Le tuyau — 2 (V2)

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— Que Terre vous porte, élucide…

 Raul fut d’abord surpris. C’est plutôt la dirigeante de la prison qui semblait, à elle seule, porter toute la Terre. Elle avait la gueule de ces gens qui ne s’endorment que lorsque l’épuisement les frappe. Raul la connaissait bien, cette tête-là. Il la croisait chaque fois qu’il dormait chez lui dans le miroir grêlé qu’il avait hérité de sa lignée maternelle. Miroir que nombre d’Aers lui enviaient et que sa femme se faisait une joie d’employer à longueur de Temps. Une des rares choses qu’elle acceptait encore de lui, d’ailleurs.

— On vous a expliqué, déjà ?

 Ichte Erma Aers paraissait au bord de se jeter au firmament. On voyait bien qu’administrer le tuyau n’était pas une partie de plaisir. Raul se demandait ce qui lui avait valu l’un des postes les plus détestés de la Cité. À moins qu’elle ne soit une de ces rares Aers à l’incarna d’Inter, prompt à sacrifier son être à une cause plus grande, elle devait avoir vexé pas mal de monde pour écoper de cette peine.

— Pour faire court, commença Raul, tout en embrayant sur les pas de l’Aers. On m’a dit que vos nouveaux détenus n’inspiraient pas vraiment la paix dans les cœurs.

— On vous a expliqué, alors.

Houla. Pas joyeux joyeux, en effet. Son teint blême n’appelait pas d’autre intervention, Raul préféra la fermer tandis qu’elle lui faisait traverser une portion de boyau ponctué de portes. Dans un silence sépulcral, les gardiens — dont la plupart portaient la caste Inter, ce qui allait de soi, tout bien réfléchi — bossaient en tremblotant dans leurs tuniques bordeaux. On flairait leur peur de loin. Comme on pouvait sentir à plein nez l’angoisse d’Ichte Erma.

 Depuis la tempête cette odeur semblait baigner toute la Cité. L’insouciance s’était barrée du côté de chez Inspiration pour laisser l’anxiété régner en maîtresse. La suspendue allait au ralenti, timidement, poussivement, comme si elle était frappée d’une maladie rendant les moindres efforts épuisants. Les citoyens restaient le plus possible chez eux, redoutant les dieux ou juste les hommes planqués au plafond. Le vin des banquets — quand il n’était pas en pénurie — ne suffisait plus à détourner les gens de leurs marasme, les sacrifices expiatoires non plus. En plus de ça, il faisait gris, Ciel peinait à se remettre de sa colère récente et affichait une mine déplorable, bien trop sinistre pour la saison.

 Et bien sûr les castes, au lieu d’aider, erraient, paumées. Les Inter ne liaient plus comme avant, les pontiers paraissaient sournois à tout le monde depuis les évènements. Les Vox ne savaient plus quoi chanter pour égayer les cœurs. Les Artes bricolaient ou faisaient leurs calculs dans leur coin. Les Aers, n’en parlons même pas. Les Ter, sans doute les plus aptes à aider, accumulaient les erreurs grossières lorsqu’ils essayaient de rassurer le Terraume. Le matin même, Raul avait entendu les crieurs balancer une info choc - genre vérité toute fabriquée, mais affreusement séduisante : l’inversé serait l’incarnation du Vide. Piètre tentative des temples pour régler la question : ayez peur et surtout allez jeter le plus possible d’offrandes au protemple sous la fracture, lieu de naissance du dieu. Et surtout, ne posez plus de questions ! Résultat : effectivement, plus personne ne mouftait et ne cherchait à comprendre les tenants et aboutissants des évènements. Donc, comme d’habitude, les culs-bénis n’avaient rien pigé, ils avaient les meilleures armes pour rassurer et se vautraient — c’est le cas de le dire — en plein Vide.

 Alors, avec l’ambiance inquiétante, il n’était pas étonnant qu’aucun élucide ne se soit lancé dans les recherches pour côtoyer l’horreur : des insurgés, la lie du peuple, voulant scandaleusement s’attaquer à l’indéboulonnable rigidité des castes dirigeantes, confrontés à un homme revenu des profondeurs. Un homme qui selon — pas un, pas deux, mais selon tous — serait Fard Egan.

 On aurait pu crier au miracle, un défunt d’importance, remonté du Ciel ; là, pour nous sauver ! Sauf que le réalien dont on parlait paraissait bien différent de celui que tout le monde révérait. Les insurgés l’avaient décrit comme un sinistre trouble-fête, narquois, capable de tenir en respect des attaquants et des arbalètes — ou quelque chose du genre, avait compris Raul —, comme de disparaitre dans les airs, telle une fumée.

— Fard Egan Aers… fit Raul, pensif, attendant qu’on leur ouvre un portique d’accès. Ça n’étonne personne ?

— Ils disent tous la même chose, élucide. Mais ce qu’ils décrivent n’évoque pas vraiment notre réalien.

 En effet, un gros cou qui vient narguer les petites gens en faisant le mariole : rien à voir avec l’éternelle éminence grise tapie derrière l’Acastale. Raul se rappelait bien de Fard, avec qui il partageait quelques liens de parenté, et qu’il avait eu l’occasion de côtoyer dans sa jeunesse puisqu’il était « un ami » de son père. Enfin, disons un ami plutôt désagréable, voire un rival ; mais façon cour : une rivalité amicale et persiflante, où on se tirait dans les pattes sans s’affronter directement. Une rivalité qui avait laissé triompher Fard après que son père se soit retiré du pouvoir, plaisant moins à l’Acastale que ce brillant personnage, bien plus jeune…

 Non, ni narquois ni tonitruant, le Fard, mais discret. Il avait préféré tailler sa place sous le couvert de colloques singuliers bien calculés. Le spectacle, il le laissait à Miir Fenan, qui avait le verbe haut et s’adressait au peuple dans un langage simple, clair et surtout facile à retenir pour les crieurs, mais qui était une réalienne sans projet pour la Cité. Quant aux cogitations, il les laissait à Ilian Tarse, grande anxieuse devant les dieux, qui à force d’hésiter, analyser dans le détail, ne faisait plus grand-chose. Celle-là, si les décisions historiques avaient dû dépendre d’elle, la Cité ne se résumerait encore qu’à quelques plateformes éparses où on mangeait des cœurs de bambou rassis. Il était donc discret, le Fard, presque invisible, mais en réalité c’était lui qui maniait les rouages de la voile nommée Cité. Et puis coucher avec l’Acastale rajoutait à son autorité de l’ombre.

 Alors difficile d’imaginer ce personnage flegmatique, détaché et froid venir affronter, souriant, une armée d’opposants tout en évitant des assauts et des tirs.

— Un sourire discordant, m’a-t-on dit… Pourtant rigoler, ce n’était effectivement pas trop son genre, badina Raul. Fallait se lever tôt pour lui arracher même un soupir.

— Nous lui devons le respect, fit la dirigeante, le regard devenant encore plus triste. L’homme souriant qu’ils ont évoqué ne peut en aucun cas être notre réalien…

Clairement, pensa Raul, sans le formuler tout haut. Ichte Erma et sa sinistrose avaient probablement raison. À moins qu’une chute au Ciel ne change diamétralement la nature des incarnas, jamais le chancelier n’aurait fait ce genre de numéro. Il était trop subtil pour ce genre de mise en scène, et puis… Raul s’arrêta soudain, laissant sa guide continuer à cheminer. Mais enfin, personne n’est jamais remonté des nues, encore moins après avoir perdu la tête et avoir été incinéré ! se raisonna-t-il. Pour le coup, il se laissait un peu trop porter par la peur des autres. Il devrait veiller à rester censé, rigoureux et précis lors de ces interrogatoires ; confronter, recouper, vérifier chaque détail et surtout ne pas divaguer. On parlait du chancelier, mais ces pontiers ne l’avaient probablement jamais vu qu’à distance lors des fêtes, ils ne pouvaient que se tromper en le reconnaissant. Et puis les sosies existaient, les déguisements efficaces aussi.

 Non, il y avait autre chose qui le faisait tiquer dans cette affaire, c’était le mot « sourire discordant ». Ce mot avait été prononcé à chaque fois qu’il avait été question de l’homme-inversé. Et ça, c’était vraiment intéressant, jugeait Raul, rattrapant l’Aers après avoir failli renverser une Inter pressée. Il sentait qu’il se rapprochait de plus en plus de l’homme à l’origine de tous les problèmes actuels. Celui-là et son foutu rictus… Raul l’avait lui aussi entraperçu les fois où il l’avait trouvé en train de le narguer depuis le plafond. Tu perds rien pour attendre mon bonhomme…

— Attention !

 Ichte Erma l’arrêta d’un mouvement brusque, le sortant de sa rêverie. Avec un claquement d’air, le portique devant lequel ils se trouvaient venait de laisser place à l’immensité du Ciel. Raul hoqueta. Le tuyau s’ouvrait au Vide sur une longueur d’environ sept à huit pas. Au début de la portion d’en face, une large bande de corne s’érigeait vers le plafond, masquant le reste du boyau.

— Juste une sécurité, fit l’Aers d’une voix lasse, avant de faire signe aux personnes campées de l’autre côté. Vous pouvez descendre le pont !

 La langue de corne fut baissée à l’aide du genre d’attirail que les pontiers maniaient à longueur de journée sur le réseau. Raul suivit sa molle descente jusqu’à ce que son extrémité vienne se poser devant eux.

— Vous comprenez. C’est pour les détenus, continua Ichte Erma.

Plutôt contre, songea Raul, en imaginant des fuyards précipités dans la Vide en espérant fuir leur condamnation.

— Avec ça, risquent pas de se barrer ! lança Raul.

 Mais cela ne fit naître aucun début de sourire sur la moue de la dirigeante. Ils s’engagèrent en silence sur la rampe, surveillés à la fois par les gardes et le Ciel morose.

 Une fois de l’autre côté, on le contrôla, comme de bien entendu. Raul laissa la lame dont il ne se servait de toute façon jamais, puis on leur fit traverser une série de portes dont l’épaisseur aberrante devait sans doute garder le monde de toute la malignité contenue dans les lieux. Ichte Erma ouvrait la voie comme si seul l’horizon invisible au bout du couloir déterminait sa progression.

— Ils sont dans la dernière portion. Vous pourrez leur parler, mais n’oubliez pas : ils sont coupables, vous n’êtes pas là pour les disculper, l’avertit-elle, tandis qu’ils traversaient un couloir jalonné de cellules sur deux étages.

 Dans l’éclairage chiche des torches, les gardes allaient et venaient, inspectant les portes des chambres comme s’ils s’attendaient à ce qu’elles sautent d’un instant à l’autre pour déverser leurs habitants. Raul se demanda s’ils étaient tout l’alignement aussi stressés, ou si c’était juste l’ambiance du moment. Il voyait mal comment on pouvait s’inquiéter face à un tel dispositif.

— Euh… C’est pas le travail de la division d’élucidation, ça, c’est l’affaire des Colonnes. Nous sommes juste là pour rendre un avis neutre et éclairé, assorti d’hypothèses pour nourrir le jugement.

— C’est bien ce que je dis, élucide… Vous n’avez pas intérêt à les disculper. Votre parole a du poids sous l’oiseau-justice, et bien trop souvent les calculs politiques ont infléchi la neutralité dont vous parlez. Elle est la plupart du Temps illusoire. Ces gens ont, par leurs actes, convoqué des forces qui nous dépassent, ils doivent disparaître pour préserver notre Cité.

— Je rendrai l’avis que je me ferai, m’Aers. Ni vous ni moi ne sommes stylites, que je sache.

— Les élucides sont importants dans la Cité, je ne suis pas de celles qui pensent le contraire. Mais dans cette situation votre avis ne compte pas. Coupables, ils le sont. Votre présence ici n’est que protocolaire. Vous n’êtes là que pour respecter la législation uniquement.

— Ah, fit Raul, sentant sa rouerie naturelle revenir au galop. Ne me dites pas que si je vous le demandais, vous me laisseriez sortir, dès maintenant, pour aller me rassasier aux banquets si je vous donnais l’assurance de rendre un avis leur promettant le Ciel ?

 Ichte Erma s’immobilisa. Elle fit volte-face et contempla ses yeux azur de mort — ils avaient toujours leur petit effet —, en plus de son quart de sourire. En une fois, elle lui parut bien moins déprimée. Après l’avoir jaugé longuement, elle haussa les épaules et reprit sa route.

— Suivez-moi, élucide, nous n’avons pas la journée.

 Mais Raul n’en avait pas fini de son côté. Ce qu’elle insinuait était captivant : ainsi donc ses bien-aimés collègues allaient donc là où Vent les portait, en fonction de leurs avantages ? Mais dites m’en plus, s’il vous plaît !

— Rappelez-moi, quels élucides viennent ici d’habitude ? Juste par curiosité.

 Elle s’arrêta à nouveau, sans se tourner cette fois.

— Tout le monde a peur, élucide. Et ce n’est pas qu’à cause de ces histoires de réalien remonté. Depuis que ces détenus sont arrivés, il se passe des choses étranges dans la prison. Je voulais vous préserver, c’est tout. Vous proposer de repartir en évitant le contact avec eux. Sauver votre incarna.

— Mon incarna, c’est mon affaire. Et j’aime les choses étranges. Expliquez-moi.

— Pas ici. Suivez-moi, puisque vous insistez. Mais je vous aurai prévenu, l’avertit-elle, reprenant la marche. Que Messagère nous garde…


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