Dan

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Du peu que Miguel en avait vu, ce secteur ressemblait trait pour trait au sien. Mêmes couloirs sans fin, même population, mêmes chambres. L'excitation du début avait rapidement laissé place à une certaine déception. Mis à part cette histoire de miroir sans queue ni tête, tout semblait identique. Aliénor avait dit que chaque secteur avait ses propres légendes. Peut-être cette histoire faisait-elle partie du folklore local, mais, avant de creuser ça, il lui fallait recharger son crédit. Allongé dans son lit, il demanda à Alan :

— Qu'y a-t-il comme atelier dans le coin ?

Une carte s'afficha devant lui. Les ateliers étaient variés. Régulation, convoyage, empilage. Il y avait aussi plusieurs centrales musculaires. Il remarqua une place d'aiguilleur libre au niveau inférieur.

— Allez, un peu de cérébral me fera du bien après tout ce voyage. J'ai vu un ascenseur en arrivant, la descente me créditera de quelques joules, dit-il dans le vide.

Miguel sortit de sa chambre et longea le tapis, l'ascenseur était à quelques dizaines de mètres plus loin. Il vit un homme s'en approcher au petit trot et y rentrer. Les portes se refermèrent avant que Miguel n'arrive. Il aurait sûrement pu l'intercepter s'il avait accéléré le pas, mais ses pieds étaient vraiment fatigués. Il s'approcha de la porte et attendit que la machine revienne accueillir son prochain passager. Un soupir indiqua que la cabine était revenue et elle s’ouvrit, une légère odeur de transpiration s'en échappa. Au même moment, quelqu'un arriva au niveau de Miguel et entra dans l'ascenseur avec lui, Il reconnut l'homme qui avait pris l'ascenseur quelques instants auparavant.

— Bonjour ! Vous allez mieux ? Je vous ai vu tout à l'heure avec les deux accompagnateurs, demanda l'inconnu.

— Oui, très bien, répondit Miguel un peu surpris. Je pense que le drone médical s'est affolé pour rien. Mais… ce n'est pas vous que j'ai vu en arrivant prendre cet ascenseur ?

— Sûrement, je passe la journée ici. Je descends pour être crédité et je remonte par les escaliers. Ça remplit le crédit et ça fait des cuisses en béton !

L'homme banda les muscles de sa jambe et tapa dessus avec son poing. À y regarder de plus près, sa musculature lui faisait une morphologie assez difforme. Du haut, il nageait dans sa veste, les épaules basses, les cheveux en bataille, une barbe de trois jours et un nez de travers. Par contre, ses mollets se dessinaient parfaitement et ses cuisses serraient son pantalon à en faire craquer les coutures.

— Oui, je vois ça, répondit Miguel en souriant. Amusez-vous bien !

L’inconnu prit les escaliers pour remonter d’un étage. Même ici ils ont leurs illuminés, se dit-il en sortant. Il arriva sur une passerelle surplombant un immense hangar où des wagonnets suspendus à des rails arrivaient et repartaient par différentes issues. Miguel avait déjà entendu parler des salles d'aiguillage, mais en voir une de ses yeux valait le détour. Chaque wagon avait une couleur différente en fonction de son contenu. Les bleus pour les matières organiques destinées aux fermes, les noirs pour les matériaux inertes comme le verre ou le métal, les jaunes pour les denrées alimentaires en partance pour les différents distributeurs. Les aiguilleurs s'assuraient que chaque wagon aille là où il était censé aller. Le balai incessant des chariots qui se déplaçaient sans heurt, comme des mastodontes glissant paisiblement sur leurs rails, l’hypnotisait. Sur sa gauche, à quelques mètres, on pouvait voir une grande salle vitrée surplombant l’aiguillage où s'affairait une dizaine de personnes. Miguel emprunta le passage qui menait à cette tour de contrôle.

— Bonjour, je viens pour le poste d'aiguilleur, demanda-il en entrant dans la salle.

— Roger ! Tu peux rallumer la quatre, on a un gars ! répondit une voix.

La salle sentait le chaud et l'agitation. Un gros type se leva au fond de la salle et s'approcha de Miguel.

— Salut, je suis Roger. Je m'occupe de ce bazar. Tu as déjà fait de l'aiguillage ? demanda-t-il d'un ton bourru

— Pas vraiment. Avant je faisais de l'empilage. J'ai été conteur aussi.

— Ça ira, répondit Roger. Tu connais les convoyeurs et tu sais te servir de ta tête, c'est un bon combo. Mets-toi sur la ligne quatre. Le principe est simple, tu vois les chariots qui arrivent là-bas ?

Il désigna l’entrée de l’aiguillage à travers la baie vitrée.

— Ils arrivent dans le désordre, continua-t-il. Quand ils arrivent au niveau du portique rouge, tu les orientes vers la bonne issue en fonction de leur chargement. Tu seras en mode supervisé au début le temps que tu chopes le coup. En cas d'erreur, le système rattrapera pour toi. Des questions ?

Miguel déclina de la tête et pris place au poste de contrôle.

Il passa la matinée à regarder défiler les wagons et se rendit compte des quantités faramineuses de denrées qui transitaient par ce hangar. L'aiguillage était relativement simple mais avait quelque chose de stressant. Un seul chargement de nourriture pouvait alimenter une centaine de personnes pendant un an, il n'osait pas imaginer les dégâts que provoquerait une collision.

Roger revint le voir au bout de quelques heures.

— Tu te débrouilles bien le nouveau ! En général les bleus nous en empalent toujours deux ou trois avant de chopper le coup.

— Oui, j'ai pas mal marché ces derniers temps, ça me fait du bien de me concentrer sur quelque chose.

— Ah ? Tu étais à la centrale muscu avant ? Tu n'as pas vraiment le physique pourtant.

— Non, je viens de…

Miguel hésitait à lui dire la vérité. Les sauveteurs n'avaient pas l'air très ravi en venant le chercher à la barrière et si ce secteur était identique au sien, les voyageurs n'étaient pas toujours bien accueillis.

— Je me balade un peu au hasard des couloirs. Je coupe la géoloc, je marche une ou deux heures et je rallume pour trouver une chambre ou un atelier.

— Vraiment ? demanda Roger un grand sourire aux lèvres. À croire que le miroir nous ramène tous les fêlés du secteur. On avait déjà Dan, le gars de l'ascenseur, maintenant toi. Tu n'as pas peur de te perdre ? Je ne serai même pas capable d'aller pisser sans ce truc.

— Tu ne peux pas te perdre si tu sais pas où tu vas, répondit Miguel.

Il était assez content de son excuse. Elle expliquait l'état de ses chaussures et de son arrivée ici et déambuler au hasard ne pouvait pas trop l'éloigner de son point de départ, donc on ne pouvait pas lui reprocher de déséquilibrer la cité. Cependant cette allusion supplémentaire au miroir l'avait interpelé. Le sujet semblait sensible ici. Peut-être que ce Dan serait enclin à en parler. Roger insinuait que la présence du miroir avait un lien avec la venue de cet homme. Miguel décida de tenter une approche au moment du déjeuner. Il sortit de l’atelier d’aiguillage et attendit quelques secondes devant l'ascenseur pour voir Dan en sortir, épuisé.

— Ouf… Je crois que c'est bon pour ce matin. Oh, revoilà notre grand blessé. Pour vous aussi c'est la pause ?

— Oui. Dan, c'est ça ? Je vais prendre à manger au distributeur, j'ai une chambre juste au-dessus, ça vous dit de venir boire un coup ?

— Volontiers. Ça me fera de la compagnie. Mais à une condition.

— Laquelle ?

— Vous remontez avec moi par les escaliers !

Miguel et Dan entrèrent dans la chambre avec chacun leur ration de nourriture. Potage aux légumes, protéines animales de culture, fromage de soja, céréales caramélisées et une bonne bière bien fraîche pour accompagner ça. Une table haute sortie du mur et Miguel s'installa dans son habituelle chambre blanche.

— La déco est en panne ? demanda Dan.

— Non, je garde celle par défaut.

— Ah, original… commenta-t-il en prenant une gorgée de bière. Si ce n'est pas indiscret, il t'est arrivé quoi quand les accompagnateurs t'ont ramené ? C'était la première fois que je voyais quelqu'un sortir de ce couloir.

Miguel saisit sa chance.

— Oh, rien, j'ai fait un petit malaise près du miroir. Je n'ai pas dû assez manger ce matin.

— Comment es-tu arrivé là-bas ? Pas en demandant ton chemin j'imagine. La Cellule se débrouille toujours pour nous éloigner de cette zone, sauf ceux qui ont besoin d'y aller comme les accompagnateurs ou les gars de la maintenance.

— La Cellule ?

— Oui, la Cellule, répondit Dan.

Devant le regard incrédule de Miguel, Dan continua.

— La Cellule, là quoi, ici. Tu n'es toujours pas remis de ton malaise on dirait. N’essaie pas de te défiler, comment as-tu trouvé le miroir ?

— Avant de te répondre, explique-moi un truc. Pourquoi on appelle ça le miroir ?

— Parce que c'est un miroir, mais qui ne reflète pas les gens. De ce qu'on dit, lorsqu'on s'en approche, on voit le reflet du cadre, le couloir derrière nous, teinté de rouge sang, mais on ne se voit pas dedans. On raconte que si on le touche, le miroir nous absorbe. Tu n'as jamais entendu parler de Timmy Mc. Gear ? Le pauvre gosse…

Dan prit une cuillère de céréales et continua.

— Il jouait avec ses copains près des ateliers. Pour éviter la foule, ils se sont éloignés vers les couloirs vides d'où tu venais. On leur avait bien dit de pas aller jouer par-là, mais tu connais les gosses. Enfin bref, ses amis sont revenus en pleurant, complètement terrorisés. Ils disaient qu'ils avaient vu le miroir manger Timmy. Une équipe d'accompagnateurs est allé vérifier, mais ils n'ont rien trouvé. Juste un peu de vapeur, c'est tout ce qui restait du gosse. A un moment je me suis demandé si tu n'étais pas le petit Timmy qui revenait d'entre les morts.

Miguel imagina parfaitement la scène. Le gamin entrer dans le sas, celui-ci refermer sur lui. Les autres se sont sauvés en courant, terrorisés. Lorsque le sas s'est rouvert, Timmy, seul, désorienté et paniqué a dû s'enfuir dans la mauvaise direction et être recueilli au secteur sept.

— À ton tour maintenant, comment as-tu trouvé le miroir ? demanda Dan.

— J'ai demandé le chemin à Alan. Il m'a amené là-bas. Si tu lui demandes clairement pourquoi il refuserait ?

Dan fit des yeux ronds

— Arrête de te payer ma tête. Si n'importe qui demande le chemin du miroir, il aura toujours une réponse vaseuse du genre : « Cette zone est dangereuse », « il est tard, pourquoi pas demain ? » ou alors « il y a un miroir dans le placard derrière vous ». C'est seulement lorsqu'il y a une vraie raison que le chemin s'affiche correctement. Et c'est un vrai labyrinthe ici, impossible de s'y retrouver sans guidage.

— Je suis sérieux. Attends, je vais te montrer.

Miguel demanda à afficher un plan du secteur et l'emplacement du portail. Il commença à dessiner sur la table tactile ce que son implant oculaire lui montrait.

— Tu vois, on est là, fit-il. Là, il y a l'ascenseur, le couloir par où je suis arrivé, paf, paf et là au fond, tu as le miroir.

— Attend, tu veux me dire que tu n'es pas bridé dans tes requêtes ?

— Non, du tout. Pourquoi je le serai ?

— Quand tu demandes une direction, tu n'as jamais l'impression qu'on veut te faire passer toujours au même endroit ? Quand tu demandes quelque chose d'inhabituel, tu n'as pas l'impression que l'on n'apprécie pas trop que tu poses des questions ?

— Peut-être…

Miguel repensa à la première fois qu'il demanda à sortir de son secteur. L'ordinateur ne semblait pas avoir apprécié ce soudain intérêt pour sortir.

— Où tu veux en venir ? demanda-t-il à Dan.

— J'ai l'impression que la Cellule n'aime pas quand on change ses habitudes. Au début, quand j'ai commencé à faire mon manège entre l'ascenseur et l'escalier, je l'ai fait pour m'amuser et voir combien d'énergie on pouvait gagner juste en descendant en ascenseur. Mais rapidement, j'ai remarqué que les chemins que l'autoguidage me proposait prenaient de plus en plus d'escaliers pour monter et d'ascenseurs pour descendre. J'arrive maintenant à un point délirant ou si je me mets en face d'un ascenseur et que je demande à monter, la Cellule va me guider à l’escalier le plus proche au lieu de prendre l'ascenseur. J'ai une théorie là-dessus. Tu peux mettre un décor sableux avec retour haptique ?

— Oui, attends.

Le sol blanc de la pièce se transforma en une plage de sable fin. On pouvait sentir ses pieds s'enfoncer dans le sol et le sable couler entre ses doigts.

Dan dessina une ligne dans le sol.

— Tu vois, ça c'est ton trajet habituel, ton plat favori, l'heure à laquelle tu te lèves tous les jours.

Il repassa son doigt plusieurs fois dans le sable, formant une trace de plus en plus profonde.

— A chaque fois, ta ligne est renforcée. Un jour, tu décides de faire un détour, de prendre des carottes au lieu des patates, ou de te lever plus tard.

Il dessina une autre ligne avec son doigt.

— Cette ligne est moins prononcée et elle se rebouche rapidement. Ta ligne habituelle par-contre est très marquée. Il est de plus en plus difficile d'en sortir et elle se renforce à chaque fois que tu l'empruntes.

Le sillon s’élargissait à mesure que Dan continua passait son doigt à l’intérieur.

— Arrive un moment où tu es bloqué dans cette ligne. Je pense que c'est pour ça que la Cellule refuse de nous emmener au miroir. À force de le fuir, nous nous sommes bloqués dans cette ligne qui nous empêche d'y aller. Au début, je pensais que la ligne ne pouvait que se renforcer, mais dans mon cas, j'ai tellement creusé que mon autoguidage est complètement détraqué.

Dan continuait de creuser, avec sa main cette fois.

— Je pense que je vois où tu veux en venir, dit Miguel

Dans avait le bras enfoncé dans le sable jusqu’au coude.

— Mon espoir, c'est qu'au bout d'un moment…

La tranchée creusée finit par s'effondrer sur elle-même, laissant un vague creux à la surface du sable.

— Le système se réinitialise dans un état plus ou moins neutre, conclut-il.

Dan resta pensif un moment à regarder le sol, comme s'il attendait qu'un événement se produise ou qu'une réponse apparaisse au travers des irrégularités du sable. Depuis combien de temps faisait-il son manège ainsi dans les escaliers ? Il devait en être à une vingtaine d'années au moins. Cela avait commencé comme un jeu d'enfant au début. Trop jeune pour aller dans un atelier, il avait trouvé cette solution pour gagner un peu d'énergie. L'idée stupide quoi que fonctionnelle s'était muée en passe-temps, puis en véritable obsession pour devenir sa propre prison. Il avait atteint le point de non-retour depuis longtemps. Son autoguidage était complètement inutilisable et impossible de se déplacer par soi-même dans ce labyrinthe. Son seul espoir maintenant résidait dans sa théorie, son seul espoir de sortir de ce cycle infernal, mais aussi son seul espoir de trouver le chemin du miroir.

— Je peux te poser une question ? demanda Miguel.

— Vas-y.

— Si tu tiens tellement à aller au miroir, c'est parce que tu étais avec Timmy quand il a disparu, je me trompe ?

— Ça t'étonnerait si je disais oui ? répondit Dan.

— Je pense que ça n'étonnerait personne…

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