Perfection rampante - 2

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Ô Temps, que t’arrive-t-il ? pourquoi me perds tu dans tes durées ? quel genre d’épreuve est-ce donc ?

Ils viennent et reviennent sans que je ne puisse comprendre l’ordre de leur venue. Seraient-ils en train de te braver ? Cassant ton ordre pour entraîner ma perte ?

Ils me réveillent parfois – mais est-ce la nuit ? – pour me nourrir ou m’interroger. Je ne sais pas ce qu’ils veulent savoir. Ils semblent eux-mêmes l’ignorer. De toute façon que pourrais-je leur apprendre ?

J’ai cédé, Temps, je n’ai pas tenu le jeûne. J’ai mangé leur infâme mixture et j’en ai vomi. Vous avez raison de m’avoir puni, je n’aurais pas dû l’avaler. Je ne le referai plus, promis.

Le trou des latrines, près duquel je passe beaucoup de temps, pour humer l’air que Vent m’apporte, ne laisse pas assez passer tes rayons. Je te perds Temps, ils me détachent de toi. Mais je ne les laisserai pas faire, j’ai une parade ! Je suivrai les rythmes de mon corps, à défaut de tes lumières, je sentirai le jour et la nuit au travers de mes veilles et sommeils. Dès que la fatigue s’installe, c’est la nuit ; dès que l’énergie me revient, c’est le jour.

Et puis, pour ne pas t’oublier, j’ai encore trouvé autre chose : Vois-tu, je compte. Je compte sans cesse, parfois à en perdre le fil ou à en perdre conscience. Mais il me semble que même endormi parfois le compte se poursuit et il n’est pas rare que je me réveille avec un chiffre faramineux en tête, qui n’est autre que la suite qui s’était accomplie durant mon sommeil.

Je quadrille la pièce souvent, comme si cela aidait à ordonner le monde. Ça me calme dans l’attente de votre intervention.

La porte s’ouvre, tiens.

Vous rappelez vous cette voix familière ? Moi je la reconnais.

« — Laisse-moi faire, veux-tu ? »

Toujours aussi hautain.

Dieux ! N’écoutez pas celui-là, c’est le pire de tous.

Regardez-le donc : le splendide traître Ulri s’avance dans ma cellule après avoir fermé soigneusement la porte derrière lui. Sa maudite torche m'aveugle, elle perce l'obscurité et fait fuir les choses de l'ombre. Il l'accroche à une encoche au mur et s'installe dans la lumière, pensif. Quel mise en scène !

Contemplez, ô Dieux, ce vidé manipulateur, ce fouilleur de Terre. Regardez ce visage qui triche !

« Salut, l’ami (Décelez la nuance de regret dans sa voix). Je suis désolé du traitement scandaleux qu’ils t’ont infligé. C’est en partie ma faute, j’aurais dû rester à tes côtés. »

Farce, manipulation encore, ce n’est pas « en partie » ta faute, c’est entièrement ta faute !

« J’ai voulu te protéger… Peut-être que tu ne me croiras pas mais j’ai vraiment voulu te préserver de ce que tu subis à présent. (Horreur, il s’approche) Je leur aie même dit pour le rêve ! Normalement, ils auraient dû comprendre avec ça ! Savoir qu’il fallait bien te traiter, même te choyer ! Mais ils ont voulu te mettre à l’épreuve à la place ! »

Mes mots sortent tous seuls. Je n'ai pas le temps de les freiner.

« — Quel rêve ? »

Encore cette manipulation, encore cette capacité à me mettre hors de moi ! Mais comment fait-il, ô Dieux ?

« — Ton rêve, l’ami ! Le rêve de tous les clairvoyants d’Ironie ! »

Une étrange et immonde passion déborde de ses yeux, dieux. Fadaises que tout cela ! Récits de fous ! Et pourquoi continue-t-il à m’appeler ami ? comment ose-t-il ?

« Aide-moi à t’aider ! Dis leurs la vérité ! Parle leur de ces moments où tu as fait l’inverse de ce que tu voulais, ou sur les autres rêves que tu fais encore sûrement ! Tu ne m’en as parlé que d’un seul. Celui de ta chute… Mais il doit y en avoir bien d’autres encore. S’ils comprennent que tu fais parties de ceux qu’on attend, alors tu sortiras ! »

Et j’irai grossir vos rangs de sans-castes ?!

« — Va-t’en ! »

J'ai réussi à le lui dire, du bout des lèvres.

Mais je regrette encore d’avoir parlé. Pardonnez moi, j'ai laissé apparaitre la faille de ma bouche ouverte.

Il lâche. Merci d'être intervenus ! Le bonimenteur reprend ses airs placides et détachés. Il ne dit rien de plus, mais son attitude ne laisse pas entendre qu’il abandonne, non. Je le vois bien, il juge avoir dit ce qu’il avait à dire et pense qu'il me faut plus de temps pour accepter l’évidence.

Va, seulement, prend ta torche et emporte cette lumière qui me débecte !

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Il sait comme faire. Il sait ! Il ouvre la porte et la lumière arrive ! De l’obscurité profonde tout d’un coup tout apparait. Il pense qu’il deviendra ma seule lueur d’espoir. Mais il se trompe, il ignore que cette obscurité est devenue ma maison. J’y suis tout le journée… J’y pense, j’y calcule. Je m’y installe et j’échafaude, ô Dieux. Je vous parle aussi – j’espère ne pas vous embêter ? – j’aime vous confier ces moments. Je sais que je peux compter sur vous.

Parfois, pour me reposer de mes plans, je rêve à d’autres vies… Je m’assied dans l’obscurité, j’imagine que c’est un grand monde nocturne. J’y battis des palais en corne, j’y suspend ma maison, j’y loge ma femme et mes – combien ? – dix enfants ! Je leur donne des noms qui ressemble aux vôtres. Oh, je sais que je ne peux pas, mais tant que je rêve, pourquoi pas ?

Il y a Terra, comme la Reine, la fille ainée, comme une seconde maman ; et puis Cieleste, l’ainé des garçons, sage mais distant, il passe sa vie en dehors de la maison ; Attra et Vidéen, les jumeaux qui se disputent sans cesse (bizarre pour des jumeaux) ; il y a aussi celle qui s’échappe sans cesse, Inspirée, mais dans mon monde on finit toujours par la retrouver !

On a aussi Artiste, créatif mais turbulent. On le tient bien à l’œil. Il épuise surtout sa mère ; Il y a Messie, la bavarde, leur mère et moi avons même parfois envie de la bâillonner. Mais on en fait rien bien sûr, elle a tant de choses intéressantes à raconter ; Ensuite Ventard, le colérique, trop fier, trop fort, bagarreur, mais tellement loyal à son père – je m’amuse presque à l’imaginer cherchant des noises à tout le monde (pardon, Vent…) !

L’enfant le plus fiable c’est Temporel, le sage, le constant, le silencieux, mais qui a toujours les bons mots et seulement quand c'est nécessaire (comme grand-père) ; Enfin, la dernière, Ironia, la bizarre, celle qui est toujours sur le côté puisqu’on sait jamais comment l’aborder, tout autant qu’elle ne sait pas aborder les autres. Qui tantôt joue calmement et juste après vous assène un grand coup de pied !

Et puis je n’ai pas parlé de ma femme. Une Artes brillante – ah non, j’oubliais ! Une Déesse, l’ultime Déesse ! –, calme, apaisante, mais qui sait m’activer quand il le faut, quitte à me secouer si nécessaire ! Oui, Dieux ! Ces deux traits ne vont pas ensemble, mais les rêves font ce qu’ils veulent ! Ainsi elle sera tendre et dure ; belle mais sans attiser le désir des autres ; timide mais capable d’attirer l’attention ; attentionnée avec les enfants mais aussi stricte.

Tout ira bien, parce qu’elle est là...

Elle est la Reine de mon panthéon !

Je l’ai nommée… Perfection.

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J’entends le crépitement de l’araignée qui sort de sa toile et qui chasse. J’entends ce qu’elle chasse. Les petits insectes qui fuient, qui glissent sous mes oreilles. Ils viennent se réfugier dans cette cellule sombre, loin de ta lumière, Temps ! Ils grignotent du rien à même le sol. Parfois, comme l’araignée, j’ai envie de les attraper et les manger. Ce serait déjà mieux que leur tambouille. Et puis je me rappelle, Dieux ! Je me rappelle que ces bêtes viennent elles aussi de cette terre désolée, qu’elles ont rampé sur leurs susplaces, ont cheminés le long de leurs maisons, ont touché leurs poules, leurs plantes, leurs mains !

Alors je les écrase à la place.

L’autre jour, Terre, j’ai reçu la visite d’un oiseau. Je ne sais pas de qu’elle espèce. Dans l’obscurité, il aurait aussi bien pu être l’Oiseau-nature, roi de l'Ouest, je n’aurais rien vu ! J’ai entendu ses ailes frétiller, ça faisait déjà plusieurs jours qu’il venait régulièrement. Puis, il s’est glissé par le trou des latrines, bouchant un instant le peu de lumière qui me parvenait.

Quand elle est réapparue, j’ai su qu’il était là. Qu’il me regardait…

Je lui ai demandé de m’aider. Était-ce votre envoyé ? En tout cas il n’a pas répondu. Je ne sais pas s’il voulait m'écouter, faire un nid de mon antre ou simplement manger mes affreux compagnons, ou les trois.

Il était comme un océan de pureté dans ce taudis, Dieux ! S’il n’était pas l’Oiseau-nature (car au fond, aucune plante, aucune fleur ne poussait là où ses pattes s‘étaient posées), il était du moins le seul être, comme moi, qui venait de la Cité ! Je le savais…

J’ai demandé à Perfection pour qu’on puisse l’adopter. Elle a bien entendu accepté ! Merci, Terre, pour ce cadeau !

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