Manuel de maintenance

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Miguel se réveilla sur un matelas blanc posé sur un sol couvert de tatamis en paille, une orchidée à son chevet. Dans un coin se dressait un grand vase contenant trois tiges de bambou. Une tasse de thé fumante posée sur une table basse l'attendait au pied de son lit. On pouvait voir l'ombre d'arbres en fleur s'imprimer sur le mur en papier de la chambre. Miguel tenta de se relever mais sentit une gêne sur son épaule. En regardant sous sa chemise, il s’aperçut qu'elle et une partie de son bras était prise dans une matrice en plastique. Il se servit de son bras libre pour se redresser et s’appuya contre le mur.

— Que m'est-il arrivé ?

Vous vous êtes évanoui en sortant du secteur en maintenance. Vous avez la clavicule fêlée et il semble que vous ayez subi une expérience traumatisante. Vous êtes revenu en état de choc avec un fort taux d'adrénaline dans le sang.

Des bribes de souvenirs flottaient dans l’esprit de Miguel. Le secteur fantôme, le robot solitaire, le manuel de maintenance et le — comment peut-on appeler cela ? — Le couloir qui avait failli l'aplatir. Il avait ressenti ce même sentiment que lorsqu’il avait traversé un sas pour la première fois en quittant le secteur sept. La peur. La peur de mourir. Ce moment où le cerveau se fait la malle et où l'amygdale prend le relai.

On frappa et une porte s'ouvrit au milieu de la cloison de papier. Un jeune homme habillé en gris avec de grosses chaussures entra. Il portait un plateau sur lequel attendaient un petit bol et une théière fumante.

— Bonjour, je vois que vous êtes réveillé. Je suis l'accompagnateur qui vous a ramené, je viens voir comment ça va. On vous a trouvé près du mausolée, que vous est-il arrivé ?

Encore absent, la bouche pâteuse, Miguel balbutia quelques paroles inintelligibles.

— Je vous ai ramené une tisane. Vous en voulez ? poursuivit l’accompagnateur.

Miguel regarda la théière fumante sur la table, puis le plateau que tenait l'homme. Son esprit encore embrumé peinait encore à faire la différence entre virtuel et réel. Après quelques secondes d'hésitation, il acquiesça de nouveau.

— Tenez. Très jolie décoration au fait. C’est de vous ? lui demanda l’homme.

La chambre respirait l'harmonie. Un objet de plus l'aurait surchargé. Un meuble de moins aurait créé un manque. On devinait un jardin sans le voir, simplement par l'effet qu'il avait sur la lumière et les ombres qu'il projetait sur la cloison. Les murs donnaient une impression de sécurité mais cette translucidité laissait l'esprit s'ouvrir sur l'extérieur. Le corps s’y sentait protégé et l'âme libre. Miguel repris peu à peu ses esprits.

— Non. Alan a dû la générer. Il aime faire ce genre de chose quand je dors.

Son interlocuteur lui répondit par un sourire.

— Vous êtes le troisième que je récupère à la crypte cette année. Vous faisiez un pèlerinage ? Peu de gens osent s’y aventurer.

— Non… Je crois que je voulais voir l'intérieur, répondit Miguel.

L’homme semblait contrarié. Il soupira mais ne montra aucune animosité.

— Je suis un descendant du secteur mort. Mon grand-père était un des derniers habitants, et un des derniers à traverser le sas. Il n’était qu’un enfant alors. La porte s’est refermée derrière lui et ne s’est plus jamais rouverte, dit-il calmement.

Les secteurs morts ne l’ont donc pas toujours été. Ils contenaient des habitants. Celui que Miguel venait de visiter devait être fermé depuis moins d'un siècle.

— Il a fui le bord pour s’installer au centre de ce secteur. Il disait que le sas était un caveau, sa porte une pierre tombale, qu’il fallait le laisser en paix dorénavant.

— Je suis désolé, répondit Miguel.

— Ne le soyez pas, je suis certain que vous ne pensiez pas à mal. Je dois y aller, je vous laisse ça là.

Il posa le plateau à côté du lit.

— Cette chambre est la vôtre, continua-t-il. Reposez-vous un peu, ça ira mieux d'ici une heure ou deux. Quand vous aurez fini, il y a un bac de recyclage à gauche en sortant pour le plateau et le reste. Si on ne se revoit pas, je vous souhaite une bonne continuation.

L'homme fit un signe de la main puis disparut avec la porte. Miguel se retrouva à nouveau seul appuyé contre le mur. Son court passage dans le secteur mort l'avait épuisé. La douleur avait quitté son épaule engourdie mais des courbatures parcouraient ses cuisses, souvenir physiologique de la descente et de la remontée panique le long de cette échelle. Il repensa ses découvertes dans les ténèbres de ce secteur, en particulier cet étrange manuel.

— Tu peux me sortir le manuel de maintenance de la cité ? demanda-t-il a Alan.

Un sommaire familier défila devant ses yeux. Familier mais légèrement différent. La police de caractère accrochait l’œil avec plus de sympathie. Les termes ne semblaient pas exactement les mêmes non plus. Bien qu'il reconnût le titre des chapitres, ceux-ci lui semblaient maintenant plus accessible. Il chercha le chapitre « Maintenance des secteurs ». Ce dernier, épuré de tous ses diagrammes incompréhensibles commençait par une courte présentation.

« Les secteurs s'usent inévitablement au fil du temps. Afin de garantir leur fonctionnement et la sécurité de leurs habitants, ils doivent subir des opérations de maintenance régulièrement. On distingue les opérations de maintenance continue, qui s'effectuent, comme leur nom l'indique, tout au long de la vie du secteur ; les opérations secondaires, qui ont lieu environ tous les deux cents ans et les opérations de maintenance principales qui sont nécessaires au bout de cinq maintenances secondaires. »

Cinq maintenances secondaires, mille ans. Miguel n’imaginait pas que la cité puisse survivre aussi longtemps. Il survola la suite du chapitre. Un terme retint son attention. « Vidange du secteur ». Il déplia la section correspondante.

« Afin d'assurer la stabilité de fonctionnement des secteurs voisins, il est préférable que les vidanges principales se fassent de manière progressive. Les six évacuations de service n'ont qu'un débit limité et ne doivent servir qu'à de petites régulations. Un ajustement des informations présentées lors des consultations permettra de moduler le renouvellement naturel en incitant les génératrices à diminuer leur production. La masse organique inerte pourra être acheminée vers les secteurs voisins et la masse active diminuera naturellement jusqu'à épuisement en l'espace d'environ un siècle. Pour limiter les bulles persistantes, la vidange doit être effectuée du centre vers la périphérie. Les dernières poches pourront être évacués par les issues de service vers les secteurs voisins. »

Le paragraphe précédait une animation d’un hexagone rempli de vert. Un point blanc apparaissait au milieu, grossissant pour former un cercle puis se transformant en étoile pour remplir finalement toute la surface du secteur. Le coin supérieur droit comportait un nombre commençant à 100 000 et diminuant au fur et à mesure que le secteur se vidait pour atteindre zéro à la fin de l'animation.

Il y avait donc régulièrement transfert de matière entre les secteurs, ceux-ci n'étaient pas totalement isolés. Cette révélation soulagea la conscience de Miguel, toujours tracassé par le fait d’avoir quitté son secteur natal. Il poursuivit la lecture du manuel, préférant ignorer une autre interprétation plus discutable de ce passage.

Il finit par afficher le plan tridimensionnel de la cité. Tout aussi détaillé que dans le secteur mort, il arborait cependant des textures réalistes au lieu de couleurs figuratives. Miguel tourna le plan devant lui et zooma sur le sas comme il l'avait fait la première fois. Les boulons, gaines et câbles électriques parfaitement distinguables en vert fluo, jaune ou rouge dans le secteur mort se perdaient ici dans le métal dépoli de la cabine. Le réalisme de la représentation poussait le vice à comporter quelques rayures et traces d’oxydation. Il reprit une vue d'ensemble et n'afficha que les couloirs cette fois. Des milliers de filaments s'entrecroisaient au milieu d'immenses zones vides inaccessibles figurant les zones de transport et de stockage des ateliers. Des sortes de hangar à hangar. Il remarqua alors que les couloirs formaient un réseau certes extrêmement dense mais où chaque point semblait rapidement accessible de n'importe quel autre. En particulier, un secteur pouvait être traversé quasiment en ligne droite. Il partit d'un filament connecté à l'un des sas et le suivi visuellement jusqu'au sas d'en face. De nombreuses chicanes jalonnaient le trajet, mais celui-ci semblait très direct. Il évaluait la distance à environ 3 kilomètres en ligne droite.

— Ce manuel est valable juste pour ce secteur ?

Tous les secteurs sont construits sur le même modèle. Ce manuel est valable pour tous.

— Mais tu te fiche de moi alors?

Miguel se redressa brusquement en s'appuyant sur ses bras. Son épaule le fit regretter immédiatement cet excès d'humeur et un rictus douloureux traversa son visage.

— A en croire ce plan il faut à peine une heure pour traverser un secteur ! Tu m'as fait prendre des chemins tordus dès le début. Il m’a fallu des jours pour traverser le secteur 7 ! Pourquoi as-tu essayé de m’empêcher de partir ?

Le tracé était sinueux car jusqu'alors, vous aviez l'habitude d'aller d'un atelier à l'autre, pas de vous déplacer sur de longues distances. Il a fallu un certain temps au système pour comprendre cette nouvelle approche de votre part. Je suis une intelligence artificielle, pas un humain. Je ne cherche pas à comprendre la cause de ce qui vous motive, mais cherche à modéliser votre comportement passé afin de mieux répondre à vos requêtes futures. De ce fait, j'apprends par l'expérience et l'erreur et converge vers une solution optimale. C'est pour cela que votre trajet devenait de plus en plus direct au fil du temps. Maintenant que vous savez vous-même quel chemin prendre, vous pouvez l'utiliser directement lors de vos déplacements.

Cette réponse ne convainquit pas vraiment Miguel. Interprétant ses réaction, Alan continua.

Cela serait regrettable d'empêcher les personnes comme vous d'entreprendre ce voyage.

— Comme nous ?

Il y a régulièrement des anomalies de votre genre. Elles assurent la stabilité de la cité. Celle-ci reste stable tant que la population reste globalement à sa place. Bien qu'animé d'un mouvement brownien, elle est démunie de mouvement d'ensemble. Imaginez ce que serait un déplacement de masse d'un secteur à un autre, voire vers l'extérieur et l'effet domino qu'il engendrerait. Cela signerait la fin de Thélème.

— Les gens sont bel et bien enfermés dans leur secteur. C'est toi qui es responsable de toutes ces légendes sur les barrières ?

Les habitants sont libres de sortir. Encore faut-il qu'ils le veuillent. Les histoires qu'ils inventent sont une justification de leurs propres peurs. Leur comportement impose une certaine aversion envers les bords du secteur. Ainsi le résultat de leurs recherches et de leur déplacement est en adéquation avec cette crainte. Ils tombent inconsciemment dans une boucle de renforcement qui les maintient éloignés des issues.

Une boucle de renforcement. Comme cet étrange coureur que Miguel rencontra peu après son départ.

— Lorsque tu m'as traité d'anomalie, tu as dit que nous assurions la stabilité de la cité. Pourquoi ? J'aurais tendance à dire que nous sommes un risque d'après ce que tu dis.

Au contraire. Votre témoignage est vital pour cette stabilité. Les mouvements de masse sont dangereux. Pourquoi les gens voudraient-ils sortir à votre avis ? demanda Alan.

— Pour voir l'extérieur.

Pourquoi ?

— Pour voir autre chose que ces murs !

Pourquoi ?

— Je ne sais pas moi ! Parce qu'ils s'ennuient à mourir. Parce qu'ils veulent voir ce qu'il y a vraiment dehors ! Parce qu'ils ne font pas confiance aux images que tu leur bombardes et à tout ce que tu nous racontes !

Nous arrivons aux causes racines. L'ennui est géré par les ateliers. Si quelqu'un s'ennuie, il peut se trouver une occupation physique, productrice ou créative. Toutes existent et sont librement accessibles.

Miguel repensa à ce qu’Hermès lui avait dit dans la tour hydro. Thélème déteste l’ennui. Cette phrase lui paru absurde alors. Elle ne l'était peut-être pas tant que ça.

Pour la question de voir l'extérieur, l'environnement virtuel peut simuler n'importe quel environnement. Le paroxysme pouvant être atteint comme l'a fait Aliénor en désactivant simplement les murs de la chambre, même si l'immense majorité des citoyens se sentent mal à l'aise en espace ouvert.

— Tout a été prévu… remarqua amèrement Miguel.

Tout a été prévu pour que Thélème converge vers un état stable, mais cet état était initialement inconnu. Elle l’a atteint naturellement au fil du temps. Elle n'a fait que suivre le chemin générant le minimum de perturbation.

Thélème est parfaite. Elle ne l'était peut être pas au début, mais elle était déstinée à le devenir.

— Et moi dans tout ça ?

Reste le point qui fait que vous et vos semblables sont si importants : la confiance en la cité. On ne peut éradiquer la suspicion chez l'être humain. De la suspicion naît la méfiance et la rancœur, qui peut rapidement contaminer un groupe et dégénérer. Les individus ressentent naturellement le besoin de braver l'autorité et de se rebeller contre l'interdit, même si ces interdits ne sont qu'une construction de leur esprit. En voyant, grâce à vous, que ces interdits ne sont en fait qu'illusion et qu'ils sont réellement libres de leurs actions, ils restent dans l'état où ils sont et ne ressentent plus le besoin de changer les choses. De plus, si des témoins réels racontent ce qu'ils ont vu et que cela correspond à ce qui est décrit sur le réseau, les soupçons s'amenuisent et les individus retournent à leurs occupations. Les plus sceptiques peuvent toujours aller voir eux-mêmes. Restent enfin les farouches opposants qui, faute de preuves tangibles, deviennent une caricature d'eux-mêmes et se retrouvent isolés socialement.

— Mais, ce n'est pas possible, les gens ne peuvent pas rester où ils sont simplement comme ça !

Vous, individu, désirez sortir ? Allez-y. Vous, population, désirez sortir ? Pourquoi ? Le trajet et long, on est bien ici, ça fait mal aux pieds, on ne découvrira rien de plus que ce qu'on sait déjà, il fait froid dehors, les radiations vont nous tuer, on va tomber dans le vide, on ira voir plus tard. Comme tout dans la nature, une population tend vers un état de repos nécessitant le minimum d'énergie. Lui apporter ce qu'elle demande permet d'éviter qu'elle n'aille le chercher elle-même.

Les arguments tombaient les uns après les autres. Si tout ceci était vrai, Miguel serait libre de continuer et pourrait sortir de la cité. Cela dressait cependant un sombre tableau de ses congénères. Il préféra s’allonger et ne plus y penser. Il avait maintenant un chemin direct pour atteindre le bord. Il savait maintenant que la fin de son voyage l’attendait à quelques jours de marche.

— Une dernière chose. Tu parles des gens comme nous. Qui y a-t-il d'autres ?

Vous en connaissez au moins une. Celle qui vous a fait entreprendre ce voyage.

Aliénor… Il se sentit à ce moment très proche de la vieille femme.

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