À la conjonction des soupirs — 2 (V2)

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 La chose rugissait, broyant tout sur son passage. Kael n’osait plus regarder derrière. Elle fixait la route à suivre, courant à ne plus en sentir ses côtes pour échapper à cette… cette… Mais bordeCiel, personne ne lui avait jamais parlé d’une chose pareille ! Aucun Ter, aucun Vox n’avait mentionné de manifestation divine aussi terrible. Ni l’Artnée ni le Vermide n’atteignaient cette fureur et cette taille, pas plus que le puissant oiseau-flamme. Kael n’avait pas d’autre explication : tout le Vent du monde avait dû se faire arracher du paysage pour se condenser et devenir ce… ce… doigt énorme. Oui, ce qui ravageait tout, derrière eux, ne pouvait qu’être le doigt gigantesque de Ciel grattant la Terre, pour l’écorcher vive.

 Talonnée par les deux autres, Kael fonçait dans le district désert, franchissant passerelles, ponts, susplaces. Tout se confondait et semblait prêt à s’effondrer. Les cases qu’ils croisaient ballottaient de façon visible, ils ne pouvaient y rentrer, c’en serait fini d’eux. Ces constructions — du jamais vu, des cannes de bambou montées sur des structures en corne dans le meilleur des cas ; sinon juste des baraques en bambou nouées de cordages et suspendues — ces pauvres trucs rapiécés allaient se décrocher dès qu’ils y rentreraient, sûr et certain ! Ils devaient continuer, éperdus et portés par leur terreur. Ils finiraient bien par tomber sur un abri viable — après tout ces sans-castes avaient déjà connu des tempêtes, ils devaient bien avoir des… oh, grands dieux ! Une idée venait de la traverser, la dégoutant instantanément. Pouvait-elle vraiment supporter d’être réduite à ça ? Malheureusement, il s’agissait probablement de la seule option viable pour échapper à cette chose.

 Un nouveau son s’ajouta au sifflement. Ister venait de pousser un cri et tirait sur sa main violemment.

— Kael ! Gordi est tombé !

 Elle se retourna et vit l’immense tourbillon blanc et gris, devenu brun là où il se susplantait dans la Terre, en train de faire sauter les plateformes les unes après les… Non ! Elle ne devait pas regarder, mais se fixer sur le gamin qui gisait en plein milieu de la passerelle. Gordi pleurait, pitoyable, le pied coincé entre deux planches.

 Kael hésita. Juste une fraction de Temps. Ce qui était déjà significatif. Ce Gordi allait-il pouvoir vivre ? Les Aers pouvaient bien essayer d’être forts pour tout le monde, mais face au Vent chacun se retrouvait seul. Il n’y avait que les plus habiles, les plus aptes aux yeux des dieux qui pouvaient survivre. Aux Yeux des dieux, se répéta-t-elle. Ce n’était pas à elle d’en décider. Aussi se força-t-elle à faire demi-tour pour aider le misérable beuglant à extirper son pied du piège. Et pendant ce Temps la bête tournoyante avançait, inarrêtable. Dans sa terreur, Gordi ne faisait rien pour l’aider, pire, il aggravait sa situation. Cet imbécile allait leur coûter la vie.

 Ister vint à leur rescousse, principalement pour le calmer. Kael de son côté, tout en s’affairant, n’avait d’yeux que pour ce qui manquait dans le paysage. Là où des susplaces et des maisons s’accrochaient juste avant, il ne restait que des cordages ballottants. Gordi enfin dégagé, elle fit un rapide signe de tête à Ister, qui tout au long de l’opération ne l’avait pas quittée du regard — qu’est ce qu’il voulait ? Était-ce l’habituelle dévotion des castes inférieures, de l’admiration ou de l’inquiétude ? Non, autre chose, peut-être une sorte de méfiance… Pas le Temps pour ça !

— On continue, cracha-t-elle, sans s’assurer que Gordi soit capable de continuer.

 Il n’avait qu’à suivre, foutre-Ciel ! La chose s’approchait, bien plus rapide qu’eux. Tout autour la pression augmentait, l’espace semblait s’infléchir. Ils repartirent, repoussés par le beuglement qui les poursuivait. Plateforme, passerelle, escalier brinquebalant, planche maintenue par des cordes entre deux garde-corps ; tout semblait bricolé et prêt à se détacher. Et comme si ça ne suffisait pas : Gordi peinait à avancer, évitant de riper à chaque passage. Son épuisement se faisait sentir, il ne tiendrait plus très longtemps. D’autres chutes allaient venir et ils n’avaient plus droit à l’erreur. La prochaine fois, elle devrait le laisser derrière.

— Là ! aboya soudain Ister, tandis que Kael s’avançait sur une nouvelle passerelle. Vous avez entendu ?

 Qu’est ce qu’il foutait, c’était sans issue. Il y avait que de la roche au bout de la passerelle qu’il indiquait. Une sorte de tombée de plafond ; le rebord, sans doute, de la contre-cuvette sous laquelle ils couraient depuis un moment.

— Pas le Temps ! Par ici ! Vite !

— Quelqu’un a…

 Une plateforme gicla du plafond à même pas une portée. Elle ne dévala pas le Ciel mais pivota mollement autour du doigt céleste avant d’aller se coller au plafond.

Se coller au plafond ?

— Viens ! Bon sang de foutre-Ciel ! hurla Kael.

 Ils n’avaient pas le Temps de débattre, sang-mort ! Mais l’imbécile restait susplanté là, avec le monstre qui arrivait sur lui.

— Quelqu’un a appelé !

— Oui ! Le Vide ! En avant, dépêche-toi, sinon…

 Mais il ne bougeait pas, comme s’il voulait mourir. Pendant ce Temps la chose approchait, incroyablement grande — et elle semblait grandir encore. La plateforme collée se détacha une seconde fois du plafond pour disparaître dans la blancheur furieuse.

— Ils ont appelé, ils sont là-bas ! insista l’imbécile.

 Gordi pleurait, pour ne pas changer. Les rafales tournoyantes commençaient à les baigner lentement. Rien de terrible, encore, mais bientôt elles allaient les faire tournoyer jusqu’à les fracasser au plafond avant de les lâcher au Vide, comme cette susplace. Et cependant, un petit Inter essayait de commander une Aers. Le Vent s’incarnait en membre divin du Ciel, Ironie envoyait ses mirages tandis que le monde disparaissait, mais l’Inter voulait qu’on l’écoute et prenne le Temps !

— Viens, Gordi, laissons-le mourir, puisque c’est ce qu’il désire !

Mais le tonneau de larmes qu’elle essayait de remorquer résistait.

— Vous n’entendez pas ? fit Ister, halluciné et baigné de Vent. Ils appellent. Venez !

 Gordi parvint à s’arracher à Kael pour le rejoindre. Sur fond de tourbillon, leurs mains se nouèrent. Les deux fous avancèrent ensemble sur la passerelle, vers des rochers qui seraient leur dernière destination avant leur chute éternelle. Puis plus rien.

 Kael se retrouva seule.

 Le doigt céleste cheminait avec une mollesse trompeuse. Son sifflement strident, l’explosion de poussière à son apex et la quantité d’objets en tout genre qui tournoyaient dans son sillage dévoilaient sa puissance. Inexorablement, il avançait, lent et brutal, tel un impossible condensé de haine et de calme. Presque beau. Non, pas presque, réellement beau. Kael le considéra. Le devoir des Aers consistait en stabiliser le monde, c’est ce à quoi ils étaient censés se consacrer, jusqu’à l’adoration ; pourtant elle trouvait grandiose ce mouvement de destruction qui nettoyait le plafond. La cité sans-caste serait entièrement lavée, sa destruction avait quelque chose de presque… enviable. Elle démontrait que les dieux avaient de toute façon le dernier mot. Ni Kael, ni aucun Aers, pas même l’Acastale n’avaient d’importance face à eux. Ils n’étaient que de toutes petites créatures agrippées au monde. Presque rien, face à l’immensité et à la fureur du Ciel qui dépassait l’entendement.

 À présent la danse de ce tourbillon allait l’emporter. Trop trainé avec ces deux ingrats. Elle laissa ses regrets au Vent. Je vais être emportée, moi aussi. L’air pivotant faisait partir ses cheveux en biais, jusqu’à l’horizontale. Mais pourquoi pas, au fond ? Sa pauvre tunique trouée se gonflait du soufflant, elle aussi avait tendance à filer sur le côté. Bilias avale le Ciel, depuis plus d’une journée. Peut-être, il m’attend ? Elle vit une passerelle défiler devant elle une première fois. Elle ressemblait à la queue d’un singe avec laquelle jouerait un enfant inconscient. Bilias, tu es déjà si bas, attends-moi, je vais te rattraper. Second passage de la passerelle, elle se disloqua sous ses yeux. Accorde-moi juste un peu de Temps, je te rattraperai. Des débris la griffèrent, mais ça ne faisait pas mal. Oui, tu verras. Elle dut s’accrocher à la rambarde qui filait oblique tandis qu’arrivait le vortex. On parlera de fureur, tu verras. J’ai compris que c’était beau. Tu verras, cousin…

 Une main se referma sur son poignet.

Bilias ?

 C’était lui, son cousin bien aimé, robuste, déterminé, n’ayant peur de rien. Il se tenait là, solide, devant la tempête, comme quand ils étaient enfants, sur le pont menant vers l’école commune. Lui était là, dos au soleil, souriant. Elle avait peur des enfants, de toutes ces castes mélangées, qu’allait elle comprendre de leurs manières, de leurs coutumes ? Les comprendrait-elle ? Lui s’en fichait éperdument. Derrière, tous les élèves, alignés sur la susplace. Kael pensait qu’ils l’attendaient. Croyance ridicule de gosse. Ils étaient comme elle, démunis. Nombreux pleuraient et elle essayait tant bien que mal de ne pas y céder — elle y arrivait, au prix d’efforts surhumains pour une enfant ; son corps, en revanche, ne bougeait plus comme à cet instant, devant le monstre tourbillonnant. Bilias avait attendu, souriant toujours, puis s’était employé à patiemment desserrer ses mains frêles de la rampe et l’avait accompagné dans les rangs, entre les castes. Ensemble ils allaient se confondre au peuple, comme prévu, mais au moins ils se tiendraient serrés — ça, on ne pourrait le leur enlever.

 Il n’eut pas besoin de lui détacher les doigts de la rampe cette fois. Kael lui tendit la main, incrédule de le trouver là, remonté du Ciel. Mais pas tant que ça. Après tout, la détermination de son cousin était sans égale. Sans doute, avait-il dû escalader le Vent à la faveur du cyclone. Il en était capable. Il était capable de tout.

 Leurs mains se nouèrent sans qu’aucun souffle ne puisse rien y faire. Ils percèrent ensemble les pivotants, laminés par les débris. Ils suivirent ensemble les rambardes qui ne tenaient que par miracle. Il avait la poigne si robuste, son cousin, le revenu. Un authentique revenu du Ciel. Rien à voir avec ceux des mythes. Pas l’un de ces êtres oblongs et à demi flottants, qui erraient entre Terre et Ciel pour hanter les plateformes, pas ces histoires servant à faire peur aux enfants ; mais plutôt le courage fait Aers d’un homme qui avait su dompter les courants pour remonter le Ciel et revenir. Revenir à elle.

 Bilias. Leurs mains se serraient en affrontant la tempête condensée. À contreVent, vers un lieu que lui seul connaissait. Qu’importait qu’ils soient griffés, les pieds à peine fixés au sol, la respiration coupée et presque aveugles à force de serrer les paupières ; ils n’étaient plus que roche, ensemble. Des pierres mobiles qui creusaient le Vent, plus solides que le plafond, unis par Attraction.

 La masse avançait, noire dans les rets violacés. C’était une roche qu’ils allaient ensemble pénétrer. De ses doigts, elle crocha plus fort ceux de Bilias et ils s’enfoncèrent dans la paroi. Lorsque l’obscurité se referma sur eux et que le Vent se tut, Kael crut que la mort venait de les emporter.

 Le visage de celle-ci la surprit toutefois. Ses visages, plutôt. Un bouquet de gueules grises, munies d’expressions affolées, qui s’empilaient du sol au plafond.

— Par ici ! grinça l’une d’entre elles d’une voix terrible.

 Bilias la conduisit parmi les têtes qui ne cessaient de les examiner. Entassés dans la puanteur, ils se tournèrent vers la porte qu’ils venaient de franchir. C’est là que Kael entendit à nouveau le Vent. Il n’avait pas cessé, il était juste derrière un mur, rugissant dans l’encadrement d’une porte et deux fenêtres grossièrement taillées. Il raclait les bords, projetant son souffle malgré tout jusqu’à eux, son haleine froide disait « vous ne m’échapperez pas, je vais vous bouffer ! ». Les mains se nouaient, comme en réponse. Ces visages, elle et Bilias feraient bloc, feraient front. La bête n’allait pas rentrer, non. Car elle était bien trop grosse. Sa faiblesse, elle était là. L’immense ne pouvait entamer les minuscules humains tapis dans leurs minuscules… grottes.

 Kael hoqueta, une autre terreur s’invita. Celle du péché. Elle commença à regarder en tout sens. Derrière les visages, les parois, les fenêtres sifflantes, la porte raclée. Que de la pierre. Et Bilias… Il se pencha vers elle, murmurant que tout allait bien. C’était Bilias, non ? Ce devait être lui, pas de doute. Elle ne pouvait pas se tromper. Elle le connaissait trop bien.

— Reste serrée contre nous, fit-il, tandis que Gordi s’ajoutait au bloc, en plus d’une toile solide de corps tremblants.

 Ils restèrent ainsi, assis au fond d’une maison creusée dans la Terre, sûrs que le Vent ne parviendrait pas à les en déloger. Kael tenait la main de Bilias, serrée, serrée, serrée.

 Serrée.

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