Révélations hallucinées - 3

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Il sentit qu’il avait besoin de vin. L’effet de celui déjà ingurgité avait quitté son corps dès l’intervention des gardes. Insidieusement, l’aspect morne de l’existence revenait investir tous les éléments du monde.

Mais la beuverie était finie et il le savait. Il n’y avait probablement plus une goutte de vin (« un seul baril par soir ! » imposaient les Artes) et de toute façon plus personne avec qui boire, car ils filaient tous sans demander leur reste. La seule solution était de voyager vers une autre salle des banquets communs, sans garantie aucune et au risque de la nuit. La nuit les ponts glissent…

De toute façon, Raul n’avait plus une once de courage et pas plus d'énergie.

Rends-toi à l'évidence, mon bon Raul, tu va devoir rentrer chez toi.

Il pensa tout à coup à sa femme. Il était censé se rendre à leurs appartements Aers. Mais il ne souhaitait en aucun cas la voir – et elle non plus d’ailleurs ! Depuis quelques lunes, il évitait soigneusement de revenir. Il créchait au petit bonheur la chance, chez un ami ou l’autre, quand ce n’était pas à en détention aux casernes ou au plus haut d’un temple...

Et puis de toute façon le quartier royal était bien trop éloigné. Alors... Où allait-il dormir cette fois ? Il avait perdu ses deux copains dans la mêlée, plus moyens de leur soutirer une couche pour la nuit.

Sang de Vide ! s'admonesta-t-il. J'aurais dû être arrêté, tiens ! Au moins, j'aurais eu un lieu pour dormir.

Dépité, il s’installa sur le rebord de la plateforme. Les torches éclairaient encore un peu, luttant pauvrement contre l‘obscurité.

Raul s’accorda un peu de temps avant d’aller à la recherche d’un gîte. Au pire, il irait dormir dans la salle des banquets.

Le Ciel nocturne s’étendait sous ses pieds. Il était piqueté d’étoiles aux éclats variés, garnissant le parterre céleste… tous ces morts… pensa-t-il. Plus bas, au bout de ses orteils, il apercevait la magnifique – mais tragique – formation que l’on appelait la voie des défunts. Ces incarnats incandescents se consumaient sans fin pour appeler Terre, voulant la rejoindre. Tous ces gens tombés sans que le cérémoniel puisse être accompli, sans que les flammes et la fumée ne les rendent à leur mère. Ils étaient là, brillants, essayant de se regrouper. Certains Ter disaient même qu’ils coordonnaient leurs mouvements pour nous adresser leurs messages. Que voulez vous ? Lança Raul à l’immensité. Mais les morts ne répondaient qu’en brillant et en clignotant sous ses pieds.

— Ah, tu es là ! dit une voix derrière lui.

Apparemment, la susplace et la salle des banquets n’avaient finalement pas été complètement désertées. C’est un Galyane souriant qui s’installa à ses côtés.

« Je t’ai cherché partout. J’avais peur qu’ils t’aient emmené. Ça va ? »

— J’en ai vu d’autres, tu sais, c’est mon lot quotidien ces derniers temps !

Son ami regarda les étoiles avec lui. Vent soufflait doucement le long des rebords de la plateforme.

— Sacré histoire, hein ? Qu’est-ce qu’ils voulaient à cette fille tu crois ?

— J’en sais rien, c’est peut-être lié à l’autre Rescapé… supposa Raul, tout haut. J’ai appris qu’il avait été condamné à l’exil, aux colonnes.

— Pauvre garçon, dit Galyane, les yeux se perdant dans le Ciel étoilé. Il faut dire que cette génération a subit les pires choses ; transpassés-trépassés …Ça n’a jamais été aussi vrai que lors de cet alignement !

— Tu parles ! Tout vire en catastrophe depuis les événements.

— C’est l’inversé, hein ? C’est l’annonciateur de la fin ? ajouta son ami, le regard vague.

— Euh… Oui… Enfin, qu’est-ce que tu veux dire ?

— Le Rédempteur, répondit Galyane comme si c’était un lieu commun. Celui qui vient annoncer aux hommes la fin du monde s’ils ne cessent pas leurs folies.

— Mais enfin, d’où tu sors ces idées mon vieux ? J’ai jamais entendu ça, même chez les Ter – et tu n’en es même pas un ! ricana Raul, pour essayer de dérider son camarade. Mais Galyane ne répondit pas à son trait d’humour. Il avait l’air égaré. Il y avait quelque chose d’inhabituel chez lui. Mais quoi ?

— Oh, on dit ça...

Il retrouva son expression normal, l’alcool donnait parfois des airs étranges à des amis que l’on connaissait pourtant bien, pensa Raul.

— On dit que c’est l’incarnation du Vide, oui ! Mais ces mots là je ne les avais jamais entendu !

— Ah tiens ? fit-il, étonné. Tu as raison ! Tu en sais sûrement bien plus que moi sur cet homme-inversé avec tes recherches, non ? L’envoyé du Vide, alors. Mais il veut quoi, tu crois ?

Raul, un peu étonné de recevoir une question aussi directe de sa part, répondit en haussant les épaules :

— Ce personnage est comme une énigme flottante, aucun moyen de resserrer la prise. Je ne suis même pas sûr qu’il soit vraiment l’incarnation du Dieu. Ça ne tient pas la route ! Pourquoi s’inquiéterait-il de pâles humains ? Pourquoi condamnerait-il un Réalien ? Pour moi, ce crime, ainsi que les autres, sont le fait de la volonté d’un homme, pas d’un Dieu ! s’insurgea-t-il, tout en se rendant compte qu’il avait parlé un peu trop vite. Il n’était pas sensé révéler ce genre de chose à un simple citoyen.

— Mais depuis toujours les Dieux interviennent auprès des hommes, non ? Comment peux tu dire qu’ils ne s’intéressent pas à nous ?

— Tu as déjà vu un Dieu, toi ? grimaça Raul, en se tournant vers lui. Cette conversation commençait à le fatiguer.

— Non, mais je crois en leur intervention et en leur volonté. Rappelle-toi la tempête de l’autre jour, tu nierais que ce soit le fait du Vent ?

— Non, soupira Raul, je ne le nie pas. Je pense juste que l’intervention de celui qui tu appelles Rédempteur, n’est pas dans le style des Dieux. Si j’imagine volontiers la foudre frapper, une tempête démanteler des maisons et la Terre trembler de colère ; je n’imagine pas qu’un Dieu prenne forme humaine et se mette à tuer des gens – qui plus est en leur explosant la tête !

— Tu as dit « des gens » … Ça veut dire que d’autres personnes seraient mortes ? Je pensais qu’il n’y avait que le Chancelier Fard !

Ça lui apprendrait à boire jusqu’à l’ivresse et discuter avec des gens du Peuple, songea-Raul. À chaque fois, il révélait des secrets d’enquête ! Oh et puis merde !

— Détrompe toi ! Il a aussi tué un Ter. Et il y a quelques jours encore, une mort étrange a été reportée : un jeune Illum – un réformateur, admirateur de Lias Mav, comme la plupart ! On pense qu’il est tombé dans le Vide. Mais ce qui a été omis, et c’est là toute l’affaire, c’est qu’il serait tombé parce que sa tête aurait éclaté !

— Quel horreur ! s’écria Galyane, mais sa curiosité semblait attisée. Mais alors, si c’est le fait d’un homme, qu’est ce qui le pousserait à tuer ces gens-là en particulier ?

Ils restèrent quelques instants à contempler le Ciel nocturne.

— Pour l’instant, je n’ai rien de probant, ça me casse un peu le moral, je t’avoue… avoua Raul, en faisant aller ses pieds d’avant en arrière sur le fond obscur. Mais il y a quand même quelque chose…

C’était tellement improbable comme lien qu’il n’eut pas envie de continuer, jugeant que ça n’avait rien de crédible.

— Oui ? insista Galyane, qui avait l’air plus intéressé que jamais.

— Rien… C’est juste qu’il y a quelque chose qui semble revenir. Une question religieuse en fait… dit-Raul en réfléchissant tout haut. Ces morts ont l’air d’être liées… Ah, mais ça ne tient pas la route… Laisse-tomber !

— Non, Continue ! fit avidement Galyane.

— Même Fard Egan… dit Raul en se parlant à lui-même. J’ai interrogé des Aers proches de lui ; ils disaient qu’il y avait une question qui le taraudait sans cesse. Il faisait d’ailleurs pression sur la Reine pour l’obtenir. Lui, comme les autres morts d’ailleurs…

Raul s’interrompit, c’était ça !

« Ils voulaient fouiller le sol, Galyane ! Ceux qui sont morts, de près ou de loin : ils parlaient de fouiller la Terre… Faire cette chose impie ! »

En le formulant tout haut, l’hypothèse devint soudain bien plus sensible que quand elle était une idée floue, à peine esquissée, flottant, imprécise, dans ses pensées. Jugée insensée, Raul l’avait laissée, à peine formulée, comme une sous-idée, moisir en filigrane de sa réflexion. Mais elle était finalement bien plus importante qu’il ne l’avait soupçonné. À croire qu’il suffisait d’en parler…

Trouver sans chercher.

— Mon pauvre Raul… dit soudain Galyane, l’air déçu. Ça ne me parait en effet pas du tout crédible, c’est vrai, ton enquête piétine !

— Non, non ! Au contraire ! Il se redressa, s’appuyant sur la rambarde, le regard perdu dans les étoiles comme si d’autres réponses s’y décelaient. C’est même une réelle piste ! Qui engagerait dès lors les Ter, voire confirmerait l’intervention des Dieux. Je n’aime toujours pas cette idée mais…

— Non, Raul ! elle est tout à fait hors de propos, crois-moi ! Tu ferais mieux de chercher d’autres pistes, dit son ami en se redressant aussi.

Raul le regarda soudain, incrédule.

— Redis-moi ça ?

Galyane prit un air surpris.

— Redire quoi ? Ma phrase ?

Raul en était certain à présent, il ne parlait pas comme d’habitude, ses inflexions de voix étaient inhabituelles. Raul avait d’abord pensé que c’était à cause du vin, mais c’était autre chose.

« Mais enfin, Raul, qu’est ce qu’il y a ?

Encore ! Cette façon de prononcer son nom ! Ce n’était pas celle de son ami.

— Galyane ? C’est bien toi ?

Après une pause, l’autre se lança dans une diatribe :

— Mon pauvre ami, tu as trop bu ! Tu es fatigué aussi. Mais là, sans vouloir te vexer, tu as l’air d’un fou ! Va donc te coucher et oublies ces conneries. Franchement, tu te gâches la vie avec cette affaire. Intéresse-toi à autre chose ! Si ça se trouve, à force de t’aventurer à la rechercher du Rédempteur, à force d’y penser même, tu vas attirer son attention et là (il fit un geste on ne peut plus évocateur en écartant soudain ses mains), au revoir ta tête !

Cet homme n’était pas son ami, Raul en était maintenant certain. Il l’avait observé attentivement pendant qu’il parlait et avait perçu la supercherie. Tout, dans ce personnage, évoquait Galyane : l’apparence, la voix, chaque trait de son visage, jusqu’aux poils de sa barbe légère, le détail de ses vêtements, tout était à l’image de son ami. Sauf que tout semblait discordant.

Si sa voix sonnait de la même façon, la manière de parler laissait éclater la différence ; si son carnat apparaîssait semblable, sa posture, son attitude, même ses gestes, étaient inadéquats ; si ses yeux, à la teinte brun pâle ponctuée de vert, évoquaient bien son ami, son regard, en revanche, était celui d’un étranger.

Pire, Raul avait l’impression que celui qui se tenait devant lui n’était pas tout à fait là. En léger décalage, comme s’il n’était pas vraiment présent, mais presque ! Comme s’il se tenait là mais à côté de lui-même ou dans un autre temps, décalé.

Raul dégaina sa lame.

— Qui es-tu ?

Le presque-Galyane soupira. Mais son soupir ne semblait pas déplacer d’air.

— Tu as toujours été trop astucieux, Raul. C’est à la fois ta force et ton plus grand souci.

Toujours cette manière particulière de le nommer… Ça lui disait quelque chose !

— On se connaît ? Lança-t-il à l’étranger, sûr de sa lame pointée sur lui.

— Oui et non. Je sais qui tu es, mais tu ne me connais pas vraiment.

Ce regard, songea Raul.

— Tu n’es pas Galyane, mais tu as pris son apparence. Ironie céleste ! Comment fais-tu cela ?

— Je sais en faire bien plus, répondit le simulacre alors que son visage se tordait pour prendre les traits de Raul. Dois-je prendre ton visage pour te convaincre ? Tu n’écoutes de toute façon que toi-même…

Était-ce sa propre voix – en plus de son visage – que cet être singeait de cette façon ? Qu'il était étrange pour lui de s’entendre de l’extérieur !

— Que… Que veux-tu ?

— Je veux que tu cesses ton enquête ! Abandonne ! Celui que tu cherches n’existe pas, il est imprenable, éthéré. Il est aérien.

— Non, je n’y crois pas, vous n’êtes pas plusieurs, intervint Raul. Ne parle pas de lui à la troisième personne. Non, tu es lui – tu es l’inversé !

— Si tu le dis, Raul, si tu le dis…

Il était étrange de se parler à soi-même. Avait-il l’air si décrépi et … vieux ? Ou était-ce cet être qui l’était ?

— Tes manœuvres dignes des Dieux ne m’empêcherons pas de continuer, tu as pris un grand risque en te montrant ainsi. Là, devant moi, muni de mon visage. C’est stupide ! Je n’ai qu’à te perforer et tout s’arrêtera !

— Alors, approche donc ! Transperce-toi !

Il s’offrit à sa lame.

Mais Raul ne voulait pas le tuer. Il allait le saisir à la place ; l’immobiliser et lui faire cracher tout ce qu’il savait.

Alors, d'un coup, il fonça sur lui-même.

Le narquois s’estompa à son contact. Raul l’avait traversé.

Mais était-il là auparavant ? Il avait senti comme un crépitement et avait eu l’impression de pénétrer quelque chose dont l'existence était légère, comme s’il venait de traverser un fin filet d’eau, à peine sensible.

— Tu vois ? dit une voix derrière lui. Tu n’arriveras à rien !

— Je le savais ! cria Raul, triomphant dans son échec. C’est bien toi l’homme-inversé ! Tu n’as pas de corps ! Je l’ai supposé après avoir touché le dessous de la planche de l’affront, tu ne laisses aucunes traces, la poussière agrégée était intacte ! Je parie que si le soleil était levé tu n’aurais même pas d’ombre ! Et tu sais changer de visage, donc tu es aussi celui qui s’est fait passer pour Fard Egan ! Tricheur ! Vous n’êtes pas deux personnages et encore moins des incarnations divines. Un Dieu ne s’inquiéterait pas pour moi ! Et ne tenterait pas de me détourner d’un objectif. J‘en suis sûr... Je te connais !

— Trop perspicace, trop efficace, regretta le Raul à l’allure étrange. Si tu persistes je vais devoir t’arrêter.

— Mais vas-y, l’ombre, pauvre image sans corps ! Montre-moi comment tu fais sauter les crânes !

Raul se tourna soudain, balayant l’espace de la plateforme qui longeait la salle du banquet, les portes, les maisons – et surtout les fenêtres – au loin.

« Tu as un complice c’est ça ? Quelqu’un qui manie le harpon comme un dieu ? Allons, c’est quoi le truc ? Je sais que tu n’es pas là où tu sembles être !! Le perinsident l’avait…

Puis soudain, une nouvelle idée s’imposa d’elle-même : l’arme interdite ! Celle du fuyard Muy Rhin. Ce pourrait-il qu’elle soit à l’origine de tous ces crimes, ces têtes explosées ?

— Abandonne, Raul, tu ne peux pas m’arrêter, comme tu ne pourras jamais l’arrêter, lui ! répondit son reflet d'un sourire qui tenait plus d'un rictus. Une expression que Raul s’ignorait capable d’afficher.

« Je te préviens, j’ai bien plus de moyens de t’arrêter que de tuer ! Alors abandonne, Raul ! Et... Maintenant, disparaît ! »

Et d’un coup tout sembla éclater.

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