Chacun son histoire

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Christelle but une gorgée et commença son récit.

— Ça remonte à cinq ans. J'étais dans un couloir avec mon petit frère quand il y a eu un accident. On ne sait pas trop ce qu'il s'est passé, un accumulateur qui a sauté, quelque chose comme ça. Je me souviens d'une explosion. Difficile de décrire ce qu’on ressent à ce moment-là. C'est comme si le temps s'était arrêté pendant une fraction de seconde, tout était figé sur place, silencieux. Un simple boom très sourd qu'on entend plus avec le ventre qu'avec les oreilles. Tellement fort que tu ne l'entends même plus. Puis le noir...

La jeune femme marqua une pause.

— J'ai rouvert les yeux quelques secondes plus tard je pense, enfin l’œil dirons-nous. L’autre s’était fait la malle.

Elle montra son œil encore intact avec son index.

— Un bruit grave me sifflait dans la tête, j'étais déboussolée, je sentais du sang chaud me couler sur la figure et une odeur de cochon brûlé dans l'air. J'avais la tête qui tournait, les mains qui tremblaient. Je me souviens avoir vu des drones médicaux tourner dans tous les sens autour de moi. J'ai mis un peu de temps avant de comprendre ce que c'était. Et je les ai vu extraire mon petit frère des décombres. Je n'ai pas réalisé sur le coup, mais il a bien failli y passer, il serait mort avant d'être majeur.

Christelle prononça cette dernière remarque sur le ton de la conversation.

— C'était prévu pour quand ? répondit Miguel.

— Vingt ans pour lui. Moi seize. Qu'est-ce qu'il mangeait quand il était gosse ! Il a explosé tous les compteurs de consommation ! Résultat, trois ans de plus que la moyenne pour produire ce qu'il avait consommé. Il s'en est bien sorti ce jour-là. Enfin bref, il y avait des corps partout. Certains encore vivants, d'autres morts. Je me souviens du corps d'un gamin, il devait pas avoir plus de huit ans. Si c'est pour mourir comme ça aussi jeune avant d'avoir généré quoi que ce soit, ça sert à rien de venir au monde ! Heureusement, les autres étaient tous au moins adultes et il y avait un centre de compostage pas loin à l'époque. Les déblayeurs ont pu les emmener à la broyeuse pour faire un peu de matière organique. Ça enrichit le compost et ça donne du goût aux tomates. Moi, je m'en suis tiré avec un œil en moins, quelques brûlures et un tympan perforé.

— Oh Chris ! T'as pas fini de raconter cette vieille histoire encore ! cria une voix au bout de l’atelier.

Miguel tourna la tête pour voir qui parlait. Un homme apparu derrière un balancier un peu plus loin. Dire que le type était costaud serait un euphémisme. L'homme était plutôt du genre armoire à glace, deux mètres de haut, les épaules carrées et difficile de dire de ses cuisses ou de ses bras lesquels étaient les plus volumineux. Un gars comme ça sur une génératrice à pédales pouvait bien alimenter tout un secteur. De la sueur trempait son marcel. Comme quoi, même un béhémoth comme lui pouvait être fatigué.

— Ah, je te présente mon petit frère. Tu peux l'appeler le gros. Retourne pousser ta charrue, mammouth !

— Je suis pas gros, c'est toi qui es petite.

Sous cette animosité feinte, on pouvait sentir la relation unissant cette fratrie. Il s'adressa à Miguel :

— Bonjour, je m'appelle William. Elle vous a encore raconté son accident, avec ce pauvre gosse qui y est resté ?

Miguel acquiesça.

— Ce gosse n'avait rien à faire dans ce couloir ! En plus, je suis sûre que c'était un goinfre comme toi, t'as une idée de tout ce qu'il a pu engloutir avant de pouvoir faire quoi que ce soit de sa vie ?

— C'est bon, c'est pas sa faute, ça arrive. Toi et tes grands principes d'équilibre des fois, ça me fatigue, répondit William.

— Tout le monde n'est pas comme toi ! T'es tellement gros, il te suffit de grimper un escalier et redescendre par l'ascenseur pour alimenter tout le secteur pendent au moins un an !

Miguel pouffa de rire sur cette répartie et tenta de détourner la conversation. Qui sait combien de temps ces deux-là pouvaient se chamailler. Et le charme énigmatique de Christelle ne le laissait pas indifférent.

— Cette couleur te va bien. Et ça semble coller à ton caractère, dit-il en souriant.

Christelle tira la langue à son frère et se retourna vers Miguel en souriant.

— Allez, à ton tour maintenant !

— Mon tour de quoi ? Répondit-il surpris.

— Ton histoire. On a tous une histoire à raconter. Je t'ai raconté la mienne, maintenant à toi. Qu'est-ce qu'il t'es arrivé dans ta vie ? Au pire, invente !

Le regard asymétrique de Christelle avait quelque chose de dérangeant et fascinant à la fois. Son œil pétillait l'innocence et la joie de vivre, son implant semblait percer votre âme et lire en vous comme dans un livre ouvert. Cette impression de froide sévérité était accentuée par la cicatrice le traversant et un léger sourire en coin figé sur ses lèvres. Miguel hésita à lui raconter son histoire. Comment allait-elle réagir ? Il ne connaissait pas les habitudes de ce monde ni comment ses habitants considéraient les autres secteurs. De plus, cette fille avait l'air assez imprévisible et son frère, bien que très avenant, n'était pas le genre de personne qu'on aimait se mettre à dos. Il se rattrapa alors à ce qu'elle venait de dire. Au pire, invente-la.

— Une histoire… Ça tombe bien, j'ai été conteur à une époque.

— Ah, je savais bien que t'étais de ce genre-là. Bien, à défaut de vivre leurs histoires, les conteurs sont plutôt doués pour les raconter ! Vas-y, je t'écoute.

Elle s'assit en tailleur, joignit ses doigts et posa son menton dessus. Son œil brillait comme celui d'une fillette plongeant dans le monde imaginaire d'un conte pour enfant. Cette même expression survola fugacement son implant avant de s'effacer. William s'appuya sur le mur, les bras croisés, un sourire bienveillant sur le visage. Cela semblait marcher. La situation était maintenant suffisamment ambigüe pour que Miguel puisse laisser planer le doute sur la véracité de ses propos et pouvait s'en sortir en feignant l’affabulation si son histoire ne leur plaisait pas.

— Eh bien… Je ne viens pas vraiment d'ici. Je suis comme qui dirait un voyageur, un étranger venu de loin.

Cette remarque attisa la curiosité de la jeune femme, pendant que son frère continuait d'écouter nonchalamment.

— De loin, genre, des quartiers Nord ? demanda-t-elle.

— Plutôt des quartiers Est en fait.

— Les quartiers Est ? Ils sont plutôt casaniers là-bas pourtant. Y'a José qui y connaît deux ou trois gars, ils ne sont pas du genre voyageur.

— En fait, je viens d'un peu plus loin que les quartiers Est.

— Mais tu viens d'où à la fin ? Ca fait combien de temps que tu voyages ? Accouche quoi ! T’es censé être conteur ou bien ?

— Tu veux une histoire ? Laisse-moi réfléchir...

Miguel prit quelques secondes pour mettre ses idée en forme. Il se releva, pris une profonde inspiration et se lança.

— J'ai marché des semaines et des semaines, économisant mes forces, m’arrêtant tantôt ici, tantôt là, rechargeant dans les ateliers qui se trouvaient sur mon chemin. J'ai arpenté ces couloirs des heures et des heures durant. J'ai fait de l'empilage, de la régulation, compté les verres dans une cristallerie avant de conter ceux d'anciens poètes disparus à qui voulait les entendres. J'ai fait de l'aiguillage, du remplissage, du vidage, tourné des manivelles, actionné des leviers, rencontré des personnages mystérieux et d'autres insipides, erré sans but et sans contrainte dans ce dédale sans fin pour terminer ici.

Un petit attroupement commençait à se former. Les autres balanceurs de l'atelier se rapprochèrent, intrigués par le récit de cet homme. Une dizaine de personnes s'étaient rassemblées, appuyées contre le mur, debout les bras croisés ou encore les mains dans les poches. Ils écoutaient le récit de Miguel comme celui de quelque explorateur revenant de contrées lointaines.

— Quand tu dis plus loin que les quartiers, tu veux dire quoi ? s'exclama une voix au milieu de l'assemblée.

Un murmure d'approbation se fit entendre.

— Je veux dire par-delà les quartiers derrière les quartiers ! tonna Miguel, sa tirade ayant fait resurgir son passé de conteur. Je veux dire par-delà les secteurs derrière les secteurs !

Cette dernière affirmation fit comme un choc dans l'assistance.

— Tu mens ! On peut pas atteindre l'horizon ! cria une voix.

L'horizon. Ainsi nommaient-ils la barrière dans ce secteur. Miguel avait bien fait d'éluder le terme. Cela aurait, au mieux créé, l'incompréhension dans son auditoire, au pire éveillé quelques soupçons.

— La ferme José ! Tu vois bien que c'est qu'une histoire de conteur, laisse-le finir tranquille bon sang !

On reconnut dans cette répartie le style sans concession de Christelle.

— Ouaip. Et qu'il est bien doué en plus, ça fait bien des années que j'avais pas entendu pareil fabliau ! Vas-y mon petit, continue.

Poussé par les encouragements de ce petit vieux à lunettes appuyé sur sa canne, Miguel continua. Autant lancer le grand jeu.

— Mais mon aventure n'est point finie ! Car je compte bien continuer, passer l'horizon de l'ouest, avancer encore et encore, traverser des secteurs inconnus, percer des secrets inavouables, braver les secteurs morts, narrer mon voyage à qui veut l'entendre et finir au bout du bout du monde ! Entendez mon histoire, car elle sera contée dans les ateliers par les enfants de vos enfants et fera rêver les enfants de leurs enfants ! Car oui mes amis, l'aboutissement final de ma grande quête sera bien de toucher, que dis-je, de traverser la frontière ultime de la cité pour contempler notre monde non pas depuis son âme comme nous tous, mais depuis son abord comme personne ! Vous vous souviendrez de Miguel Sanchez comme l'homme qui sortit de la cité !

Un silence pesant s'abattit soudain dans l'atelier. Miguel parcouru son auditoire, les regards étaient figés. Il était peut-être allé trop loin. Quelques applaudissements discrets se firent finalement entendre. Suivi par d'autres et d'acclamations qui montèrent crescendo jusqu'à devenir une véritable ovation envers cet orateur venu de nulle part. Quelques-uns vinrent lui serrer la main et le remercier pour cet interlude récréatif et pour l'audace dont il fit preuve dans ses paroles. Christelle restait assise à le regarder, ses pensées véritables toujours masquées par la dualité de son regard. Son frère était reparti à son balancier.

Elle finit par se lever et s'approcha de Miguel.

— Dis donc, tu parles mieux que tu balances ! Par contre, tu as intérêt à ne pas mettre le bazar dans mon atelier comme ça trop souvent. La distraction, c'est bien pour les gars. Ça les motive et ça leur change un peu les idées. Par contre, trop, ça les déconcentre et ils quittent leur poste.

— Désolé, je ne voulais pas les perturber.

— C'est rien, pour ce coup-là c'est même plutôt bien. Tu me les a remontés pour toute la journée ! Dis-moi, ça te dirait de te poser un peu dans le coin ? Tu nous raconterais tes histoires au déjeuner. Si tu n'en as plus en stock, t'en choppes sur le réseau. On n'a pas vu de conteur depuis longtemps ici.

Ses trois mois de voyage avaient fatigué Miguel. Il pensait se reposer quelques jours de toute façon, aussi l'invitation de Christelle tomba à point nommé. Elle sortit un petit miroir de sa poche, glissa une mèche de cheveux derrière son oreille et se retourna vers lui.

— Je te laisse y réfléchir. Aller, on y retourne !

Devant la mine déconfite de Miguel, Christelle se ravisa et ils décidèrent d'aller manger un peu. Au passage, elle invita son frère à venir partager leur repas, non sans faire une remarque désobligeante sur sa vivacité à accepter l'invitation.

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