Révélations hallucinées - 2

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Cette affaire… Cet homme inversé… Il l’avait nargué, plusieurs fois. Et il avait beau ne plus apparaître, c‘était comme s'il le narguait encore !

Toute cette affaire pâtinait ! Même les autres enquêteurs avaient jeté l’éponge, par peur, par dépit, par manque d’ambition aussi. Le général, de son côté, semblait ne plus guère s’occuper de cette histoire, tout affairé qu’il était avec le problème des jeunes disparus et du port réduit en miettes dans la cité sans-caste. Raul se disait même que tout le monde préférait oublier l’homme-inversé. D’ailleurs Ostiel Sin avait lui-même prit ce pli et lui avait confié d’autres missions, même si cela ne le motivait guère. « Ce n’est plus de notre domaine, Raul, c’est du domaine des Ter à présent » avait-il dit, résigné, ce qui avait donné à Raul l’envie de lui donner une grosse claque.

Ce monde effrayé – il le voyait aux visages des concitoyens, il le sentait à chaque pas sur chaque pont ; il voyait à la ferveur décuplée et les offrandes gonfler ; il le percevait dans les détails, comme ces signes de respect discrètement adressés à la Terre, par tout le monde ! Il le voyait aux regards fugaces des gens, qui surveillaient le plafond du monde, comme s’il recelait quelques menaces invisibles ; il le sentait même ici, aux banquets communs, où tout le monde semblait se perdre en fêtes et en excès de vin – ce monde qu’il ne comprenait plus trop, qu’il trouvait même un peu ridicule. Et dans lequel il peinait à se sentir encore intéressé... ou vivant…

Il repensa au temple de Terre. Là, il s’était senti vivre, éprouver ; malgré l‘oppression et l'angoisse !

Cette nuit au temple l’avait profondément perturbé, et de façon peu explicable, car il avait beau s’y replonger, tenter d’en dégager les éléments prégnants, il ne parvenait pas à saisir les causes de son malaise. Ce moment présentait la même texture que celle d’un rêve. Il n’était d’ailleurs pas tout à fait sûr de l’avoir réellement vécu, comme dans un songe où rien n’était jamais certain, où tout inlassablement glissait d’image en image.

Comme c’était le cas après certains rêves, il avait l’impression d’être ressorti de cet espace en ayant vécu mille et une choses. En ayant côtoyé de grandes angoisses comme de grandes joies et vu des beautés remarquables. Il avait aussi senti un bonheur profond dans ce temple-rêve. Et sa vie, par contraste, prenait depuis une saveur fade, comme si, après avoir connu la nourriture des Dieux, il devait revenir à des mets plus communs.

L’Illum, aussi, avait laissé une empreinte durable sur sa pensée. Trouver sans chercher… tu parles d’une consigne pour un enquêteur qui passait sa vie à chercher ! Raul ricana à nouveau, mais cette fois ses amis ne l’interpelèrent pas.

L’homme-inversé, ou celui qui s’était fait passer pour le Réalien, allait-il lui tomber dessus par hasard peut-être ? Alors, quoi ? Se cachait-il ? Était-ce ce danseur, ondulant sous les notes rondes et chaudes que produisaient les musiciens ? Ou était-ce cet homme, debout plus loin, l’air austère. Se tournerait-il bientôt dans l’espace pour poser ses pieds au plafond de la salle et faire exploser quelques têtes ? Raul regarda ses amis. Serait-ce l’un d’eux ? Non, Ils étaient probablement trop bêtes pour être des criminels, ils n’étaient bons qu’à boire et à s’amuser.

Et puis Raul remarqua que justement il cherchait et cela ramena à son esprit le visage narquois de l’Illum.

— Ah, peste ! Aboya-t-il en tapant dans le vide avec son pied. Quel monde merdique !

— Et bien, qu’est ce qu’il t’arrive ? lui glissa Olias en lui projetant son haleine avinée au visage. Laisse-toi aller… Allons ! Profite ! Regarde donc cette jeune danseuse, ajouta-t-il en lui indiquant l’espace que venait de libérer un danseur Vox. Tu n’en as jamais vu de telle !

Et de fait, la fille valait le coup d’œil. Raul attarda son regard sur l’espèce de scène qui était au centre de la salle des banquets communs. Rien ne la délimitait mais la tradition imposait qu’à un moment de la soirée, quand le repas s’était achevé et que le vin commençait à s’épuiser, les Vox sortaient le grand jeu et s’installaient en plein centre.

La fille se tenait là, debout devant tout le monde. Raul ne voyait pour l’instant que son dos, joliment entortillé et prêt à amorcer son mouvement. Les autres danseurs ayant fini leur numéro semblaient lui laisser le champ libre en s’écartant. Elle semblait bien trop jeune pour qu’on lui laisse ainsi la vedette. Vu sa stature, Raul jugea qu’elle ne devait qu‘à peine être devenue femme, une fraîchement transpassée ; un ou deux alignements tout au plus. Son allure paraîssait étrange mais pourtant belle. Sa peau avait une pâleur inhabituelle. Alors que les ponts étaient parcourus de citoyens au visage doré, sinon buriné par le soleil, sa complexion se teintait de blanc, comme les nuages, une chair claire, voire légèrement transparente (on devinait presque ses veines bleuissant l’arrière de ses bras). De longs cheveux sombres venaient trancher avec sa pâleur. Tellement sombres…

— En voilà une que le fléau d’Ironie n’a pas épargné, murmura Galyane. Raul, fasciné, lui souffla de se taire.

— Mais oui, Galy, cette fille c’est la Rescapée ! chuchota Olias. C’est pas la première fois qu’elle vient ici.

— Mais taisez-vous donc ! les interrompit Raul, suspendu. La fille avait entamé un mouvement ondulatoire surprenant, en parfait accord avec la musique.

Sa peau, ses muscles, tout contribuait à imprégner la musique sur chaque parcelle de son carnat. Les notes venaient se déposer sur sa chair et s’y lovaient jusqu’à ce que ses mouvements les fassent rebondir à nouveau, résonnantes. La musique était lente, lancinante même, elle envoûtait toute l’assistance en s’emmêlant dans les membres de la jeune femme aux yeux noirs de Vide. Quelle était belle, songea Raul. Pas de cette vague beauté que l’on croisait régulièrement – et qui faisait dire à tous, platement : « que cette personne est belle » – mais celle que les Dieux parfois soufflaient à certains êtres pour cultiver l’inspiration chez tous. Comme une incarnation de la déesse disparue… Celle-ci semblait hors d’atteinte, intouchable car sacrée, inapprochable car pourvue de profonds yeux noirs qui disaient que la toucher aurait été sacrilège.

Elle continua d'onduler doucement, de façon obsédante.

Soudain, il y eu une subite accélération dans la musique. Corps-instrument, elle augmenta son rythme en mesure avec l’augmentation du tempo. Mais qui commandait à qui ? Suivait-elle les musiciens ou les musiciens la suivaient-elle ? La musique s’incarnait à partir de leur rencontre, comme si son carnat prolongeait les instruments et qu’ensemble ils formaient une unité.

L’air se fit plus rapide, presque guerrier, et la danseuse devint soldat. Non, mieux, elle devint la guerre elle-même. Elle glissa de luttes en défaites, de victoires en déboires, son corps se dressait et chavirait ensuite, respiratoire. Elle vivait la musique et la traduisait en mouvements.

Cette chair frémissante, ce corps musclé qui bondissait, transpirant, évoqua de plus en plus la chaleur, brutale, de la passion, et Raul surprit son corps à réagir en écho. Plus loin, les mâles se comportaient comme des singes en rut, mimant ses mouvements dans une caricature de danse, la grâce en moins.

Battements successifs ; son corps se laissait transpercer par les vibrations des cordes et des tambours, guidé par leurs coups et à-coups percutants, elle glissait de plus en plus dans l’évocation de l’extase – Guerrière ? Sexuelle ? Ou un mélange de toutes les extases – dont son corps se faisait la scène. Et la scène unique, car si ses mouvements racontaient la victoire et la défaite, la vigueur et la lascivité, le plaisir ; son visage, quant à lui, ne montrait rien d’autre que le néant. Vide de toute expression.

C’était son carnat qui parlait et chaque fibre de celui-ci, jusqu’au plus petit de ses muscles, se consacrait à l’évocation.

Grâce à elle, Raul avait enfin l’impression de comprendre pourquoi la musique et la danse étaient des arts Vox. Voilà ce qu’il se passait ici : elle lui transmettait des choses par l’évocation mouvante de ses muscles. Ces raidissements disaient ce qu’était la passion, ces contractures criaient l’agonie, ces détentes glissant vers l’immobilisme insufflaient en lui la détresse de la mort. Toutes ces émotions, Raul les vivait au travers de ce corps qui s'exposait devant lui. Cette fille pouvait faire le récit d’une guerre, d’un amour ou d’un décès en signifiant de son carnat ce que les mots ne parvenaient que vainement à esquisser. Inspiration…

La tension allait croissante, le mouvement se potentialisait, se condensait même. Ce corps devenait comme un ressort pressé.

Interrompant un instant la trame sonore, les musiciens repartirent ensuite de plus belle et le mouvement explosa ; l’extension des gestes de la danseuse était si vive qu'elle donna à Raul le sentiment qu'elle aurait pu projeter ses membres aux quatre coins de l’espace. Tension-jet, tension-jet. Elle était saisie d’explosions successives. Tout semblait la mener – non, les mener, tous ! – vers un état final, prochain, qui serait la conclusion de tout ce qui venait de s’exprimer par ce corps mouvant.

Et puis…

— Notre vieil ami est amoureux ! trancha net Olias, insérant grossièrement ses sornettes dans l'apothéose qui avait su faire naître des larmes dans les yeux de Raul.

La conclusion venait d’être gâchée. Le point d’orgue, la conclusion tant attendue – et en même temps refusée, car il aurait voulu que cela dure toujours – venait de lui être arrachée.

Et doublement ! Car un soudain tumulte vint s’ajouter au commentaire désastreux de son ami.

Raul cru d’abord qu‘il s'agissait des excités de l’entre-jambe qui tentaient un coup et dans ce cas, il ne se serait pas retenu d'entrer dans la danse, armé de sa lame, si nécessaire. Mais l’agitation provenait de gardes, qui venaient de s’introduire dans la salle.

Il y eut alors comme une petite émeute, plusieurs personnes détalèrent, certains même en trébuchant, alors que d’autres semblaient tellement surpris qu’ils ne parvenaient plus à bouger.

Pendant un court instant, Raul cru que ces hommes allaient se tourner vers lui et l’emporter une fois de plus, pour d’obscures raisons. Il réfléchit rapidement à ce que l’on pourrait pour la énième fois lui reprocher mais il ne trouva rien.

Les soldats étaient nombreux, c’était une action préparée, ils recherchaient à coup sûr quelqu’un ou quelques-uns.

Si effectivement leurs regards se tournèrent à un moment vers lui, ils passèrent par au-dessus et survolèrent des yeux l’ensemble de la salle.

Couvrant le brouhaha dû aux échappées, l’un des soldats cria « Personne ne sort ! » d’une voix ample et glaciale. Toutes les tentatives pour s’extirper du banquet ayant déjà trouvé leur aboutissement dans les poitrines musclés des hommes qui barraient déjà les portes.

Ils étaient enfermés.

Un homme imposant s’avança, sa voix semblait tout balayer sur son passage :

— Nous recherchons la Vox qui se fait appeler la Rescapée, nous savons qu’elle est ici !

Si Raul fut soulagé d'entendre que pour une fois les ennuis ne s'adressaient pas à lui, il s’inquiéta néanmoins pour la jeune femme qui, il y a tout juste quelques instants, venait de proposer un spectacle d’une telle qualité.

Qu’est-ce que ces bourrus aux attitudes brutales et inutilement autoritaires voulaient à cette frêle danseuse ?

Bien qu’un peu groggy par le vin, Raul s’élança vers les militaires.

— Lieutenant Raul Idan Aers, division d’enquête, enchanté Aers, parvînt-il à articuler non sans mal. Au risque de vous tourmenter dans votre mission, pourriez-vous m’informer des raisons de votre intervention ?

— Brigade de l’Est, lieutenant, répondit le garde qui avait interpelé les gens de la salle. Il avait l’attitude d’un homme qui respectait les usages sans pour autant respecter les personnes. Il fut factuel : « Nous avons reçu l’ordre d’arrêter cette fille. Pour les raisons, adressez-vous à nos supérieurs, le toisa-t-il avant de se détourner pour s’adresser à nouveau aux gens de la salle. Allons ? Où est-elle ? Celui qui la cache sera sévèrement puni ! »

— Permettez-moi d’insister, Aers, dit Raul d'une voix ferme, au cas où ça changerait quelque-chose. Qui a donné cet ordre absurde ?

— C’est le lieutenant-colonel Corol Iss Aers, aboya-t-il avant de pousser Raul. Maintenant, laissez-moi faire mon travail !

Raul, dans un mouvement spontané, qu’il jugea lui-même un peu hasardeux et mal placé, voulu dégainer sa lame.

Si, en général, il ne se souciait pas beaucoup du sort des gens qui lui étaient étrangers. Quand Raul buvait trop, en revanche, il se rêvait grand sauveur des opprimés. Les gardes, qui eux n’étaient pas saouls, remarquèrent instantanément son mouvement grossier et se précipitèrent sur lui à plusieurs et le plaquèrent au sol.

Pendant que Raul se faisait aplatir d’abord par deux – puis trois, puis quatre – militaires et que leur chef soufflait en assistant à la scène ; une silhouette preste sorti de derrière une des tables et parcouru à une vitesse prodigieuse les trois-quarts de la salle des banquets, en se faufilant entre les convives. Les gardes disposés à la sortie clairement visée se préparèrent alors à l’intercepter. Mais la jeune femme était agile. Prodigieusement agile. En fonçant à toute vitesse vers eux, elle feignit de vouloir bondir en bout de course. Si bien que les gardes, voyant ce bolide humain amorcer un saut qui devait aboutir dans leurs visages, eurent le réflexe à la fois de fermer leurs yeux et de tendre les bras pour la saisir au vol. Mais l’astucieuse ne sauta pas, au contraire, elle cassa son saut en ne s’élevant que très peu tout en gardant tout son élan. Elle se servit alors du sol lisse pour glisser et passer entre les jambes écartées d’un des soldats et instantanément disparaître derrière eux.

— Rattrapez la ! aboya leur chef. Et vous, à l’adresse de Raul qui étouffait. Ne vous mettez plus jamais en travers de ma route ! Une plainte sera déposée à votre encontre pour complicité avec une criminelle !

Une de plus ou une de moins, se dit-Raul en pensant au savon qu’il se prendrait une fois que ses derniers déboires parviendraient aux oreilles d’Ostiel Sin de la division d’enquête.

Heureusement que cette gamine avait pu se barrer, triompha-il en son for intérieur, méprisant une fois de plus ses collègues qui n’avaient pas plus d’intelligence que des volailles sans tête.

Et qu’est-ce qu’ils pouvaient être lourds, en plus d’être bêtes ! se dit-il, toujours écrasé par leur poids. Il ne parvenait à respirer qu’au prix de gros efforts.

« Jetez-le-moi dehors ! continua le soldat.

Et tandis que Raul était encore une fois raccompagné manu militari jusqu’à l’entrée, le chef de troupe grogna : « Allez enquêter sur vos propres conneries, Raul Idan ! » ajouta t’il en oubliant exprès son titre castal.

Meurtri, écrasé, Raul se retrouva sur la plateforme, étalé au sol. D’autres citoyens s’empressèrent de quitter la salle une fois les entrées libérées de leurs gardes. Personne ne s’attarda sur lui, allongé par terre, et c’était tant mieux, il aurait de toute façon envoyé bouler toute personne qui aurait tenté de lui venir en aide.

Depuis le début de cette affaire il ne cessait pas d’être malmené et le pire, se disait-il, c’était qu’il en était souvent directement responsable. Ironiquement, il repensa à l’Illum, il trouvait les ennuis qu’il n’avait pas cherché ! Et puis il se dit qu’il se fourvoyait, il cherchait les ennuis en réalité. Il l’avait toujours fait…

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