Perfection rampante - 3

7 minutes de lecture

Ô Messagère, pourquoi lui ai-je parlé, pourquoi lui ai-je demandé ? C’était encore lui accorder un crédit, un savoir. Qu’a-t-il donc comme pouvoir pour me faire sortir ainsi de moi-même ?

Toi, Déesse des transmissions. Toi, qui porte les messages, lui aurais-tu prêté quelques pouvoirs d’influence ? Ou bien te les aurait-il volés ?

Oui ! C’est forcément ça ! Il a dû trouver un stratagème pour se servir de tes talents, à tes dépens.

Ces mots concédés sont autant de forces que je perds, je le sais, Messagère ! Mais comment lutter contre cet homme si, même à toi, il a pu soutirer quelques pouvoirs ?

Je ne parlerai plus, je te le promets, je lutterai avec toutes les forces qu’il me reste !

Ils ne doivent rien savoir des rêves que tu m’envoies, ils sont notre trésor à tous les deux, Messagère. Mettre dans leurs oreilles tous ces songes serait une trahison. Déjà celui que j’ai confié, alors que je lui faisais aveuglément confiance, n’aurait jamais dû le sortir de ma bouche. Pardonne-moi, j’étais stupide. Je le suis encore, je pense, car durant un minuscule instant, je te l’avoue, j’ai failli me fier à lui à nouveau.

Tu sais, il vient chaque jour… Il m’apporte à manger et à boire. Il me parle de choses que j’ose à peine répéter, blasphèmes sur blasphèmes. Pas plus tard qu’hier, avec un drôle de caillou qui laissait une traînée blanche quand on le frottait au sol, il dessina à mes pied un large cercle. J’ose à peine poursuivre, je t’assure, je n’invente rien, Messagère. Il m’a dit que ce cercle c’était notre Terre…

Une Terre ronde ! Me prend-t-il pour un imbécile ?

Mais attends, ce n’est pas tout ! Il a dessiné ensuite des petits traits sur la courbe, ils pointaient vers l’intérieur du cercle, puis il ajouta un autre cercle au centre.

Mais le pire, et c’est ce que je voulais te confesser, c’est que pendant un court instant, durant ses explications, je me suis pris à le croire, à de nouveau me fier à ce traitre.

Pardonne-moi, Messagère !

Il se tenait devant moi, déesse, l'air professoral.

« — Ceci est notre monde. »

Cet air convaincu me blesse, il nous blesse.

N’importe quoi ! Sale menteur, sale traitre !

Mais les mots qui sortirent de ma bouche ne furent pas ceux-là :

« — Comment le sais-tu ? »

à défaut de les retenir je les avais crachés. Je voulais que cette question le cloue sur place !

Je voulais saisir, Messagère. Vous ne me répondez pas. Pourquoi priver un ingénieur d'explication ? En fait, je voulais savoir ce qu’impliquait son dessin, je voulais le comprendre.

« — Le monde n’est pas plat, comme disent les récits, l’ami ! (Comme toujours il ne répondait pas !) Il est une boule aux proportions gigantesques. Une boule creuse ! L’inversion n’a jamais eu lieu et n’arrivera jamais. Ton rêve te l’as dit ! Nous sommes à l’intérieur de cette sphère, suspendus, pendant que le reste de l’humanité réside en contrebas ! »

Ridicule ! Insensé, ça ne tient pas du tout la route ! Car…

« — Si c’était vrai, imbécile ! On verrait ce fameux monde quand les nuages sont dégagés ! »

Il me prend pour un imbécile, Dieux, il veut me tourner en dérision !

« — La lumière du soleil et, la nuit, la lueur des étoiles et de la lune, nous masquent ce monde. Il est loin, très loin ! Ton rêve te l’a montré ! »

Dieux, il est fou. Ils sont fous !

Mais il y avait une force, dieux, une pulsion m'intimant d'interroger, malgré cette folie. Mes interrogations l’emportèrent sur mes jugements.

« — Mais alors ? Le soleil… Où va-t-il, la nuit ? Si on est à l’intérieur d’une boule ? »

« — Le soleil et la lune – le Temps – sont illusion, l’ami ! Ils sont le dés-ordre qu’Ironie impose ! Elle brouille nos sens, condense les opposés, Bane ! Pour qu’on soit poussés vers la vérité, pour qu’on perce l’illusion. Seule Ironie est la vraie Déesse et elle nous met au défi ! »

Folie… folies… folies ! Il est frappé par Ironie, oui ! Mais pas comme il l’entend.

Pardonne-moi Ironie ! J’essaie de te respecter. Mais tu ne m’auras pas ! Ces impies sont tes fidèles. Ce sans-caste est ton adorateur. Tant mieux pour toi ! Mais je ne le suivrai pas, Déesse. Je ne suis pas de ceux-là… Je suis de ton frère, le Temps, je suis de l’organisation du monde ! Je ne me fierai pas à ces discours sans queue ni tête !

« Tu persistes… Tu l’as vu dans ton rêve. Tu as vu la vérité. Mais tu persistes à lutter et à croire que je suis l’ennemi. Ce n’est pas moi l’ennemi… L’ennemi ce sont les Ter ! Leurs mensonges ! Et toi, là, tu t’accroches bêtement à leurs bobards. Allons, perce ces illusions, Bane ! Je t’ai vu ! Je te connais. Tu sais, au fond… Tu sens, la vérité… »

J’ai compris, Messagère, tout cela est une épreuve. Tu teste ma capacité à lutter contre cet homme et sa persuasion. Je n’ai qu’une envie, c’est le suivre, l’écouter. Mais je tiendrai ! Je ne peux boucher mes oreilles à ces mots, mais je peux faire en sorte que ces mots ne puissent plus rien vouloir dire. Devenir idiot. Répondre des sottises ou mieux, ne plus répondre du tout. J’isolerai ma bouche de cet air irrespirable, plus un mot ne le traversera.

Ah, il voit mon refus, il voit ma droiture, Messagère. Je ne dénigre pas ta sœur Ironie, ne lui transmets pas cela. Mais transmets à cet infame – qu’il le lise dans mes yeux – que je le déteste, qu’il ne m’aura plus avec sa prestance, son allure, ses discours séduisants !

Le voilà qui part. Enfin…

Laisse l’obscurité masquer ces dessins abjects.

Cette nuit, fais-le rêver, Déesse : rêver qu’il tombe dans ce Ciel qu’il imagine rempli de gens. Et qu’il aille s’écraser sur leurs têtes !

Ou qu’il rêve de moi, tiens ! Occupé à lui arracher les yeux puisque tout, selon lui, serait illusion !

Puni-le, si tu veux ! Mais je t’en prie, Messagère, pardonne-moi encore de l’avoir écouté et de lui avoir demandé !

Je t’en prie, envois mes pensées à ma famille, glisse dans leurs rêves que je suis fait prisonnier chez les sans-castes et que je me meurs. Dis à mon père qu’il n’a pas perdu son second fils prometteur ; dis à mon frère que je suis toujours là et qu’on finira par ériger ces palais dont on parlait ! Dis à ma mère que je l’aime, même si je ne le montre pas souvent et que malgré sa pudeur, je sais aussi que de son côté c’est le cas…

S’il te plait, je t’offrirai quelque chose. J’ai de quoi faire offrande !

Tu sais, je pensais ne rien pouvoir t’offrir, mais je me trompais.

L’idée m’est venue après son départ. Il a laissé sa pierre à écrire. Celle qu’il avait utilisé pour me faire la leçon. Elle servira finalement contre lui !

Alors, voici, accepte mon sang !

Regarde, je taille maintenant mes bras. Regarde donc le sang couler ; je l’envoie à notre Mère, regarde les gouttelettes sur le plafond, elles sont comme des étoiles !

|

Je n’en peux plus. Dieux, je n’y arrive plus...

Mes forces m’abandonnent. Vent, je crois que je vous ai trop donné de sang…

Oh, ils ont essayé de me soigner. Ulri m’a saisi les bras, il a crié « à l’aide à l’aide » l’imbécile, qu’est-ce qu’il croit ?

Et avec l’autre homme détestable, ils me les ont emballés en me disant qu’ils ne voulaient pas que je meure ! Il m’aime ou quoi ?

Non, tu as raison, ils n’ont rien compris. S’ils savaient que c’est grâce à mon sang qu’une nouvelle tempête a éclaté hier ! Ils ont fait comme si de rien n’était, mais je t’ai entendu, Vent ! La puissance de ton souffle était telle que j’entendais tes bourrasques frapper les murs, je sentais ton haleine brutale tortiller au travers du conduit des latrines. C’était comme une musique, Vent, un chant de guerre.

Une guerre que je compte bien gagner.

Le sang coule encore dans mes jambes. Quand j’aurai réussi à défaire mes liens, ma vie jaillira encore et encore sur le plafond. Je me fous de mourir si au passage cela peut permettre ton splendide déchaînement.

C’est dur, tu sais, je fais tout pour y arriver, mais ils m’ont immobilisé. Les plaies me font mal. J’appelle Perfection, mais elle refuse encore de bouger. À la place, un soigneur, ou quelque chose du genre, est venu panser mes plaies et les nettoyer avec une boisson alcoolisée, un truc à l’odeur âcre.

Je lui ai craché dessus, j’ai tenté de le griffer. Un instant, j’étais comme toi, Vent, j’ai essayé de souffler sur lui. Mais il a ricané, me traitant de stupide. Bien sûr, il refuse, se protège de ses dents en me tournant en dérision. On se défend comme on peut, hein ? On se protège comme on peut de la honte d’être ce que l’on est ! Alors on rigole, bêtement ; on rigole, on méprise ceux qui peuvent légitimement nous mépriser !

Quand il est parti, j’ai gigoté comme un forcené, mais je n’ai pas réussi à me délier, pas plus que défaire ces pansements. Si au moins je pouvais me mordre ! Mais ils sont parvenus à me coincer.

Quand Ulri vient, il me regarde, l’air triste. Mais je m’en fous, maintenant, Vent ! Je pense à toi et je crie ! Je crie pour qu’il la ferme, pour qu’il ne puisse plus me promettre ces lendemains glorieux qu’il essaie de me vendre ! Je crie, je chante, je siffle, je hurle, jusqu’à ce qu’il se décourage…

Attends ! Il y a quelque chose… Est-ce ton souffle sur les parois ? Non, c’est autre chose encore, derrière le mur. Des voix.

Laisse, Vent, laisse-moi écouter par-delà les murs, que disent-elles ?

Annotations

Vous aimez lire L'Olivier Inversé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0