Les stylites — 4 (V2)

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 Après un souffle de Temps, la stylite dans sa robe bleue nuit se mit à ricaner.

— Ô juge, son innocence ne vient pas d’être démontrée ! N’écoute pas l’aile gauche. Elle est, comme l’enfante qui vient de parler, manipulée par l’infâme personnage qui rampe à tes pieds. N’est-ce pas l’apanage de ces doux parleurs, bénis d’Ironie, que de fasciner les foules avec leur charisme et leurs mots séduisants ? N’est-ce pas la manière que son père, Ilbion Rhian Inter - jugé ici même ! —, employait pour rallier à sa cause les bonnes gens de sa caste ?

 À l’évocation du nom de son père, Aris sursauta.

— Que… que vient faire mon père dans tout ça ?

 Sa bouche faisait mal, mais pas assez pour l’arrêter, Messagère devait être de son côté. Il poursuivit, se tournant vers Pali.

— Je suis désolé, pour tout ça, pour toutes ces conneries. Je t’en prie, faisons…

— Silence ! rugit Eriber depuis la tribune. Espèce de petit pris-d’Art, j’aurais dû…

— Te livrer aux autorités plus tôt ! compléta la stylite d’une voix encore plus forte. Permettez ? Vous voyez bien qu’il ne s’agit pas tellement de juger un acte, mais plutôt du souffle qui habite ce… mâle. Vous savez qu’Art n’est jamais loin chez les hommes, les patriarches sont encore dans toutes les mémoires, malgré les siècles qui nous en séparent. Il y a dans le sang masculin tendance à tordre, adapter pour triompher, mentir pour obtenir et parfois, quand plus rien ne marche, à violer allègrement, les règles, comme les incarnas et — les dieux m’en pardonnent — les… carnas. Regardez-le. Le mensonge est dans son sang, l’emprise également ! Au-delà de cette pauvre petite fille abusée, il est surtout question du sang secoué d’Art de ce jeune homme et de son père !

— Mais ! Qu’est-ce que mon père a à voir là-dedans ? s’écria Aris, en dépit de la douleur et des regards terribles qui lui tombaient dessus depuis les tribunes.

— Mais oui… c’est ça, fâche-toi donc ! que chacun puisse enfin voir ton vrai visage ; celui d’un violeur et d’un dissident qui ne veut qu’une chose : faire flamber la Cité — comme son père !

 La stylite mauvaise marqua une pause, laissant ses mots résonner dans les hauteurs. La vraie manipulatrice c’est elle, pensait Aris, la poignardant du regard. Satisfaite, elle poursuivit.

— N’es-tu pas surpris de ne trouver ici aucun membre de ta famille, Aris ?

 Mépris absolu, elle taisait son nom de lignée et de caste, comme si la Cité comme sa famille l’avait rejeté. Aris se tourna vers l’assistance. Il avait beau chercher, aucun proche, pas même un voisin.

— Tu ne comprends plus rien, hein, Aris ? Ta famille est déshonorée, voilà ce qu’il se passe, ils n’ont plus de place dans la Cité, ils se cachent comme des filles du Vide évitant la lumière du jour ! Bon, je vais t’épargner de poser tes questions stupides et d’user de ta voix de charmeur ; je vais te répondre directement : ton père a été vu sous l’œil solaire fomentant avec des camarades pontiers une action visant à paralyser la Cité. Par l’entremise des grands dieux, les gardes urbains les ont arrêtés. Ils ont été jugés ici même pour dissidence et tentative d’atteinte au bon fonctionnement de la Cité.

 Aris ouvrit la bouche, puis la referma. Son père l’avait donc fait. Ce n’étaient pas que des idées en l’air, il avait vraiment mis en exécution ses plans contre les Aers. Quel idiot ! Sa mère et ses sœurs — et mamé ! — frappées par la honte, humiliées. Aris ne pouvait que fixer la stylite, hagard. Sa vie, sa famille, détruites. Sa lignée, aussi, car qui voudrait encore épouser ses sœurs, après cela ? Et lui ?

— Mais… parvint-il à articuler. Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ?

— Rien du tout, bien sûr ! intervint enfin la stylite qui était censée le défendre. Les crimes d’un père ne sont en aucun cas les crimes d’un fils, cela va de soi ! C’est juste gauche qui utilise comme toujours tout ce qui lui passe par la tête pour argumenter. Elle confond tout : l’acte d’un jeune homme amoureux et les folies d’un révolutionnaire ; l’amour candide et la manipulation des masses populaires ; la fougue de la jeunesse et d’obscurs événements historiques qui n’ont guère leur place dans un procès. Rassure toi, Aris Trav Inter, ce n’est que pour éviter de perdre la face que gauche utilise tout ce qui lui vient. Messagère a déserté sa parole. Citoyens ! Ne soyons pas dupes, ce garçon est innocent quant à cette jeune femme et également en ce qui concerne la tentative avortée d’Ilbion Rhian Inter. J’en veux pour preuve qu’il ne pouvait pas être occupé à comploter et préparer des coups pendant qu’il était emprisonné au tuyau à se remettre de sa blessure ! Ô juge, libère donc ce transpassé, la farce a assez duré ! D’ailleurs, j’y pense, ce garçon est l’un des seuls à être sorti de l’épreuve lors de ce mi-alignement. Allons-nous vraiment mettre en danger l’un de ceux que les dieux ont épargnés ?

— Argument fallacieux, gauche ! triompha l’autre stylite. On ne se substitue jamais aux dieux. En plus, là, c’est toi qui emploies tous les arguments qui te viennent ! Alors, garde-toi la critique ! Et puis cet argument… Oui, c’est vrai, fit-elle après une hésitation. Rappelez-vous tous — du moins ceux qui étaient présents — les confidences des traitres, affidés à son père. Lesquels, dans un dernier mouvement de franchise, en espérant vainement échapper à la chute, nous ont confié leurs plans. Je vous rafraîchis la mémoire : ils comptaient utiliser la renommée des deux rescapés pour faire valoir leur cause auprès du bon peuple, vous avez donc devant vous…

— Attendez ! l’interrompit Aris. Est-ce que… où est mon père ? Il n’est pas au Ciel, quand même ?

 La stylite, outrée par l’interruption, se retint pourtant de répondre. La juge prit la parole, d’une voix douce, mais ferme.

— Ilbion Rhian Inter, ton père, a été établi sous l’œil solaire comme dissident et dangereux pour la Cité.

 La juge marqua l’arrêt. Aris regarda quelques instants l’oiseau aux ailes déployées juché au-dessus d’elle. Il ferma les yeux, attendant la suite.

— Il a été, pour les dieux, précipité dans le Ciel.

 Le bas du corps d’Aris lâcha, il trouva la corne du sol. Là, couché, si fatigué, tout semblait tanguer. Il n’était pourtant pas sur une de ces plateformes un peu bancales qui oscillaient sur le Vent, mais sur une structure prolongeant le plafond, un socle qui ne pouvait pas bouger. À moins que la Terre elle-même ne soit en train de trembler, ou son corps. Il s’accrocha à la vision du petit bout de Ciel, visible par delà un rebord. Le Vide l’attendait.

— Excuse-moi, mais tu viens de m’interrompre, continua la stylite, vexée. Je disais donc : vous avez, devant vous, l’outil même de leur révolution. De ce fait, il ne peut pas être laissé sous Terre, car ce qu’il représente pour les citoyens est devenu trop dangereux.

— Quelle inhumanité ! l’admonesta l’autre stylite — qu’Aris n’écoutait plus que d’une oreille, tout captivé qu’il était par les nuages qui semblaient danser. Il vient d’apprendre la mort de son père et toi tu continues ton plaidoyer sans aucune considération pour lui ! Excuse-nous, jeune Inter, de t’infliger pareille nouvelle. Les dieux se sont hélas prononcés à l’encontre de ton père. Tu sais, comme moi, que tout début de menace envers la Cité se voit toujours fortement sanctionné. Cela dit, rassure-toi, cela ne t’incrimine nullement.

 Cela n’avait rien de rassurant. Ces mots glissaient avec le Vent, Aris ne cherchait plus aucun réconfort, il souhaitait juste que tout s’arrête. Il voulait jusque qu’on le laisse seul, devant le Ciel, pour tenter d’insérer dans sa vie l’idée même que plus jamais il ne verrait son père. Idée qui s’ajoutait à celle qu’il ne côtoierait plus jamais Pali.

— Si ta famille n’est pas venue, enfant, continua-t-elle, avec une douceur qui semblait fausse. Ce n’est pas parce qu’elle te méprise. Ce n’est pas non plus parce que le peuple la condamne. Le sang de ta mère n’est pas sali, pas plus que celui de tes sœurs. Il leur a été ordonné de rester à demeure pour les préserver de l’appel du Vide qui suit habituellement la mise au Ciel d’un proche. Tu sais à quel point les chutants interpellent les agrippés…

 Aris releva la tête hors de la poussière du sol. Il ne parvenait pas pour autant à regarder la stylite.

— Alors… libérez-moi, traina-t-il. Si c’est vrai, laissez-moi retrouver mes proches, je vous en supplie.

 Il savait qu’il devait avoir l’air pathétique. Il s’en foutait.

— Bien entendu qu’on va te libérer ! Libérez-le donc, ce spectacle a assez duré ! reprit son alliée.

— Qu’il meure, trancha l’autre stylite d’une voix terrible. Il est un danger pour nous tous. Le garder en vie serait comme accepter la révolte, la dissidence. Le garder en vie serait comme renier les lois, déclarer que l’Acastale n’a plus d’autorité, que les castes n’ont aucune réalité, que le transpassage n’a aucun intérêt et que finalement l’amour avant mariage — l’amour interdit — serait devenu la norme ! Le libérer, c’est fermer les yeux sur Art et ses méfaits ! Est-ce cela que vous voulez adresser au peuple et aux grands dieux ? Qu’il meure, et qu’on en parle plus !

 La juge se leva soudain.

— Voilà…

 Une étrange chaleur inonda Aris. Une lumière aveuglante l’entoura. Il leva les yeux vers l’oiseau-justice, d’où elle provenait. Comment était-ce possible ? L’œil solaire se trouvait tout en bas du Ciel, pourtant ses rayons l’atteignaient.

— L’heure de la sentence a sonné, l’accusé se trouve sous l’œil solaire. Je vais rendre le verdict. Plaise aux Dieux.

Plaise aux dieux, entonnèrent en chœur l’assistance et les stylites. Aris ne comprenait pas ce qu’il se passait, pourquoi est-ce que tout à coup la juge devait se décider ? Il vit les deux stylites, sous les ailes, descendre des leurs colonnes, comme si leur travail était terminé. Malgré la lumière qui l’aveuglait, il les vit se retrouver sous le promontoire de la juge et se serrer la main, comme deux vieilles amies. La juge tendit un doigt vers Aris.

— Aris Trav Inter ! Les zones d’ombre quant à ta culpabilité n’ont pas été éclaircies, néanmoins je te crois, je ne te pense pas coupable d’abus sur Pali Anegan Inter, ni ne te pense coupable d’avoir participé à une révolte populaire.

 Avait-il bien entendu ? Le procès s’achevait, comme ça, d’un coup, sur le coup de tête d’un soleil arbitraire ? Alors, il serait libre ? Son père tombait pour l’éternité, Pali lui était définitivement défendue, mais on pouvait passer à autre chose. Affaire terminée, au revoir tout le monde, rentrez chez vous, bonnes gens. Aris resta à contempler la juge, prostré. Tout ça, alors qu’il n’avait rien fait. Un procès inutile, gâchant sa vie et celle de Pali pour rien. Pourquoi avait-il fallu que tout cela soit public ? Il avait envie de crier, de pleurer tout ce qu’il lui restait de larmes. Malgré l’absurdité de ce qu’il avait dû endurer, au moins, il pourrait rentrer, se reposer. Guérir.

— Cependant, reprit la juge, levant la main pour faire taire les rumeurs dans l’amphithéâtre. La stylite détractrice a raison sur un point, et ce point est décisif. Je ne peux laisser passer, aux yeux des citoyens comme à ceux des dieux, que l’on puisse, en tant que personne publique — car tu es célèbre, rescapé —, se sentir autorisé à transgresser les lois. Ainsi, si je reconnais un mauvais concours de circonstances te concernant, tu ne peux rester impuni. Nous avons frôlé l’insurrection publique en ton nom, ne l’oublions pas. Je ne te condamne pas toi, mais bien ton image, ce que tu symbolises aux yeux des gens. Ainsi, et pendant que lentement la lueur du soleil décline sur ton visage, je t’offrirai un choix. Celui que je n’ai pas offert à ton père. Choisis, Aris Trav Inter, la chute ou l’exil ?

 Les rayons de l’œil solaire qui chauffaient sa peau se dissipaient en effet, laissant place à un froid intense. La chute pouvait-elle être un choix ? Mais accepter de tomber n’était-ce pas leur donner raison ? Il se tourna vers Pali. Il n’y avait qu’elle qu’il pouvait encore considérer comme une chose stable en ce monde. Seulement, elle refusait de lui rendre son regard. Ils ont dit que je ne t’ai rien fait, tu vois ? Tu les crois ? Elle s’en allait. Loin de lui. Il s’effondra, sans plus de larmes à pleurer.

 Toujours plus absurde. S’il avait bien compris, on le condamnait pour ce qu’il représentait. Quelle espèce de folie était-ce là ? Il ne pouvait pas croire ce qu’il se passait, comment donc son existence pouvait-elle basculer ainsi ?

 Il revint à la juge, la fixa longuement. Il ne pouvait s’y résoudre. Même si l’alternative paraissait peut-être bien pire que de tomber, il ne pouvait pas leur donner raison.

— Je choisis… l’exil.

 La juge leva les bras, s’adressant à la Terre comme à lui. Sa voix tonna entre les colonnes.

— Aris Trav Inter, à partir de maintenant ta caste n’a plus d’importance, un cercle viendra clore ton sceau castal. Dès demain, tu seras confié aux arpenteurs, ton sang sera le leur, le leur sera le tien. Si, durant quatorze alignements, les dieux t’accordent vie, tu pourras revenir en la Cité, lavé de tes fautes et habillé du tissu glorieux du survivant. Alors, et alors seulement, tu pourras dignement porter le nom de rescapé. Que cette sentence plaise aux dieux !

Plaise aux dieux résonna jusqu’au plafond ; devint le plafond, devint le Céliterre, devint le monde. Il n’y avait plus que ces mots, emplissant tout. Aris n’avait plus d’yeux que pour la juge et la main qu’elle levait, comme si elle allait bientôt l’abattre sur lui. Mais à la place elle tira une chaine, reliée à une serre de l’oiseau-justice. Sa patte s’inclina et laissa glisser une forme noire. Juste avant sa libération, Aris vit qu’il s’agissait d’une lourde sphère de métal sombre. Elle éveillait quelque chose en lui, quelque chose qu’il connaissait. Il ne s’agissait pas que de la chute, mais aussi d’une représentation ancienne et terrible. Elle tomba, et il lui sembla que sa chute ralentissait le cours de Temps. C’était sa vie à lui qui tombait avec elle, c’était l’abominable puissance de Vide sur Attraction. Cette chute, c’était la fin de son avenir, la perte de sa famille. Sa mère, Mamé, ses sœurs. De Pali. Cette chute c’était aussi celle de son père, fendant l’infini à la même vitesse. Cette chute, c’était aussi…

 Le gong profond que la sphère provoqua en percutant la large coupole d’airain prit toute la place, se réverbéra au plafond et fit tout vibrer, jusqu’à briser le monde. Jusqu’à briser le Temps.

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