

– Qu’est-ce qu’il s’est passé, tout va bien ? me demande Bastien, qui se tient devant moi l’air inquiet.

  Mon esprit revient petit à petit à la réalité mais je suis encore troublée.

– Vic, ça va ? dis quelque chose.

– Ça va, parviens-je enfin à articuler. Je…je suis juste maladroite, comme d’habitude. Ma tasse m’a échappé.

   Je me baisse pour ramasser les morceaux de porcelaine éparpillés au sol et tenter de cacher mon malaise. Mais Bastien sait quand je lui cache quelque chose et il se baisse à son tour pour m’aider.

– Tu peux me parler, Vic, tu le sais. Je suis là.

  Je ne sais pas ce que je ferais sans lui. Il est mon meilleur ami depuis des années. C’est lui qui m’a aidée à affronter l’aventure étudiante à Paris juste après le décès de ma grand-mère, lui qui sait trouver les mots à chaque fois que j’ai besoin de réconfort. Aujourd’hui encore, il est à mes côtés : il a quitté son boulot à Paris pour me rejoindre à Bordeaux et se faire embaucher dans la même agence d’architecture que moi. Je lève les yeux pour les plonger dans son regard émeraude et cela suffit déjà à m’apaiser.

– Merci Bastien. C’est rien je t’assure, je suis juste un peu stressée par le projet de la nouvelle clinique. La cheffe me fait confiance et je n’ai pas droit à l’erreur.

– Ok. Quand tu seras prête à me dire vraiment ce qui ne va pas, tu sais où me trouver.

 Je le reconnais bien là. Il sait aussi quand ce n’est pas la peine d’insister, quand mon silence ou mes excuses sont un moyen de me protéger et il a toujours respecté ce mode de fonctionnement. Il sait mieux que quiconque comment mon âme blessée a besoin de temps pour se livrer. Il me lance un clin d’œil complice, jette les bouts de tasse dans la poubelle et repart dans l’open space. Je prends une grande inspiration et jette un dernier regard au bout de papier sur le mur avec le sentiment étrange que ce 22 juillet va être une journée particulière.

  Quand j’arrive vers mon bureau, Coline Perrot est assise dans mon fauteuil et scrute d’un œil précis les croquis qui sont éparpillés devant elle. Je m’en veux d’avoir déserté mon poste autant de temps. Je crains déjà les remarques acerbes dont elle est la spécialiste et mon retard risque de ne pas jouer en ma faveur. C’est en partie pour elle que j’ai précisément choisi cette agence bordelaise et pourtant je ne cesse d’être déçue jour après jour. J’ai découvert son talent en feuilletant par hasard un magazine de décoration : elle venait de terminer la rénovation d’un ancien couvent transformé en hôtel de luxe. Elle avait su conserver l’authenticité du lieu et son côté mystérieux et apaisant, tout en lui apportant modernité et lumière. J’avais imaginé tant de fois combien travailler à ses côtés serait inspirant mais son talent n’a malheureusement d’égal que sa mauvaise humeur et son insatisfaction constante. J’ai passé des heures à dessiner et corriger les plans d’un projet qui nous a été confié par la mairie de Bordeaux : une future clinique pédiatrique qui doit permettre d’accueillir de jeunes patients atteints de maladies rares et leur famille. C’est mon premier gros défi et j’ai à cœur de proposer une structure qui puisse permettre aux enfants malades de se sentir le mieux possible. Je n’ai pas compté mes heures, j’y ai mis toute mon énergie et ma créativité afin de prouver que j’ai les ressources et le talent pour mener à bien un projet d’une telle envergure. Mais je sais qu’en quelques mots bien choisis, Coline est capable de briser tous ces efforts et anéantir mes rêves. Les quelques secondes de silence me paraissent interminables. J’attends donc, fébrile, qu’elle prononce la sentence même si je ne sais pas comment je pourrai rebondir si elle n’est pas satisfaite de mes dessins. J’avance timidement et m’apprête à m’excuser pour mon retard mais elle ne m’en laisse pas le temps.

– Bonjour mademoiselle Ramier, je vous attendais.

– Bonjour Madame, je vous prie de m’excuser, j’étais…

– Peu importe. Nous devons absolument faire le point avant la réunion de 14h.

   J’essaie de déceler dans le ton de sa voix si la suite de nos échanges s’annonce positive ou si au contraire je dois me préparer à affronter le pire. Mais son ton est neutre et rien dans ses gestes ne me permet d’imaginer ce qu’elle s’apprête à me dire. Elle se lève et se dirige vers la fenêtre pour jeter un œil à l’extérieur.

  Encore une fois, je ne peux qu’être impressionnée par son allure et son charisme. Elle porte un nouveau tailleur cintré parfaitement ajusté à sa silhouette fine et des escarpins vertigineux accentuent la longueur de ses jambes. J’admire son carré court d’un brun parfait que rien ne semble pouvoir venir emmêler. Un jour, je lui ressemblerai, j’aurai son assurance, sa classe et sa carrière. Enfin j’essaie de m’en convaincre en réalisant que la chemise que je porte n’a rien de glamour et que le jean et les sandales qui complètent ma tenue n’auraient pas leur place dans son dressing.

– C’est un projet capital pour l’agence Mademoiselle Ramier, j’espère que vous en avez conscience.

– Je suis d’autant plus honorée d’y participer et je vous promets que je mets tout en œuvre pour vous satisfaire.

– Ce n’est pas moi qu’il va falloir convaincre mais les investisseurs et la Mairie. Et ce que je vois pour le moment…

   J’ai le souffle coupé, mon corps entier tremble et je regarde attentivement le mouvement de ses lèvres dans l’espoir de pouvoir y lire ses pensées avant qu’elle ne les prononce.

–…pourrait-être l’œuvre d’un enfant de maternelle.

  Je m’y étais préparée, j’avais imaginé les mots qu’elle pourrait utiliser pour me déstabiliser, me blesser et rabaisser mon travail mais encore une fois elle s’est surpassée. Je l’ai tant de fois entendue malmener des stagiaires qui finissaient par jeter l’éponge et quitter les bureaux en pleurs pour ne jamais revenir. Je m’étais jurée que je ne la laisserais pas m’atteindre par son venin et que je parviendrais à trouver la répartie adaptée pour lui répondre. Et pourtant, me voilà aujourd’hui, telle une enfant devant une enseignante trop sévère, incapable de se justifier ou de trouver les mots justes. Alors je la laisse parler et m’expliquer en quoi mes croquis ne correspondent pas au cahier des charges, qu’ils sont fantaisistes, manquent d’originalité et que l’agence ne peut se permettre de proposer un tel projet sans perdre en crédibilité. Je reste impassible quand elle doute de la validité de mes diplômes et de la lucidité de celui qui a bien pu m’embaucher il y a trois ans. Mais tout à coup, elle prononce la phrase de trop, celle qui vient me toucher au plus profond de mon être :


– Ce travail n’est pas digne de cette agence. Vous n’êtes plus une junior Victoire, j’attends de vous plus d’investissement. Il va falloir me proposer autre chose si vous ne voulez pas être obligée de retourner vivre chez vos parents. Je sais que vous estimez mon travail, mais pour le moment, vous êtes loin d’avoir mon talent.

   Mon regard qui fixait le sol jusqu’à présent devient soudainement plus sombre, je sens une colère froide monter en moi comme si tout mon être endormi se réveillait d’une douloureuse hibernation. Chaque cellule de mon corps bouillonne. Toute la peine et la tristesse, trop longtemps enfouies, remontent à la surface. Ma respiration s’accélère et je sais que je ne parviendrai pas à contrôler mes émotions. Je cherche Bastien du regard par la vitre qui sépare mon bureau de l’open space mais je sais que c’est peine perdue, que rien ne pourra venir atténuer la force qui croît en moi et qui s’apprête à parler pour moi :

–J’espère bien que je ne vous ressemblerai jamais. J’espère bien que jamais je ne deviendrai la garce que vous êtes aujourd’hui.

– Pardon ? Faites attention à ce que…

– A ce que je vais dire ? Au contraire, il est temps que quelqu’un ose vous révéler ce que tout le monde ici pense de vous. Je ne suis ni votre esclave, ni votre ombre, ni votre écho. Vous vous servez du talent des autres en leur faisant croire que leur travail est minable avant d’utiliser leurs dessins en votre nom. Vous êtes une manipulatrice sans cœur et un jour vos clients se rendront compte de la supercherie. Sans nous vous n’êtes rien. J’ai cru naïvement que je ne pourrai pas exister sans votre reconnaissance mais la vérité c’est que je vaux bien plus. Je ne retournerai pas auprès de mes parents parce qu’il faudrait que je meurs pour cela et pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai envie de vivre. Pour la première fois de ma vie, je me sens vivante et finalement c’est grâce à vous. Alors merci ! Merci de m’avoir réveillée. Ça fait bien trop longtemps que je suis endormie mais c’est terminé. La vie commence maintenant.

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