Récits obliques — 2 V2

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Elle virevolta, tourna sur elle-même et, son doigt, auparavant pointé sur Aris, commença à faire le tour de l’assemblée.

— Elle est pour vous aussi ! Écoutez bien !

 Sim Mana Vox se laissa alors tomber à même la corne de la plateforme. Disparaissant pour l’assemblée. Le public n'en fut pas moins captif. Pointant le doigt vers le plafond du monde, elle se redressa lentement, tout en commençant à scander son récit comme une chanson. C’est ce qui fascinait tellement les auditoires : son rythme.


« À peine les humains habitués à vivre avec la grande malédiction des Dieux ; à peine le monde occupé à se reconstruire sur ses nouvelles bases – sans bases ! Des bases perdues, déséquilibrées, branlantes ; à peine l’âme du vivant remise de son renversement, trouvant sa nouvelle trajectoire vers l’ascension ; à peine tout cela – vous dis-je, bande d’ignares – à peine ces petites reprises – ces re-débuts – le monde était comme un nouveau-né, abruti, pendu au-dessus du Vide. À ces moments de perdition, deux êtres, vous disais-je – Aride et Pluie – se retrouvèrent face à face !

Alors bon ! Évidemment, il n’y a jamais rien sans rien ! Bien sûr ! Les Dieux avaient conspiré à ce qu’il se retrouvent face à face, c’était joli, certes, mais risible en même temps. Les Dieux aiment cela, vous savez ? Ils aiment quand c’est d’abord charmant et qu’ensuite ça tourne mal… sinon, les Dieux s’ennuient. Et si les Dieux s’ennuient, ils se détournent. Et les hommes (Elle esquissa un mouvement descendant avec son doigt, tout en sifflant) ils les laissent tomber !

Jouets des Dieux, Pluie et Aride, furent donc frappés par la déesse Attraction, la plus envoûtante. Celle qui lie les êtres et les choses, dans une tentative désespérée de battre le Vide qui les appelle. – Je ne vous parlerai pas cette fois-ci de ce qui opposait Attraction et Vide les frères et sœurs ennemis, je n’ai pas que ça à faire ! Aujourd’hui l’heure est au drame d’Attraction… – Car Aride et Pluie étaient ce que tout le monde appellerait volontiers des « amoureux ». Oui, ce n’est pas grand-chose, c’est vrai. Ce n’est qu’un petit bout, une infime parcelle d’Attraction. Mais pour les humains, quand ça arrive, c’est néanmoins extrêmement puissant – d’être amoureux.

Leur amour était si fort que Vide les remarqua, lui qui ne pensait qu’à séparer les forces, séparer les carnats, leur envoya les pires épreuves !

D’abord, première épreuve : ils devaient bâtir un temple en l’honneur de la déesse Attraction – ne me demandez pas pourquoi, on s’en fiche ! C’était un des premiers bâtiments à construire depuis la bascule du monde, ce qui représentait donc un sacré défi et, pour ne pas faciliter les choses, Vide leur avait donné une contrainte supplémentaire : chaque choix à opérer ne pouvait se faire sans accord mutuel. En gros, jamais ils ne devaient souffrir de quelque incohérence que ce soit ! – Bonne chance ! – Ricanant, Vide pensait que jamais aucun humain ne pourrait se correspondre à ce point.

Mais il se trompait, le bougre (les enfants autour de Sim Mana étouffèrent une exclamation, il était dangereux d’insulter les Dieux, mais elle semblait en revanche très heureuse de son effet), les deux amoureux firent scrupuleusement les mêmes choix. Facile, leurs incarnats étant coordonnées, aucune incohérence ne pouvait advenir, et la construction du temple fut bouclée en un rien !

Vide, furieux, se servit alors d’Attraction. Il la convainquit de lier un homme et une femme dont il prétendait ne pas vouloir – comme si ça lui était possible de ne pas vouloir quelqu’un ! Attraction accepta de lier d’amour l’homme nommé Sable et la femme nommée Vague.

Vide, durant une sombre nuit, détacha alors ce lien naissant. Facile pour le Dieu de la rupture, il dénoue les ombilics à longueur de journée ! Il noua la trajectoire de Sable à celle de la belle Pluie, et arrima celle de Vague au cœur d'Aride.

Je vous dis pas l’imbroglio ! Il espérait ainsi briser leur amour par la jalousie. Ce fut leur seconde épreuve ! Accrochez-vous.

Alors, Pluie, qui aimait Aride, se sentit brutalement attirée par Sable.

Alors, Aride, qui aimait Pluie, se sentit brutalement attiré par Vague.

Les liens d’Attraction sont ainsi, ils sont comme des cordages. Ne les cherchez pas, hein ! Ils sont invisibles ! C’est comme ceux qui vous raccrochent au sol, au-dessus là ! Certains sont visibles, ce sont les câbles et les surports, les tressages et armatures qui vous rattachent à la Terre, mais ce qui vous accroche vraiment au monde, c’est cette corde invisible qui vous maintient proche de la Mère, c’est votre incarnat !

Bref ! Je vous passe les histoires de transverse, d’ascension et de chute, ces histoires sont pour les prêtres ! On vous les sert et ressert aux écoles déjà. Non, moi je vous parle d’incarnat, d’attachement ! Or donc celui de Pluie et celui d’Aride étaient douloureusement distribués sur deux amours !

Alors – et bien que cela puisse vous étonner – ce genre de choses étaient faciles à régler à l’époque, les lois n’étaient pas encore bien claires, dans le flou... On fait comme on veut : ils épousèrent donc tous les deux leurs deux amants… Et oui !

Pluie épousa à la fois Aride et Sable ; tandis qu’Aride épousa à la fois Pluie et Vague.

Ils vécurent ainsi à quatre pendant plusieurs lunes. Rien n’assombrissait l’amour entre Pluie et Aride. Au grand dam de Vide, aucune jalousie ne les frappa. Le dieu était de plus en plus furieux !

Finalement, c’est autre chose qui arriva. Une chose que personne n’avait prévu, alors qu'elle était évidente. Oui, La jalousie avait fini par frapper, bien sûr ! Mais elle dévora deux autres cœurs que ceux de nos protagonistes. Les torturés, les haineux, étaient Sable et Vague.

Un peu bêtement – mais que voulez-vous ? Sable voulu la mort d’Aride et Vague voulu la mort de Pluie. Ils n’avaient pas grand-chose d’autre à proposer, hélas.

Sable prépara habilement son coup, il allait poignarder Aride dans son sommeil.

Vague prépara habilement son coup, elle allait empoisonner Pluie lors d’un repas.

Ironie, la déesse malencontreuse – celle qui brisait les destins sans même s’en rendre compte, éternelle enfant farceuse – avait choisi ce moment pour jouer avec les deux amants. Facétieuse, elle déguisa Aride en Pluie ; vicieuse elle transforma, le temps d’une nuit, Pluie en Aride. Elle trouvait ça très drôle, que voulez-vous ?

Alors, vous devinez la suite – bande de spectres naïfs –, vous imaginez que Sable allait poignarder l’amour de sa vie et Vague empoisonner l’amour de la sienne. Le Farce d’Ironie aurait été parfaite !

Mais c’était sans compter sur l’intuition de nos deux amants légendaires, qui, s’apercevant sous forme inversée comme face à un miroir, furent pris d’une crise de rire incontrôlable et décidèrent d’aller faire offrande à Ironie pour tant de drôlerie. Pour une fois, Ironie fut remerciée, ce qui la changeait de ses habitudes. Pendant ce temps, Sable et Vague, ayant vu leurs amants mutuels s’en aller, énamourés, et comprenant qu’ils avaient été sur le point d’assassiner leur conjoint, furent pris d’une tristesse si profonde qu’ils décidèrent de s’abandonner au Vide. Leurs âmes se détachèrent du sol et ils se laissèrent tomber vers le Ciel.

Vide, lui, n’accueillit pas les deux désespérés en son sein avec la joie qui lui était coutumière. Il désirait ardemment déraciner Pluie et Aride. Donc il ne pensait plus qu’à ça, nuit et jour. Il le voulait si fort qu’il leur proposa un marché. Un marché inédit, qu’il n’aurait même jamais imaginé proposer.

Ce fut la Troisième épreuve. Lors d’une promenade sur les ponts transversaux, Pluie et Aride virent soudain se manifester devant eux une forme noire, indistincte. Tremblez, peureux, c’est de cette façon que Vide apparait aux humains ! Sous la forme d’un trou noir ! Ne le regardez pas s’il vous apparaît, détournez vite les yeux, car à trop le cerner il finit toujours par vous engloutir !

Sa voix, terrible, tonna aux oreilles des amants :

Aride, choisis ! Sépare-toi de Pluie et pour toi – et pour toi seulement – je retournerai le monde, et tu marcheras à nouveau sur le sol, comme les anciens. Refuse, et je vous laisserai aller sans plus exercer aucune force sur vos incarnats.

Pluie, choisis ! Sépare-toi d’Aride et pour toi – et pour toi seulement – je retournerai le monde, et tu marcheras à nouveau sur le sol, comme les anciens. Refuse, et je vous laisserai aller sans plus exercer aucune force sur vos incarnats. »

« Alors ? Petit-Aris-qui-deviendra-grand ? Que va-t-il se passer selon toi ? »


 Aris revint à lui, perplexe. Pris par le récit, il avait oublié où il était et surtout où il devait se rendre. Ébahi, il regarda par-delà le groupe d’enfants et l’ancêtre et vit qu’au loin la foule commençait déjà à se masser sur les plateformes bordant le Dôme. Il était en retard !

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