En voyage

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« Fais pas cette tête, ça va le faire !

— Mmm… »

L’antiquité verte stoppe dans la zone arrêt-minute en un grand crissement de pneus. Je suis projetée, puis retenue aussi sec par la ceinture qui me scie les côtes. Le conducteur se tourne vers moi attendant que je débarque de son véhicule. Mais le souffle encore coupé, j’ai besoin de temps pour reprendre mes esprits. Seul le pantin accroché au rétroviseur poursuit son oscillation, les membres désarticulés, vestige de cette dernière secousse.

« C’est la gare de Black River ! m’indique-t-il du menton, tout en mâchonnant son Roll’up.

— Oui, oui… merci euh… Chuck ?

— C’est ça !

— Merci pour l’auto-stop.

— Tu devrais y aller. Pour ton train.

— Oui, je ne pensais plus l’avoir.

— Alors fonce, que je n’ai pas fait chauffer la Plymouth pour rien ! »

Dans une succession de grincements et de claquements de portières, je récupère ma valise. Un dernier salut à mon pilote ; un rapide coup d‘œil à l’immense horloge murale : dix minutes. Tout est encore jouable !

Passées les premières portes automatiques, je me retrouve dans un hall bondé, fourmillant comme dans une ruche. À défaut d’insectes, c’est le nombre de félins qui m’interpelle le plus au milieu de tous ces êtres vivants : un patchwork de couleurs, races et âges, des siamois, des charismatiques, des discrets, des marrants, des hot-cats au sex appeal affirmé, des à-lunettes et même à-scaphandre. Un concert de miaulements et ronronnements illustrant les échanges et l’intense activité qui règnent ici.

Un tintement de cloche brise soudain le brouhaha. Une voix claire s’élève alors des haut-parleurs :

« La compagnie Darcelade vous informe que le panneau d’affichage est actuellement indisponible suite à un incident technique indépendant de notre volonté. Nous vous invitons à vous rapprocher du personnel d’accueil, situé aux entrées du bâtiment. Nos membres B. G. G., Bienvenue à la Grande Gare, ainsi que ceux identifiables par leur badge altruiste, pourront vous renseigner sur notre protocole d’embarquement et vous conseiller sur vos trajets. En attendant, l'ensemble de notre équipe se mobilise pour réparer ce dysfonctionnement et vous souhaite un bon voyage. »

Aussitôt, tous ceux arborant le fameux badge vert sont pris d’assaut et je vois B., G. et G. s’appliquer à répondre à la kyrielle de touristes venus s’informer. Le bain de foule m’échaude et je recule jusqu’au coin du snack-presse Chez Nox-thé-lit. Autre groupe, autre ambiance. Une bande de copines pépient, devisant sur leurs anecdotes de coiffeur, de rencontres, de listes à terminer. Tout un roman ! Leur voisin de table, un brun barbu, hermétique à ce bavardage, interrompt son écriture à la réception d’un SMS. Les nouvelles ne doivent pas être bonnes car il quitte précipitamment la petite table où il s’est installé, oubliant même un de ses carnets de contes. Le temps que je m’en aperçoive, il a déjà disparu. Dommage, j’espère que son recueil ne lui fera pas défaut pour terminer son histoire.

Gardant mon timing et ma destination en tête, je repère la gérante, espérant qu’elle puisse m’indiquer le bon quai. Mais elle est déjà fort occupée. Une vagabonde lui achète des timbres pour sa correspondance et un randonneur attend son tour juste après. Pour patienter, il échange des énigmes avec une adolescente enthousiaste. Je me demande comment il arrive à garder sa bonhomie avec cette jeune fille qui lui tourne autour en cercles de plus en plus larges. Pas le temps d’attendre ! Tant pis, je me fie à mon instinct et replonge dans la cohue.

Me faufilant parmi la marée de voyageurs, je joue de ma petite taille pour atteindre les quais. Ma valise se coince malgré tout à plusieurs reprises et écrase quelques pieds, pattes. Au passage, je capte quelques brides d’une rumeur qui enfle concernant le fichu problème technique ; où il est question d’un local trop petit, d’un fondement trop gros, de beurre et d’une tête plate. Je ne cherche pas à comprendre et poursuis ma course. A l’instant où je déboule sur les quais, je me cogne de plein fouet dans une militante qui distribue des flyers. Les feuillets s’éparpillent, taches colorées contrastant avec le bitume si froid. Bienveillance, femmes, écologie, possibles. Les mots m’apparaissent au fur et à mesure que j’aide à ramasser les papiers. Je me confonds en excuses et fourre la liasse dans les mains de cette femme engagée et engageante.

« Gardez-en quelques-uns », m’encourage-t-elle. Je conserve les dernières feuilles, prête à repartir. Mais j’en profite :

« Dites, le train qui va à Alesta, c’est quel quai ?

— Désolée, je ne sais pas. Mais souvent les destinations moins connues partent du quai I. »

Confiante, je repars d’un bon pas. Je vais y arriver, je vais y arriver !

Plus je m’éloigne du quai principal, moins les voyageurs sont nombreux. A tel point, que le quai I est complètement désert. La comparaison est saisissante. A presque une minute du départ, le train est déjà stationné, enfilade de wagons se prolongeant à l’infini. Je consulte mon billet : wagon 1, placement libre. Je gravis les trois marches, trimballant toujours ma brave valise, et m’avachis sur le premier siège venu. Ouf ! Je vais enfin pouvoir me poser, tranquille. Un coup d’œil circulaire m’informe que je suis la seule passagère. Tant pis, je pourrais peut-être trouver un autre voyageur plus tard, voire le conducteur, qui sait.

Les premières secousses du départ se font ressentir. La gare s’estompe et laisse place à un nouveau paysage qui m’accapare un peu plus. Je prends soudain conscience des papiers ramassés auparavant, toujours serrés dans ma main. Je les défroisse et me mets à lire en diagonale :

Nécrologie : Disparition de Brume, alias Arné, alias Anaïs, alias Sïana. Est-elle partie chez les Anges ou les Démons ?

Meurtres de couples homosexuels, affaire non résolue. Les enquêteurs Néraudeau et Malandre...

Rien à voir avec les flyers attendus, dans ma précipitation, j’ai récupéré quelques pages d’un journal. Un encart attire mon attention : une Expos-ition rend hommage à quelques disparus de la communauté. Je relis avec émotion les noms de ceux qui m’ont accueillie, aidée et inspirée en d’autres lieux, d’autres temps. Mes pensées s’enchaînent et font revivre ses petites graines semées au fur et à mesure de mes lectures, chacune m’apportant quelque chose d’unique et différent.

« Hé hé ! »

Un rire, est-ce un rire ?, me fait sursauter.

« Billet s’il-vous-plaît ! »

Tendant ledit papier, je ne peux m’empêcher de dévisager mon interlocuteur. Il n’a rien d’un contrôleur, malgré son regard perçant qui semble lire toutes vos failles apparentes, il a les dents trop plates pour être carnassier.

« Vous vous êtes trompée de train ! » Le ton est sans appel, presque térébrant.

« Quoi ? Mais ce train va où, alors ?

— Inunaki ! Sans arrêt ! Vous pouvez consulter la carte du réseau en queue de train. Wagon 198.

— Ah oui, quand même. Et c’est loin Ina…Inou…kiki ?

— Ça dépend.

— De… ?

— De différents facteurs : votre vitesse pour atteindre le dernier wagon, ou si vous décidez de sauter du train en marche. Vous verrez bien. Bon j’aime discuter d’habitude, mais là je dois joindre des collègues, on a un Brad à terminer. Hé hé ! »

Singulier personnage. Pas plus, pas moins que tout un chacun, finalement.

Je m’enfonce dans le siège, au moins c’est confortable, à défaut de savoir où je vais. Je pèse le pour et le contre de ce détour inopiné. La curiosité l’emporte, et puis je me sens bien dans ce début de voyage. Au pire, si je m’ennuie, je pourrai peut-être revenir à mon point de départ et choisir une autre destination.

Je m’absorbe à nouveau dans la contemplation du paysage. Les kilomètres défilent emportant une réalité, faisant place à une autre. L’imagination et les souvenirs s’en mêlent. Entre-deux suspendu.

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