Trajectoire infléchie — 1 (v2)

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Le Ciel, immense, s'étendait sous mes pieds

 Entre les branches d'un vieil arbre suspendu, un corbeau la fixait. Son œil oblique l'interrogeait comme une incongruité dans la plaine-inversée. Fell lui rendit son regard.

L'oiseau décrocha, avala le Ciel, et la frôla à tire d'ailes. Quelques plumes s'échappèrent dans son sillage. Elles dansèrent en chavirant vers les profondeurs.

 D'autres corbeaux se joignirent à son vol. Ensemble, ils fondirent vers l'horizon pour y pêcher quelques insectes. Toutes ces vies, partout, songea Fell. Pas celles des humains – plus celles des humains – mais des volants. Ceux qui peuvent affronter le Vide sans y tomber. Les seuls libres.

 Suspendue à son filin, elle suivit leur lente traversée du Ciel. Leurs ombres perçaient un soleil ternissant, peu à peu recouvert par le lourd matelas des nuées. Sa pâle lumière peinait à atteindre la gigantesque masse sombre qui gisait en haut du monde : Terre.

Son plafond était comme une ode à l'inhospitalité et au rejet. À l'ennui aussi. Fell connaissait la contre-plaine par cœur. Partout, les mêmes sous-plateaux impraticables, les mêmes résidus d'arbres morts et poussières portées par le Vent. Un éternel désert visuel venant s'encaquer dans un énième jour plat, sans intérêt et sans relief. Un long jour de plus à risquer sa vie, suspendue. Mais elle avait l'habitude, ce paysage absurde, sans lieu de repos possible, qui terrifiait jusqu'à l'extrême les jeunes arpenteurs, ne l'impressionnait plus. L'ordinaire tuait les plus grandes peurs. Aussi, devant ce gouffre infini et cette Terre inatteignable, au lieu d'être pétrifiée, Fell s'ennuyait.

— Grouille ! Elle est en place ! lança-t-elle à Miane.

 Lui, accroché à l'abrupt bloc rocheux qu'ils avaient mis des heures à atteindre, inspectait longuement l’ancrage du dernier pylône susplanté comme si sa vie en dépendait. Derrière, à une portée, Fort campait au pylône précédent et contemplait patiemment les nuées, comme si la journée se terminait.

 Le jeune Miane s'affairait, secoué par le Vent, tel un carillon vissé au-dessus du Vide. Il vérifiait l'implantation à la manière d'un débutant inquiet, pendant que le Temps, invisible, s'écoulait inlassablement. Tragiquement. Fell avait presque l'impression de l’entendre s'égrainer. Long, trop long.

— J'ai bientôt fini ! bredouilla l’arpenteur, accaparé.

 Fell bouillonnait, râlait intérieurement et ne voulait qu'une chose : le presser. Mais mettre la pression à Miane ne marchait jamais. Il fallait l'attendre, encore. Ronger son frein, encore. Pendant ce temps, le soleil montait, l'ennui aussi.

 Sous son câble, harcelée par la brise insistante, Fell laissa son regard descendre par dépit vers l’immensité. Il alla se perdre dans les tréfonds. Le Vide appelait, à la fois beau et effrayant. Il l’agrippait de son énigme. Le vertige la saisit soudain aux tripes, sans lui laisser le loisir de pouvoir décrocher de l’azur mouvant. Attirée là où le bleu devenait ténèbres, Fell se sentit vaciller dans les profondeurs, captée par ce qui au fond du Ciel insistait : Vide. Les nuées frémirent, l’abîme allait la saisir.

 C'est alors qu’un coup de Vent la frappa, son fouet l’envoya vaciller et la tira hors de cette vision. Redressant vivement la tête, haletante, lui revint l'éternel « Évite toujours de regarder en bas ! » – le mantra des arpenteurs, mille fois aboyé aux novices bataillant pour leurs vies au cœur des courants. Comment avait-elle pu commettre cette erreur, après tant d'alignements ?

 En plein désarrois, l'arpenteuse crocha fermement ses bretelles de harnais. Ses mains se crispèrent dessus. Là, la boucle solide. Là, le filin de suspension. Terre, immense, au-dessus. Indifférente. Fell essaya de se ressaisir. Respirer. Revenir au concret. Le foutu concret du plafond du monde.

 Mais les roches sombres à l’aplomb n’offraient aucun réconfort, pas plus que les rares verdures courageuses et les arbres morts qui en ponctuaient l’étendue. Elle s'accrocha aux sons, aux mouvements. Outre les pylônes et ses camarades arpenteurs travaillant – longuement, trop longuement – aux fixations, le bourdonnement léger des insectes harceleurs, trop heureux de trouver compagnie et, plus loin, les oiseaux vivant dans les anfractuosités, qui tombaient des roches comme s’ils en naissaient, il n'y avait rien à voir. Juste à entendre, à sentir. C'était déjà ça.

 Le calme revint progressivement. Elle ne voulait pas afficher son malaise sous les yeux de Miane, l’éternel inquiet, pour ne pas le ralentir encore.

 Pour se changer les idées, Fell se lança dans l'inspection minutieuse du dernier pylône qu'ils venaient de visser au plafond. Sa structure blanche descendait fièrement depuis les roches d’ébène, d’ores et déjà prête à accueillir les câbles, rails et cycles qui viendraient un jour s’y placer. L’arpenteuse voyait sans peine le chemin de corne s'y glisser et, à l'autre bout – loin, si loin – au Nord, la Cité et ses voiles prêtes à appareiller vers les confins. Mais c'était un mirage, un doux rêve, car il n’y avait rien à trouver dans ce néant. Ces routes virtuelles ne serviraient probablement jamais et ces pylônes attendraient là, statues difformes auxquelles seuls les oiseaux trouveraient de l’intérêt. Quelle importance, de toute façon ? pensa-t-elle en maudissant l‘absurdité de sa tâche. Susplanter, encore susplanter. Voilà quel était le travail d'une arpenteuse : ancrer des pylônes, tailler de routes. Il fallait accomplir le boulot, ne pas poser de questions. En avant ! Susplanter, toujours susplanter, voilà ce que le capitaine demandait. Point. Que ça à faire, toute la journée. Alors autant le faire le mieux possible. Ici, l'alignement des pylônes, leur équilibre, la solidité des ancrages, rien de ce qu'ils avaient accompli ce jour ne tomberait au Ciel. Promis, capitaine ! Les roches de cette contre-plaine sont d’une solidité à toute épreuve, capitaine ! Leur couche superficielle a beau s’effriter à l'implantation, elles s’avèrent d’une formidable résistance une fois les cinq premiers pouces bouffés par les vrilles, capitaine. Du solide !

 D'ailleurs, si les fichues roches qui surtenaient le camp suspendu pouvaient avoir cette qualité, ils auraient tous moins de problèmes. L'emplacement actuel du camp était une plaie, ses poumons le lui rappelaient à chaque inspiration. Depuis plusieurs lunes, ils se réveillaient baignant dans les sédiments jaunâtres qu’abandonnait le surplomb en s'effritant. Une sorte de brume pisseuse et irritante qui usait les gorges et faisait dépérir l'ensemble des arpenteurs.

 Clairement, ils auraient été bien mieux suspendus sous ce terrain. Et le capitaine le savait, il avait longuement écouté leurs réclamations. Mais cet homme n'allait pas obéir à de vulgaires repris de justice, il ne se référait qu'à la Cité. C'était insensé, l'Acastale et ses Réaliens ignoraient tout de leurs conditions mais ne se gênaient pas pour décider de la marche à suivre aux confins. Pourquoi devaient-ils rester à suffoquer alors que cette belle portion de plafond pouvait les accueillir ? Elle était sombre, tellement sombre qu'elle mangeait la lumière, mais quelle importance ? Il y avait aussi ces poussières noires qui se répandaient partout et chutaient pour un rien, mais il s'agissait juste de composer avec celles-ci, prendre des mesures, comme eux, quand ils revenaient et passaient des heures à essayer de ravoir leurs vêtements avec le peu d’eau qu’on leur laissait. Ces tracas n'étaient rien comparé à ce qu'ils enduraient pour le moment. Ce lent empoisonnement.

 De toute façon, bouger n'était plus une option, mais une nécessité. Le capitaine ne positionnait pas et il avait probablement un tas de raisons de ne pas le faire, mais à ce train ils allaient tous crever. Ici ou ailleurs, il fallait déplacer le camp. Et, pourquoi pas, essayer de se rapprocher du bout du monde, cesser de spiraler bêtement autour de la Cité comme l'exigeait le culte. Il fallait aller vers l’horizon et ses promesses !

Fell contemplait au loin les roches craquelées qui se fondaient en monts descendants. En bas de leurs pics, l'énigme. L'horizon. Et dire qu'autrefois les anciens l’atteignaient sans peine, dit-on, même à pied. L'idée lui paraissait ridicule. Fell doutait que la Terre se soit vraiment tenue un jour en-dessous du Ciel. Ça lui paraissait improbable. Trop facile. Trop simpliste. Mais qu'importent les temps anciens, qu’importe l’origine. Quoi qu'on dise, le fait est qu'ils étaient tous là, accrochés à une Terre inaccessible et désertique et qu'il n'y avait qu'eux, les arpenteurs - des criminels, des vauriens, de pauvres exclus de la Cité -, qui avaient la possibilité d'ouvrir la voie vers l’extrémité du monde. Alors, pourquoi ne pas y aller ? Au lieu de se contenter de tourner autour de leur point de départ parce que quelques prêtres l'avaient ordonné, pourquoi ne pas tracer plein Sud ? Que pouvait-il y avoir là-bas, par-delà les confins, derrière les montagnes plongeantes ? Y avait-il, comme disent les Ter, un plafond qui remonte pour devenir un mur abrupt, en haut duquel les attendait l’Envers ? Ou ces fameuses gigantesques chutes d’eau tranchant tout le pourtour du plateau terrestre, se précipitant au fond du Ciel afin de lui donner son bleu ? Comment le savoir, sans jamais s'y aventurer ?

— Miane ! Allez ! claqua-t-elle, exaspérée, en voyant le soleil remonter de plus en plus.

— On peut rentrer ? lança-t-il, timide mais direct.

 Ses grosses joues brassées par les courants étaient toutes rougies sous les poussières noires qui les recouvraient. C'étaient des joues nourries, des joues d’Aers, des joues de fainéant. Il avait trainé à dessein ! Mais au lieu de le sermonner, lui faire entendre qu’ils n'étaient pas là pour regarder les oiseaux voleter, Fell préféra ne rien répondre et considéra froidement sa demande en le regardant osciller, l’air coupable, au bout de son filin. En tant que chef de groupe, elle devait répondre. Mais en tant que chef de groupe, elle pouvait aussi sans remords lui faire payer sa lenteur.

 Le soleil montait, le prochain site de susplantation n’était pas trop éloigné et ils étaient sur leur lancée. L’idée de retourner au camp n’était pas envisageable, surtout en voyant ce qui les attendait plus loin. De toute façon, le compte – son compte – n’y était pas. Il pouvait toujours courir, le petit Miane. Elle ne rentrerait pas avec à peine sept pylônes susplantés. Ce n’était pas suffisant - ni pour elle, ni pour le capitaine. 

— On n’a pas fini ! lança-t-elle à travers Vent. Là-haut, il y a une plaque ancienne. On ne retourne pas avant de l'avoir atteinte !

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