Mon pauvre sapin...

5 minutes de lecture

Modalités du défi « Autobiographie inanimée »

Adoptez le point de vue d'un objet que vous avez oublié depuis longtemps sur une étagère. Il est là, il vous voit et se rend compte que vous ne l'utilisez plus. Avec nostalgie, il revient sur son passé et sur son rôle dans votre vie, avant de s'imaginer un futur meilleur — avec ou sans vous.



J’étais son Noël.

Dans l’étroitesse de sa chambre résidentielle que les propriétaires osaient appeler un appartement, j’étais la seule représentation de cette fête qui signifiait tant à ses yeux. Nulle autre décoration n’était permise, elle n’avait guère de place et bien trop de livres pour encombrer les seuls espaces disponibles. Loin d’être pour elle une fête religieuse, Noël était son rendez-vous familial, le jour où elle savait qu’elle le passerait en famille, uniquement entourée des gens qu’elle aimait.

Et pour la première fois de sa vie, elle passerait cette fête à l’autre bout du monde, sans aucune famille pour l’entourer. Alors oui elle voulait un sapin, même un tout petit. Elle se fichait bien de sa taille tant qu’elle l’avait, son sapin. C’est tout ce qu’elle voulait pour Noël.

Elle entra dans le magasin le 23 décembre dans l’après-midi, accompagnée d’une amie censée l’aider à faire son choix. Elle ne perdit guère de temps en flânage dans la boutique et fila tout droit vers le rayon des sapins de Noël, le mien. Elle ignora superbement les plus grands, les plus beaux, cherchant des yeux celui qui pourrait satisfaire à la fois ses désires et ceux de sa chambre. Caché derrière un camarade blanc légèrement plus grand que moi, je ne pouvais l’apercevoir qu’entre les épines synthétiques de ses branches. Du présentoir, j’étais le dernier vert qu’il restait, tous les autres étaient partis depuis bien longtemps déjà.

Son amie, fascinée par la beauté du blanc, lui conseilla de choisir celui-ci. Une grimace traversa son visage lorsqu’elle annonça que pour elle, un sapin se devait d’être vert et non albinos. Un élan de contentement s’empara de moi tandis que je jetai un regard plein de supériorité au blanc qui me devançait. Me jetant un regard noir par-dessus ses branches, il les étendit un peu plus de sorte à me cacher entièrement à ses yeux. Ses aiguilles frétillèrent d’une joie mesquine alors que je sentais mon coeur se serrer.

Mais elle n’abandonna pas. Ce serait un vert ou rien. Alors, m’apercevant derrière le blanc, son visage s’éclaira de joie. Elle tendit une main et me prit avec la délicatesse qu’elle aurait manifesté pour de la porcelaine. Un sourire sur ses lèvres, elle releva avec douceur les branches qui s’étaient affaissées, redressa ma tête tombante, rectifia la position des graines de gui rouge qui me paraient. Et son sourire s’agrandit.

« Tu n’en veux pas un autre ? Un plus grand ! Comme ça tu mettras des guirlandes dessus ! »

Non, pas ça ! Pitié, pas ça !

À ma plus grande joie, elle secoua la tête.

« Non, il est parfait ! De toute manière, je n’ai pas la place pour plus grand. »

Et tout contre son coeur, elle m’emmena dans ce qui devint notre « chez nous ». Rectifiant une fois de plus mes branches, elle m’installa dans son coin de table, là où ne reposait qu’un vieil ordinateur, faute de place. Elle me cala de sorte à ce que je sois à mon aise, sans gêner l’ordinateur et sans risque de tomber, là où ses yeux pouvaient me voir sans qu’elle n’ait à tourner la tête. Chaque fois que son regard croisait le mien, un sourire l’illuminait. Et lorsque le jour du grand événement arriva enfin :

« Joyeux Noël, mon pote ! »

Si j’avais eu des guirlandes, elles auraient toutes étinceler de mille feux.



Puis vinrent les travaux de longue haleine, les examens plus difficiles. Et le déménagement. Ne lui restant que peu de temps avant de repartir chez elle pour l’été, elle rangea ses affaires le plus vite possible, et tout ce qui ne pouvait entrer dans sa valise fut remisé aux sacs poubelles pour un tassage plus adéquat dans le taxi. Comme bien d’autres biens, je finis jeté dans un sac pour n’en être libéré qu’une fois dans notre nouveau « chez nous ». Bien plus grand, sans aucun doute, aussi put-elle librement répartir ses affaires au profit de l’espace qui lui était attribué.

À mon plus grand bonheur, je regagnais la place qu’elle m’avait donné, dans un coin de son nouveau bureau, bien plus vaste lui aussi. Toujours pouvait-elle tourner les yeux vers moi sans avoir à bouger la tête, mais elle le fit de moins en moins, concentrée sur l’écran de son ordinateur dont dépendait tout ce pourquoi elle avait traversé la moitié de la terre. Aussi n’eus-je pour toute compagnie que celle du porte-encens à l’effigie de Shiva ainsi que celle de la balle de tennis taguée qu’elle y avait posée.

Vint l’été, nous laissant seuls dans l’ombre de son appartement pour trois longs mois. À son retour elle posa à mes côté un ukulélé fraîchement débarqué de l’autre bout du monde lui aussi, sans même un regard pour mes vieilles branches, ainsi qu’un cochon de pierre rouge qu’un ami de là-bas lui avait offert. L’automne arriva, l’hiver après lui. Vaguement s’intéressa-t-elle à nouveau à moi lorsqu’elle ramena un minuscule ballon bleu qu’elle avait acheté comme souvenir du match de football de son université, auquel elle avait assisté, et qu’elle installa à mes côtés.

Et peu à peu d’autres objets vinrent s’accumuler dans ce coin de bureau, telle une collection hétéroclite qu’elle faisait pour quelque étrange raison. Une pendule de Newton, un Rubik’s Cube avec pour seule face achevée la rouge, un casse-tête chinois en bois à son sommet. Une figurine de chat japonais, d’autres du Joker et de Wolverine, qu’elle semblait affectionner. Des trousses, des crayons par dizaines, un étui à lunettes, un disque dur qui comme nous a vite pris la poussière, des câbles, des sucres d’orges, une calculatrice qui déjà avait fait son temps. Tantôt posait-elle des livres sur nous, d’autres fois des tas de feuilles, des carnets et autres cahiers, des tas de chips, de bonbons en tout genre, de fruits séchés.

Malgré le peu d’attention qu’elle me portait et de la poussière qui peu à peu assombrissait mes branches, je gardais l’espoir du retour de son sourire lorsque Noël viendrait à nouveau. Mais il n’y eu que des larmes ce jour-là, et plus une fois elle ne tourna les yeux vers moi. Vaguement son visage oscillait de mon côté lorsque, réfléchissant, elle laissait son regard errer deçi delà. Et fermant les yeux, je me laissais engourdir par l’abandon avec pour seuls rêves ses sourires d’autrefois.



Puis un jour, alors que je n’attendais plus rien, mes branches se relevèrent. Ouvrant les yeux, je la vis penchée au-dessus de moi, redressant méticuleusement ces branches qui s’étaient affaissées avec le temps, balayant d’un revers de main la poussière qui s’était accumulée. Les lèvres plissées par la concentration qu’elle mettait dans sa tâche, elle ne m’accorda de véritable regard qu’une fois son travail accompli. Se rasseyant dans son fauteuil, elle resta un instant tournée vers moi, le regard empli d’une tendresse que je ne lui avais plus vue depuis des mois. Un léger sourire éclaira son visage.

« Mon pauvre sapin… »

Si j’avais eu des guirlandes, elles auraient toutes étinceler de mille feux.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Héloïse S. Mrchll ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0