Départ

6 minutes de lecture

La soirée s’installait paisiblement dans la cité. La température baissait, la longueur d’onde des éclairages s’allongeait vers le rouge. Miguel tenta une dernière fois de parler à Christelle, une maigre lueur d’espoir au fond de lui.

— Je partirai demain matin.

Il se tenaient dans un centre de musculation au milieu des génératrices à pédales et des rameurs. D’autres machines délirantes comportaient des câbles munis de poignées que l'on pouvait tirer de haut en bas, de gauche à droite, d'avant en arrière, voir les trois à la fois. La jeune femme avait passé la journée ici et pédalait depuis presque une heure déjà sur un vélo couché. L'endroit sentait la transpiration mêlée à une pointe d'oxyde métallique. Elle ralentit la cadence et s’arrêta.

— On en a déjà parlé, je suis désolé Miguel.

Ses yeux fixèrent le petit afficheur de la machine. Ce dernier indiquait 1300 kilojoules.

— Mais pourquoi ? Il y a des ateliers de production partout dans la cité, on pourra s'arrêter pour recharger quand tu voudras.

— J'aimerai. Je te promets que j'aimerai t'accompagner. Mais trop de perte, pas assez de rendement.

Son œil droit rougit et commença à se mouiller. Quelques larmes coulèrent, se mêlant à la transpiration de son visage.

— Arrête avec ça… murmura Miguel entre ses dents. Arrête avec tes excuses foireuses.

— Mes excuses foireuses ? hurla Christelle en se levant de sa machine. Est-ce que tu as la moindre idée de ce qu'a coûté cette prothèse à la cité ?

Sa voix cassée mêlait haine et tristesse. Des larmes coulaient sur la partie droite de son visage alors que son œil gauche restait désespérément sec. Cependant, pour la première fois, Miguel pouvait lire la même chose dans son regard. Le chagrin, la douleur, la culpabilité, le tout vainement caché derrière le dérisoire masque de la colère. Tout ça se lisait aussi bien dans son œil biologique que dans sa prothèse artificielle.

— La synthèse des matériaux, la fabrication de l'implant, l'opération, les automates médicaux, la convalescence ! énuméra Christelle. Je suis resté trois mois en chambre de repos à me tourner les pouces pendant qu'on m'apportait à manger. Rien que le fait de rester en vie consomme près de dix mégajoules par jour ! Sept cents mégajoules pour les trois mois d’hospitalisation !

— La cité est équilibrée pour ça. Le surplus d'énergie qu’elle produit fournit le reste et les accumulateurs servent à amortir les cas dans ton genre.

Lorsque ces derniers mots sortirent de sa bouche, Miguel sentit que ce n'était pas la bonne chose à dire.

— Je ne veux pas être un cas dans mon genre ! Je ne veux pas être redevable !

Elle s'effondra contre Miguel tapant lamentablement de ses poings sur sa poitrine.

— Je ne veux pas me balader dans les couloirs en pensant que j'ai bouffé des dizaines d'années homme de production ! Je ne veux pas me dire que, quelque part, un pauvre type va passer sa vie à absorber ce que j'ai fait !

Sa voix n'était plus qu'un sanglot, des larmes coulaient à flot sur sa joue et sur la veste de Miguel. Il tenta de la consoler, la prit dans ses bras, lui tapota maladroitement le dos et lui tendit un mouchoir. Christelle renifla et prit le morceau de tissu en se dégageant. Elle se moucha après quelques instants d'hésitation.

— Merci, dit-elle le regard dans le vide.

Elle resta perdue dans ses pensées. Son visage angélique se détendit un peu et ses lèvres dessinèrent un sourire sans joie. Ses larmes cessèrent de couler, son implant reprenait implacablement sa froideur habituelle et rendait à son regard cette ambivalence qui le caractérisait tant. Mais Miguel pouvait maintenant discerner un fond de mélancolie derrière le vert émeraude de son iris artificiel. Elle resta là quelques instants, le mouchoir encore humide dans sa main, la tête légèrement penchée vers le bas, fixant un point imaginaire sur le sol derrière son interlocuteur. Miguel brisa finalement le silence.

— Je ne comprends pas, si tu détestes autant cet implant, pourquoi l'as-tu fait vert ? Pourquoi ne l'as-tu pas fait bleu comme ton autre œil, gommé les cicatrices et oublié tout ça ?

— Justement pour ne pas oublier… Chaque fois que je me regarde dans une glace, j'y repense. Chaque fois qu'on me fait une remarque, j'y repense. Je retourne alors à l'atelier éponger un peu ma dette. Peut-être arriverai-je un jour à m'en libérer.

Elle regarda derrière son épaule. Les balanciers continuaient leur va-et-vient régulier dans l'atelier voisin.

— Je dois y retourner.

Miguel la saisit par le bras.

— Chris, rien ne t'oblige à t'infliger ça.

— Si Miguel. Tout m'y oblige.

Elle le regarda dans les yeux, refoulant son émotion pour ne pas craquer à nouveau.

— Tu n'as pas grandi ici. Je ne sais pas si le problème vient de ton secteur ou du mien, mais toi et moi n'avons pas la même vision des choses. Continue ton chemin. J'espère qu'il ne t'arrivera rien. On raconte plein de choses sur l'horizon, les autres secteurs, l'extérieur et tout ça.

— Ne t'en fais pas, ce ne sont que des légendes.

— Ce ne sont pas les légendes qui m'inquiètent, Miguel. Mais ceux qui y croient…

Elle se retourna et partit dans l’atelier voisin. Miguel la regarda s'en aller, enfermée dans sa propre prison d'où elle ne pourrait peut-être jamais s'échapper. Une main se posa avec douceur sur l’épaule de Miguel. Il se retourna pour voir William la regarder s'en aller lui aussi.

— Cça lui arrive de craquer parfois, mais elle est forte.

La douce voix du colosse rassura Miguel.

— Ça fait longtemps que tu es là ?

— Je ne suis jamais très loin d'elle. C'est ma grande sœur, mais c'est elle qui a besoin qu'on veille dessus. Allez, vient, un peu d’air te fera du bien.

Les deux hommes s’éloignèrent et prirent la direction de la place centrale. Ils restèrent silencieux le temps du trajet. Miguel, appuyé sur la rampe du tapis roulant crut plusieurs fois apercevoir Christelle les suivre de loin. Lassé de ces hallucinations obsessionnelles, il activa le brouillage social de son implant occulaire. Les visages anonymes de la foule le devinrent encore plus. Hommes et femmes inconnus se changèrent en formes humanoïdes androgynes aux profils sans traits, laissant Miguel dans sa propre bulle de conscience.

Le couloir déboucha sur la place centrale du secteur. Miguel revint dans le monde réel lorsque l’une des formes s’adressa à lui. Il coupa son implant pour voir William lui indiquer un banc libre face à l’arbre sculpté.

Ils s’assirent, fixant tous deux la devise de Thélème.

— Elle n’a jamais compris le sens de cette maxime, dit William.

— Que veuxtu dire ?

— « Un cycle fermé assure la stabilité ». Elle s’applique à Thélème, pas aux individus.

Miguel repensa à Christelle et a son obsession pour son équilibre énergétique. William continua :

— Après son accident, elle s’est mise à tout calculer. Ce qu'elle mangeait, les convoyeurs, les ascenseurs. Elle a commencé par tout faire à pied. Ensuite, elle passait tout son temps dans les ateliers, c'était devenu une obsession. Uniquement des ateliers de production, jamais de répartition ou de logistique. Quand j'ai compris ce qu'elle essayait de faire, je lui ai proposé mon aide. J'ai toujours été assez costaud, bien plus qu'elle. J'ai passé des heures à pédaler à ses côtés. Lorsque je ne sentais plus mes jambes, je passais au rameur ou à l'empilage. J'empilais les briques par paquet de dix, un vrai monte-charge ! Ça n’a pas aidé à affiner ma silhouette, dit-il en gonflant ses biceps.

— C'est le moins qu'on puisse dire, confirma Miguel.

— Malheureusement, ça la rendait jalouse. Je développe cinq fois plus de puissance qu'elle. En pensant l'aider je ne faisais qu'empirer la situation, j'ai donc arrêté. Maintenant, je m'occupe tout en gardant un œil sur elle, je lui sers de défouloir quand elle en a besoin. Elle ne m'a jamais demandé de la laisser tranquille, ça doit lui faire du bien de me savoir à ses cotés.

Miguel fixait la statue de l’arbre sans feuilles dressé devant lui. Son tronc creux aurait pu contenir un enfant assis en son sein. Le socle portait également le symbole et la devise de Thélème. Ces derniers éléments se retrouvait identiquement dans chaque secteur. L’esplanade, le piédestal, la devise. Mais l’arbre, lui, était toujours différent.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire borokov ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0