La tour

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Miguel ne pensait rester que quelques jours. Cependant, chaque matin était prétexte à prolonger un peu plus son séjour ici. La sédentarité lui manquait et Christelle jouait pour beaucoup dans cette décision. Les jours s’étirèrent au contact de la jeune fille pour devenir des semaines. Un atelier d'empilage l'avait ramené à son ancienne vie. L'insertion avait déménagé dans une autre partie du secteur un mois après son arrivée et avait été remplacée par de l'empilage de déchets organiques compressés. William n'avait jamais envisagé que cet atelier pouvait être une activité artistique, aussi fut-il très intéressé lorsque Miguel lui décrivit cette facette inattendue. Ils formaient une belle équipe à eux deux. L'un en tant qu'architecte, l'autre en tant que main d’œuvre. Christelle venait parfois jouer les inspecteurs qualité en fin de journée et se faisait un malin plaisir à taper dans une brique mal placée et voir toute la construction s'effondrer sur elle-même avant d'être envoyée dans les ténèbres par le convoyeur.

Un soir, Christelle proposa à Miguel d'aller visiter une des fermes. N'ayant jamais eu l'occasion de pénétrer dans une tour hydroponique , il accepta volontiers.

— Le programmateur est un bon ami à moi, je le connais depuis toute gamine. Tu vas voir, c'est un genre de génie. Il fait la pluie et le beau temps, littéralement je veux dire. Il contrôle toutes les fermes du secteur. Je voudrais te montrer quelque chose.

Miguel haussa un sourcil d'étonnement, mais continua non sans une légère appréhension concernant ce programmateur. Ils arrivèrent au pied de la tour. Rien n'indiquait la présence d'une telle structure au-delà de cette porte, si ce n'était le marqueur dessiné sur l’œil de Miguel. L'entrée donnait sur un long couloir circulaire tournant sur la gauche. Des accès étaient régulièrement espacés sur le côté intérieur, un ascenseur attenant à une cage d'escalier attendait ses passagers, à droite en entrant. Christelle prit l'escalier et monta un étage, suivie par Miguel. Ils sortirent, firent quelques pas et s'arrêtèrent. Un homme était assis dans une petite pièce, devant un mur vide. Il était voûté, de grosses lunettes posées sur un nez tout aussi gros lui dessinaient deux yeux globuleux d'un bleu profond. Il se balançait d'un rythme régulier, semblant réciter une litanie inaudible. Ses doigts crochus pianotaient dans le vide, probablement sur un écran virtuel que lui seul pouvait voir.

— Salut Hermès ! lança Christelle.

L'homme n'avait pas sourcillé. Il continuait de marmonner, déclara sans prévenir « 27 secondes ! », puis reprit son baragouinage. Difficile de dire à qui il s'était adressé.

— Prends ton temps, on te laisse finir.

Au bout d'une demi-minute le vieil homme se retourna et baissa ses lunettes sur son nez.

— On ne peut prendre le temps, il nous glisserait entre les doigts. On ne peut que l'utiliser lorsqu'il se présente à nous. Que puis-je pour toi ?

Hermès parlait d'une voix calme. Il regardait Christelle par-dessus ses grosses lunettes rondes, la lumière de la pièce se reflétait sur son crâne dégarni.

— Mon ami, là, est du genre artiste. Tu pourrais nous faire quelque chose de sympa, si tu vois ce que je veux dire ?

Ils se regardèrent dans les yeux, un petit sourire sur les lèvres. Chacun soutenant le regard de l'autre, mais aucun ne flancha.

— Cette tour n'est pas un jouet, petite ! Elle nourrit plusieurs milliers de personnes. De plus, mes entorses au programme ne devraient pas s'ébruiter auprès de n'importe qui.

— À d'autres ! Depuis que je suis gamine, tu t'amuses avec ce truc. Je ne compte pas le nombre de fois où tu m'as cachée ici pour ne pas me faire disputer par mes parents. Ne t'inquiète pas, Miguel a fait des choses bien plus discutables que toi.

Hermès sembla intéressé. Il regarda Miguel en coin et revint sur Christelle.

— Qu'a-t-il fait de si spécial ? Il a disjoncté un couloir pour voir ces pauvres âmes s'agiter dans le noir ? Ce garçon m'a l'air tout à fait sain d'esprit.

— Ça va, Will avait quinze ans quand il a fait ça. Il a trouvé le panneau par hasard derrière une cloison, en chahutant avec ses copains. Qu'est-ce que tu voulais qu'un ado attardé comme lui fasse dans ce cas-là ? Non, Miguel vient du secteur 7. Mais pas celui d'à côté, le sien est au moins à cent kilomètres d'ici, vers le centre.

— Un voyageur … prononça Hermès dans un soupir.

Il se redressa, ses yeux s'ouvrirent en grand et fixèrent Miguel, plein d'espoir.

— Est-ce vrai, jeune homme ?

— Heu … Oui. J'ai traversé une quarantaine de secteurs avant d'arriver ici.

— J'ai déjà rencontré quelques voyageurs par le passé. Il est très courageux de votre part d'avoir entrepris un si long voyage et peut-être encore plus d'en parler. Si vous avez traversé autant de secteurs, vu tant de choses, comme vous le dîtes, vous avez sûrement déjà visité des tours hydro.

— Jamais visité, je n'en ai jamais eu l'occasion, mais j’ai quelques bases sur leur principe.

— Dans ce cas, je dois paraître à vos yeux comme une étrange particularité.

Christelle parut intriguée par cette remarque. Miguel au contraire acquiesça, semblant comprendre à quoi Hermès faisait allusion.

— Attends, tu veux dire quoi par là ? demanda la jeune femme.

Elle regarda tour à tour l'un et l'autre de ses interlocuteurs. Le silence s'installa parmi le trio. Hermès fit un infime signe de menton à Miguel qui prit finalement la parole.

— Si j'ai bien compris, vous contrôlez cette tour ? L'arrosage, l'éclairage, la température, les semis, les moissons, les récoltes, tout ?

— C'est exact.

— Et donc quel est le problème ? demanda Christelle impatiente.

— Les tours hydro fonctionnent en automatique, lança Miguel. Enfin, normalement. Je n'ai jamais entendu parler d'aucun programmateur rattaché à une tour. Les programmateurs règlent l'éclairage des couloirs, le chauffage, l’ordonnancement de certains ateliers, mais personne n'est capable de gérer seul une telle installation.

— Veuillez m'excuser.

Hermès repartit dans sa prière silencieuse, mais cela ne dura que quelques secondes cette fois. Il fit quelques gestes dans le vide et se retourna.

— Vous comprenez alors pourquoi une salle de contrôle aussi sommaire, demanda-t-il.

— Cet atelier n'est pas censé exister. J'imagine qu'une salle virtuelle est dessiné sur vos yeux ? répondit Miguel.

— En effet. Mes lunettes me servent à m'isoler du monde réel en le floutant. Cela m'aide à me concentrer sur ce que me projette ma lentille. Laissez-moi vous montrer.

Hermès partagea sa vision avec Miguel. Des écrans de contrôle, des boutons, des menus s'affichèrent tout autour de lui. Il reconnut ce qui semblait être un plan stylisé des fermes, des petites icônes en forme de nuage, de soleil ou de pluie était dessiné dans le coin de chaque parcelle ainsi que la température, le taux d'humidité et d'autres valeurs dont la signification lui était inconnue. Chaque lot possédait également un petit curseur indiquant à quelle saison de l'année il se trouvait.

— Impressionnant, déclara Miguel.

— Vous n'avez encore rien vu.

La carte s'agrandit, détaillant les parcelles, les sillons jusqu'à pouvoir distinguer chaque plant et chaque pousse individuellement. Hermès avait zoomé sur une culture de carottes. Il ouvrit le détail d'un des légumes. S'affichèrent alors longueur, poids, taux de sucre et une succession d'autres paramètres biologique. Un message « Confirmer suppression » apparut. Le vieil homme fit un geste du doigt avec un petit rire nerveux.

— Voilà, je viens d'envoyer cette malheureuse carotte au compostage.

— Ce n'est pas un peu gâché ? fit remarquer Christelle.

— Une carotte sur les millions que compte cette exploitation est une perte bien négligeable. Nous avons une sorte d'accord tacite avec la cité. Je fais ce qu'il faut pour que la production reste optimale et elle me laisse une certaine liberté.

Le vieil homme ôta ses lunettes et continua.

— Mais, il me semble que vous étiez venu ici pour voir autre chose qu'un vieillard dans un cagibi, non ? Un silo à tomates vient d’être récolté, je vous envoie le chemin à emprunter. Jeune fille, je vous saurais gré de vous tenir à l'écart cette fois-ci.

Miguel et Christelle suivirent le couloir. Des récolteurs et des badauds allaient et venaient. Un homme sortit d'une porte sur la gauche en mangeant une pomme. Son sourire radieux contrastait avec son teint basané. Il était suivi par un petit garçon qui trottinait derrière lui, une pomme également dans la bouche. Miguel et Christelle arrivèrent à l'entrée indiqué. Derrière, se déroulait une longue passerelle vitrée donnant une vue plongeante sur les silos de croissance. Certains étaient ouverts, d'autres fermés par un plafond opaque. En fait de tour hydro, cela aurait plutôt dû s'appeler des puits hydro, mais ces édifices auraient perdu de leur superbe à se nommer ainsi.

Miguel surplombait un silo verger où poussaient des cerisiers. Un tronc central s'élevait au centre du puit sur plusieurs dizaines de mètres pour venir fusionner avec une structure en étoile juste sous les pieds de Miguel. Des cerisiers poussaient radialement à partir de ce tronc vers une lumière artificielle provenant des murs du silo. Des bras robotisés amenaient des nacelles où s’affairaient deux ou trois récolteurs. Certaines cabines étaient vides. De ces dernières partaient une demi-douzaine de pattes munies de griffes qui décrochaient avec délicatesse les cerises de leurs branches.

Le silo suivant était le parfait contraire. Ses parois étaient tapissées de blé qui poussait en direction d'une colonne centrale lumineuse, un anneau muni de lames acérées attendait le temps des moissons au fond du puit. Christelle bifurqua à gauche pour surplomber un silo masqué. Elle s’arrêta devant ce qui semblait être l'entré d'un monte-charge. Le mot « Jachère » était écrit en lettre lumineuse rouge sur la porte.

— Hermès, on y est. Tu nous ouvres ? demanda la jeune femme. Prends l'air naturel, fit-elle à Miguel. Il n'aime pas qu'on attire trop l'attention là-dessus.

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