Le tuyau — 3 (V2)

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Ils continuèrent en silence. Sur le chemin, les gardes semblaient de plus en plus nerveux en les voyant avancer vers les dernières cellules. Raul avait du mal à retenir ses questions.

— Vous pouvez peut-être déjà me dire qui a donné l’ordre à ce bataillon de fers-de-lance d’investir une petite salle de congrès de pontiers sur laquelle ne portait aucun soupçon. Pour ma part personne n’a été capable de me répondre.

— Et c’est à moi que vous le demandez ? Je ne suis que la geôlière, trancha-t-elle, bouche pincée. L’ordre est tombé et ce n’est pas Raban Goor qui l’a donné, c’est tout ce que je sais, comme vous. Messagère a dû faire en sorte que cette troupe se trouve au bon endroit, au bon moment, j’imagine.

 Raul se tut. La déesse avait toujours bon dos lorsqu’on essayait d’expliquer les intuitions de ce genre, sauf que cette affaire ne ressemblait en rien à une intervention divine. Ça puait l’ordre émanant d’une personne bien informée, qui s’était débrouillée pour masquer ses traces.

 La dirigeante de la prison s’immobilisa devant un nouveau portique qui, en s’ouvrant, dévoila à son tour un tapis de nuages toujours plus sombres. Le pont amovible se plaçait cette fois de leur côté. Les actionneurs n’avaient pas du tout l’air heureux de les voir débarquer.

— Baissez le pont, s’il vous plaît, traîna-t-elle, sans égard pour leurs mines dépitées.

 En s’engageant sur la passerelle, Raul ne put s’empêcher de penser qu’une fois de l’autre côté, il se retrouverait à la merci de la bonne volonté de ces gardiens rétifs.

— Le protocole exige que je ne participe pas aux interrogatoires, déclara Ichte Erma, une fois qu’ils furent arrivés à l’autre bout. Vous y êtes, élucide. Faites ce que vous avez à faire. Si vous me cherchez, je serai dans la seconde portion.

— Attendez un instant, s’insurgea Raul, la voyant repartir juste après avoir déverrouillé le portique. Vous partez ?

— Je tiens à ma place en Attraction. Ces gens sont maudits. Vous êtes venu pour ça, non ?

— Je m’attendais à être encadré par deux trois musclés aux airs patibulaires, vous savez, le genre qui donne une contenance devant un troupeau de malfrats…

— Allez donc trouver des volontaires, si ça vous chante.

 Du regret dans ses yeux ? Non, de la méfiance. Et une détermination absolue à ne pas faire son travail comme il se doit.

— Bon… Vous pouvez au moins me dire ce que sont vos fameux évènements étranges ?

 Le Vent faisait virevolter les cheveux d’Ichte Erma. Elle le fixait, réticente, comme si réponse allait tout changer. La bande de corne en dessous de ses pieds semblait si fine comparée à l’amplitude du Vide.

— Des portes de cellules s’ouvrent parfois toutes seules, finit-elle par lui lancer. C’est pour cela que les gardes vous paraissent nerveux. Il arrive aussi que des formes apparaissent dans les parois. C’est comme si… comme si la corne se comportait d’une façon anormale. Personne ne comprend. C’est pour cela que nous évitons l’endroit. C’est pour cela que vous irez seul, élucide.

 Dans le hall, aucun garde. Le pire, c’est qu’elle ne blaguait pas.

— Mais enfin, c’est ridicule, vous allez vraiment me laisser seul ?

— Parlez aux détenus par les lucarnes des portes, lança-t-elle, la voix brisée par une bourrasque. Je vous l’ai dit, nous allons le moins possible de ce côté. Quatre fois par jour, pour les repas, histoire de faire valoir auprès des dieux qu’on s’occupe d’eux ; et évidement lorsqu’il faut mener des condamnés aux Colonnes, ce qu’on fait fissa, en scandant des réifiantes. Vous irez seul, élucide. Si vous avez peur, libre à vous de renoncer. Vous ne seriez pas le premier…

 Le Ciel gronda dans le lointain, une étrange langue de brume commençait à lécher les premières portions du tuyau.

— Non, ça ira merci, j’ai connu pire, mentit Raul. Dites, vous me larguez, c’est une chose, mais pourrais-je au moins avoir les clés ?

 Elle leva un sourcil, puis retira de son cou une clé qu’elle portait en collier pour la lui tendre.

— Vous êtes courageux… ou inconscient. Tenez, c’est le passe-partout. Que les dieux soient avec vous, élucide. Quand vous aurez fini, vous n’aurez qu’à appeler les gardes. Si vous êtes seul, ils abaisseront le pont.

 Elle repartit alors vers la seconde portion. Raul avait l’impression de la voir marcher sur le Ciel. Il referma le portique sur sa silhouette accablée, plongeant à nouveau l’intérieur dans l’obscurité. Si vous êtes seul…

 Sans les torches, on ne voyait qu’à peine le bout du couloir. Les rares ouvertures au sol ne laissaient qu’à peine deviner le portail final qui donnait sur l’allée du jugement : le chemin vers les Colonnes, seule sortie pour les condamnés. Le silence se faisait pesant, l’obscurité également. On aurait cru l’espace désert, mais Raul sentait bien qu’il n’était pas seul. Lesdits condamnés l’observaient. Le Temps que sa vue s’adapte à la pénombre, il put voir une série d’yeux le surveiller au travers des lucarnes.

— Je suis Raul Idan Aers, élucide du douzième règne, lança-t-il à la cantonade.

 Silence en réponse. Il réprima un frisson. Et dire qu’il pouvait sans difficulté s’en aller dès maintenant. C’était tentant. Sauf que dans la vie il fallait toujours insister, même contre soi-même.

— On m’a dit qu’il y avait un genre de chef à votre mouvement, si mes renseignements sont bons, je cherche le détenu dénommé Ilbion Rhian Inter.

 Aucune réponse, évidemment. Raul se désespérait d’avance de devoir faire le tour et interroger chacun. Il en aurait pour la journée. Il s’avança un peu plus dans le couloir, fouillant des yeux les fenêtres encadrant des regards inquiets.

 Sang-mort, leurs histoires de phénomènes étranges lui restaient dans la tête. Il devenait nerveux, envahi par l’idée que ces portes pouvaient s’entrebâiller à tout moment. Il sursauta à la vue de mains germant des ouvertures, comme pour l’attraper. Il se rendit assez vite compte que ce n’était pas leur intention. Des index se tendaient en direction d’une des cellules. Bon. On avançait.

 Il se posta devant la porte massive située à la croisée des doigts. Même avec une imagination débordante, difficile de concevoir qu’elle puisse s’ouvrir toute seule. Des voix lui glissèrent « C’est là, c’est lui ». Elles ne semblaient pas vraiment émaner des autres portes, mais Raul préféra se convaincre que si. Il hasarda un œil dans l’encadrement. À l’intérieur : l’obscurité.

— Tu es bien Ilbion Rhian Inter ? siffla-t-il dans la lucarne.

 Un grognement résonna, à moins que ce ne fût un courant d’air. Et puis on n’y voyait rien, le détenu aurait pu être planqué juste à côté de l’entrée comme coincé au fond de la cellule. Raul faillit lancer un « Que Terre te porte », mais se ravisa. Ce n’était pas le moment d’être cynique.

— Tu es le référent-pontier du transversal nord-centre ?

— Ce n’est qu’un titre, grogna l’obscurité. Qu’est-ce que tu veux ?

— Les Colonnes sont en devoir sous les dieux de dépêcher un élucide pour construire une argumentation à faire valoir sous l’oiseau-justice, ça, c’est pour la version officielle. Pour ma part, je suis là pour comprendre… Pas pour condamner.

— T’es un Aers… murmura l’obscurité.

— Élucide, surtout, précisa Raul d’un ton qu’il voulait enjoué.

 L’instigateur de ce mouvement de révolte ne devait sûrement pas porter les siens dans son cœur, aussi précisa-t-il :

— Je ne suis pas là comme Aers, mais bien comme membre de la division d’élucidation. Je ne suis l’allié d’aucune caste, je ne fais le jeu de personne, je cherche juste à comprendre.

 Un rire éclata au fond de la cellule.

— Entre alors, élucide ! Si tu n’es l’allié d’aucune caste, je veux le voir au fond de tes yeux !

 La clé dans la main de Raul tremblotait. Tout lui criait méfiance. Mais il ne voulait pas être de ceux qui craignent ce qu’ils ne connaissent pas, il ne voulait pas être de ceux qui passent leur vie à se protéger.

— Je rentre ! annonça-t-il, insérant, cœur battant, la clé dans le mécanisme qui barrait la porte.

 Il mit un certain Temps à débloquer les rouages complexes avant qu’elle ne parvienne à s’ouvrir. La pâle lumière de l’allée pénétra les lieux, baignant la silhouette d’un homme recroquevillé dans un coin, la tête entre les jambes. Il était attaché, donc incapable de tenter quoi que ce fût, y compris de se jeter dans le trou des repentis. Lequel paraissait à peine visible, malgré qu’il donnât vers l’extérieur. Peut-être l’avait-on bouché…

— Enfin quelqu’un qui rentre, fit l’homme d’une voix enterraine. D’habitude on nous balance la bouffe par la trappe. Qu’est-ce qu’ils ont les autres ? On leur fait peur ?

— Entre mauvais traitement et peur, commença Raul, tout en avisant le trou du repentir, effectivement bouché. J’hésite encore, Inter. Les deux, je dirais.

 Le regard du détenu le perçait. Il soupira longuement.

— Rien ne change, dessus l’œil solaire… On est condamnés, de la naissance à la mort, à subir et craindre.

— Bien d’accord, admit Raul, en s’asseyant dos au mur, face au détenu.

 L’autre éclata de rire. Un rire franc et communicatif. Raul se surprit à esquisser un sourire.

— Ma parole ! se reprit le condamné. Mais ils m’ont envoyé le seul Aers intelligent de la Cité ? Puissante Ironie, je t’adore !

 Je vois, c’est le genre fort en gueule, nota Raul mentalement.

— Il fallait bien ça pour interroger le seul Inter révolté de la Cité, non ?

 Son rire se fit grognement.

— Seul… Quelle blague ! Pas le moins du monde ! Ah, si tu les avais vus, pauvre Aers naïf. Si tu nous avais vus — splendides, prêts à découper chaque district en îles dépourvues de ressources — prêts à vous montrer à quel point votre foutu pouvoir ne tient qu’aux surports auxquels nous sommes tous suspendus et à quel point le système que vous croyez en équilibre est prêt à chavirer au moindre problème ! Si tu avais vu !

 Là. Raul voyait le genre. Le fort en gueule capable de vous engloutir dans ses grands discours. Une espèce rare chez les Inter. Mais commune chez les Vox et les Aers.

— Des mots, juste des mots, rétorqua Raul, sans se laisser impressionner par le coffre du gars. Ce n’est pas le petit nombre que vous êtes qui aurait paralysé la Cité. Et puis, qu’est-ce que vous imaginiez, il y a des forces citoyennes sous cette Terre. Les troupes intérieures, déjà ! Celles-là mêmes qui vous ont coffrés.

— Néant, tes troupes citoyennes. Sans cette fumisterie d’Aers, on allait le faire ! Tout était prêt. Le plan était prêt ! Il allait se répandre, c’était prévu, vous n’auriez rien vu venir.

— Rien vu venir ? ricana Raul. Qu’est-ce que tu fous ici, alors ? Tu crois que c’est avec vos pauvres moyens que vous allez arriver à changer la donne ? Des gens qui veulent casser le système, j’en vois tout le Temps. Une fois par lune ! Mais rien n’y fait…

 Ilbion ne répondit pas directement, préférant le considérer longuement.

— C’est drôle, fit-il, tout en reniflant. On dirait que tu regrettes, l’Aers.

 Raul laissa le silence s’installer entre eux. Il en avait déjà marre.

— Ce qui me gonfle, tu vois. Ce sont ceux qui veulent renverser le système, mais qui n’ont aucun plan sérieux et surtout rien d’autre de concret à proposer. Vous n’êtes que d’énièmes mécontents naïfs qui ne pensent qu’à tout décrocher !

— Tu parles sans savoir, Aers. Notre plan était beau, ciselé de main de maître ; il avait la force de l’œuvre façonnée par mille mains, la puissance d’une gigantesque fresque historique en devenir !

 Raul jubilait, le mec s’emportait. Encore un effort, il est quasi mûr !

— Sauf que parmi tes mille mains, l’interrompit-il. Il y en avait apparemment quelques-unes de dissidente !

 La lumière dans le regard de l’Inter s’assombrit d’un seul coup.

— Je me jetterais… commença-t-il, lorgnant un instant vers le trou, avant de se ressaisir. Je me jetterais au Vide que c’est faux ! Personne n’a cafté, pas même les Artes.

— Les Artes ? s’étonna Raul.

— Joue pas les imbéciles ! Tu sais très bien qui ils sont, même leurs noms. On a déjà été interrogés, merde-Céleste ! Alors, arrêtons de tourner autour du Vide, et plongeons ! Pourquoi t’es là ?

Enfin mûr ! Un gars énervé crachait toujours la vérité à travers ses aboiements et ses bourdes. Il n’y avait plus qu’à cueillir le fruit.

— Tu le sais déjà. Je suis là pour enfin causer de cette chose qui terrifie tes gardiens chaque jour, ce qui fait qu’ils te jettent ta bouffe comme si tu n’étais qu’un abject, sans te parler ; ce qui fait que toute la Cité va te vouloir au Ciel dès que possible ! Je ne suis là que pour lui, pour comprendre qui il est.

 Ses derniers mots restèrent quelques instants en suspens dans l’air, comme finement travaillés par Messagère.

— Bien sûr… Tu n’es là ni pour moi ni pour mes pontiers. Tu viens, bien entendu, à la pêche aux remontés de hautes castes, la pêche aux tiens ! Les Aers ne s’intéressent qu’aux Aers, c’est bien connu. T’as eu le cran de venir chez les monstres que nous sommes, mais sais-tu entendre, pauvre Aers ? Ou vas-tu être dupe, comme les tiens ? Écoute-moi bien, mon gars. Ton réalien chéri, c’est pas lui. Il avait peut-être sa gueule, mais c’était clairement pas lui ! Il nous a bernés !

— Explique…

 Il cracha au sol, entre les pieds de Raul et le trou pas assez colmaté pour éviter les sifflements insistants.

— Rien à expliquer, l’Aers. C’est sentir qu’il faut faire — flairer ! Les choses humaines sont sensibles. C’est ce que vous n’arrivez jamais à piger, vous, dans vos congrès et vos palais, loin du monde. Ce type, il avait la gueule du réalien, mais il n’en avait pas la saveur !

— Pourquoi ?

— Le réalien, c’était un mec silencieux, un calculateur — je l’ai toujours dit ! Mais ce gars-là, il affichait son pouvoir comme s’il en transpirait, il puait l’autorité crachée au visage. Et pourtant… Malgré toutes ces effluves, tu vois : il sentait rien, il n’avait pas d’odeur.

— Pas… d’odeur, hésita Raul, pensant à du figuré. Comment ça, pas d’odeur ?

— J’vous croyais propres, vous, les sangs-trop-purs, mais pas à ce point-là.

— Aucune ?

— Aucune. Comme s’il était pas là… Oui, c'est ça. Il n'était tout simplement pas là…

 Raul sentait qu’on allait, comme d’habitude, basculer dans des divagations religieuses. Il voulait du concret, pas des suppositions. Pas des « Je sais ! C’est Vide ou Vent, ou Ironie, les méchants dieux, qui ont frappé ». Il voulait des choses sensibles, et en ce sens cette affaire d’odeur en valait peut-être la peine.

— Je vois…

 Ilbion allait poursuivre, mais ravala d’un coup sa langue. À son tour de ricaner.

— Tiens, tiens, lança-t-il avec mépris. Ça, c’est le moment où tu te dis qu’Ironie m’a frappé, hein ?

— Non, se crispa Raul, je…

— Ma parole, tu t’en rends même pas compte, mon gaillard. Finalement t’es peut-être bien comme les autres Aers. Incapable de considérer l’inconnu sans crever de trouille…

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