Hauts-fonds — 4 (V2)

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 Le Ter leva la couverture.

— NNNhhhhhhnnn !

 Il fixa longuement l’obscurité sous le lit, puis la rabaissa.

— Rien… Aucun singe, Agon. Il a dû filer. Depuis la dernière fois, ils ont compris, je pense, ils ne sont pas bêtes.

— Nhh…

 Ça lui coûtait, ce râle. Le peu de voix qu’il parvenait à déployer se cassait déjà. C’est ça, trop fatiguant, laisse tomber. Ce ne sont que des singes, après tout… Raul aurait bien remercié les macaques et leur absolue consécration à chiper de la bouffe dans chaque recoin de la Cité, jusque dans la cahute d’un pauvre type paralysé.

 Il ne semblait pas tiré d’affaire pour autant. Contre toute attente, l’abject continuait de s’égosiller avec le peu de moyens d’expression qu’il possédait : respirer mal, gémir vaguement, faire tourner ses yeux. Les ouvrir, les fermer.

— Ce n’est pas ça, il y a autre chose ? s’écria l’autre, en revenant, tout proche — trop proche. Agon, tu n’as jamais été comme ça… Qu’est-ce qu’il y a ? Tu te rappelles ce qu’on avait fait l’autre fois ? Un clignement pour approuver, deux pour désapprouver.

 Raul faillit s’étrangler avec sa salive. Bien sûr, ils avaient d’autres moyens de communiquer ! Les humains trouvent toujours ; et pour cette fois, Raul ne louait pas Messagère, car Elle allait signer sa perte ! Hormis le lit, la seule cachette restante était celle où il se trouvait. Si ce Ter pouvait obtenir des indications de son ami, il n’aurait plus qu’à contourner l’armoire pour le trouver. Stupide, stupide cachette.

— Il y a eu un singe ?

 Raul ne voyait pas les clignements, ça le rendait fou !

— Est-ce que tu as peur ?

 Rapide tour du propriétaire depuis l’angle. Il se demandait s’il ne pourrait pas se glisser dans un autre endroit. Mais impossible de bouger sans faire de bruit, tout était trop calme !

— Est-ce... Est-ce que tu as vu quelqu’un ?

 En plus, on lui avait retiré sa lame d’élucide à l’entrée du temple. Elle lui manquait cruellement. Elle ne lui avait même jamais autant manqué que maintenant, alors que d’ordinaire elle l’encombrait.

— Un pur ?

 Raul hasarda un coup d’œil entre l’armoire et le mur. Le Ter valide scrutait son ami en se rongeant les ongles, visiblement nerveux. Terriblement nerveux.

— Un… Un des impies serait venu jusqu’ici… dans ta chambre ?

 Silence, respiration suspendue. Ah, si cligner des yeux pouvait seulement faire le moindre son…

— C’est un oui, ou un non ? Pas si vite, mon frère. Doucement. Est-ce... Il… Il est encore là ?

 Merde merde merde merde ! Raul se tenait prêt à bondir hors de sa cachette, façon "surprise" pour repartir à l’assaut des boyaux et s’y perdre une bonne fois pour toutes. Mais non. Fini d’être impulsif, Raul. Il fallait attendre, se retenir, espérer… n’importe quoi : une réplique du tremblement de Terre, l’apparition d’un homme-inversé au plafond, l’explosion de la plaque en métal trop pressurisée dans le lointain, ou encore un dieu sorti de nulle part, venant chanter et danser la vie pour remercier ces gens d’être d’aussi bons fidèles. N’importe quoi !

 La voix du Ter chevrota lorsqu’il reprit.

— C’est… C’est l’inversé ?

Quoi ?

— C’est lui, là… derrière l’armoire, c’est ça ?

 Le religieux tremblait de tout son corps, la lame tressaillait dans sa main. Ça n’augurait rien de bon. Un homme effrayé était capable de tout.

 D’un seul coup, le Ter pivota vers lui — enfin, vers l’interstice d’où il le surveillait. Raul se ratatina contre l’armoire, essayant de disparaître. Collé au meuble, il n’avait plus que son ouïe pour anticiper les mouvements du bonhomme. Sauf que les pieds nus ne faisaient aucun bruit. Les lames non plus. Il entendit, par contre, le bruissement des vêtements de quelqu’un qui se redresse.

Il est armé, mais il n’est pas entrainé. Raul se reporta vers l’angle de l’armoire, se mit en posture de protection. Il n’était peut-être pas danse-Vent, mais pourrait au moins dévier une attaque maladroite. Il a peur, il va faire n’importe quoi. Sauf que la rage décuplait parfois les forces, surtout lorsque Art s’en mêlait. Nouveau bruissement de vêtement. Une respiration sonore, qui… se rapproche. La lame. La lame, elle est en corne, mais n’est pas aussi longue et pointue qu’une lame d’Aers. Le bout est plat. Non ? Ou en pointe ? Merde ! La respiration se fit toute proche. Bientôt, Raul verrait la lame. Peut-être devait-il le prendre le gars de cours, là, tout de suite ? Sauter, comme il l’avait imaginé, hors de sa cachette. Et se retrouver ventre perforé par la surprise de l’ennemi ?

— Je… je vous en prie… seigneur Mor Ridge, implora le jeune Ter. Agon... N’est pas responsable.

 Raul réprima ses tremblements. Il était proche, très proche. S’il pivotait, ils se retrouveraient tous deux nez à nez. Et puis… C’était qui, ce Mor Ridge ? Ce nom lui disait quelque chose. Pas le Temps de réfléchir à ça, Raul. La trouvaille c’est maintenant qu’il faut la sortir. Ça tombait bien, elle venait de lui apparaître, simple et facile. Pas le Temps de travailler l’effet, il fallait que ça sorte, tout de suite et de préférence terrible. Il repensa à la plaque de métal, sa vibration grave, rauque et profonde. Il gronda :

— Et pourtant, il l’est…

 Entendre sa propre voix ainsi contrefaite lui fit un peu peur. Raul ne se savait pas capable d’aller si loin dans les basses. Tout se suspendit. Il ne donna pas l’occasion au jeune homme de répondre et, remontant le tissu sur sa bouche et descendant un pan de capuche sur son front, de manière à ce qu’il n’y ait plus que ses yeux visibles, il enchaîna en se tournant brusquement vers lui :

— … Responsable devant les dieux profonds, tonna-t-il, d’une voix terrible. Cet homme l’est !

 Raul se faisait peur à lui-même, et l’expression abominée de son interlocuteur le rassurait autant qu’elle le troublait. Outre l’effet de sa voix d’outre-Ciel, il constata à nouveau l’effet de ses yeux bleu azur — la couleur où tombent les morts. Raul ne se rappelait pas du Mor Ridge en question, pas plus qu’il n’avait vu l’inversé, mais ce garçon affolé ne semblait pas douter un seul instant de l’avoir vraiment devant lui. Il n’avait même pas besoin d’être perché au plafond. Seulement, malgré l’effet, ça ne suffisait pas, la lame de rasoir l’attendait encore, toujours tendue, tremblante, mais tendue (et le bout n’était pas plat). Raul, forçant encore un peu sa voix, adapta son discours :

— S’il demande pardon, je l’épargnerai !

 N’importe quoi, mais qu’est ce qu’il faisait ? Le gars ne savait pas parler ! Heureusement, le valide avait de la suite dans les idées, malgré sa crédulité maladive.

— Il vous le demande, sursauta-t-il. N’est… N’est-ce pas, Agon ?

 Clignement pathétique du cadavre.

— Voyez ! Il l’a fait, avec ses yeux, il a demandé pardon. Et moi, Alem Ronim Ter, me joint à son pardon. Considérez que ses mots sortent par ma bouche, par la grâce de Messagère : ô divin Mor Ridge, pardonnez-moi. Pardonnez-nous.

 Des courbettes en veux-tu, en voilà. Raul se demandait quel genre de culpabilité pouvait exiger une telle hémorragie d’excuses. Après, si ça pouvait lui sauver la mise, c’était le principal.

— Allez, mortels ! gronda-t-il encore malgré sa gorge qui commençait à sérieusement faire mal. Allez donc vous repentir devant ce mur, jusqu’à ce qu’Inspiration entende vos prières ! Si elles sont assez justes, lorsque vous vous retournerez, Mor Ridge ne sera plus. Jamais vous ne le reverrez.

Enfin… J’espère. Le Alem se précipita vers le siège de son ami et, d’une force étonnante, le fit glisser jusqu’à la fresque. D’un bout à l’autre de la cellule, le cadavre gémissant continua de fixer l’homme-inversé qu’était devenu Raul.

 Lorsque les prières commencèrent à résonner, Raul se glissa hors de la salle, la gorge en feu, saisi d’éternuement en rafale.

 Il déboula dans le couloir, tout encombré de tissus qu’il était. Hoquetant, peinant à respirer. Il fonça, sans certitude quant à l’endroit où aller. Les parois filaient, sans discontinuer. Des gens du temple, des ombres émergeant d’alcôves, apparaissaient un peu partout. Ils prirent peur en le voyant, Raul le vit à leurs regards horrifiés. Mais ça n’avait aucune importance, ou plutôt c’en avait trop, Raul ne se reconnaissait pas. Il devait ressembler à une bête fantastique, un monstre. Non, il le devenait. Il courait, courait, encombré d’images. Lui aussi avait peur. Mais ce n’était pas la même que celle des Ter. C’était quelque chose d’autre, la terreur de sa propre peau, sale, puante, en train de s’arracher. Il ne comprenait pas, ça n’avait aucun sens. Son éternel cynisme et sa légèreté mourraient, se retournant comme un gant en sensiblerie stupide et en gravité. Tout se délitait tandis qu’il courait à s’exploser contre les murs acérés. Il n’était plus qu’un Vidé pris d’Art, un vaut-rien, un connard ! Une merde d’Abject, juste bonne pour crever — et encore. Il n’avait jamais ressenti ça ! Il ne voulait qu’une chose, s’arracher de là en hurlant, sortir sa hargne à s’en faire mal. Il avait déjà ressenti ça ! Ça venait de très loin. C’était un crime dont la honte le bouffait depuis longTemps, en cachette. Un crime privé, intime, un interdit profondément caché qu’il venait d’enfreindre. Un interdit qu’il ne connaissait pas, mais dont il sentait l’abominable importance. Et tandis qu’il s’engouffrait toujours plus dans la grotte, s’éloignant des enterrains habités pour filer en plein cœur de la Mère, il se rappela de la sienne de mère. De ses mots, de ses insultes, de ses coups répétés.

 Il déboucha dans un grand espace qui s’ouvrait sur un Ciel énorme, sombre et bouffi de Vent. Raul s’écrasa, emmitouflé de tissu, sur le sol poussiéreux. La lune brillait, pas loin. En dessous, juste à quelques pas. Des branches immenses la grattaient. Un arbre. Un arbre monstrueux mangeait l’espace. L’image de sa mère s’y tenait, saisissante. Elle n’était pas parmi les branches, ça, Raul le savait. Ce n’était qu’un souvenir, mais tellement fort, tellement présent, qu’il lui semblait vrai, jusqu’à la douleur ressentie. Pardon, mère.

Tu ne m’as pas écouté.

Je ne faisais que jouer, mère.

Petit imbécile, ce n’est pas un jeu !

Mais je voulais le faire pour rigoler.

On n’en rigole pas de ces choses-là. Mon vrai fils ne ferait pas ça.

Mais qu’est ce que j’ai fait ?

Personne, jamais, ne doit jouer au monstre. Jamais ! N’as tu rien appris avec moi ? Celui qui joue au monstre le devient, Raul ! Maintenant, regarde ce que tu me forces à faire : je vais devoir te laver, laver ta bouche, ton visage, tout ton corps qui a joué, Raul ! Je vais aussi te battre.

Pardon, mère. Pardon, je pensais qu’on pouvait dire ce qu’on voulait, qu’on faisait semblant !

Semblant ? Rien de tel que le semblant ! Qui joue au monstre le devient. Toujours ! On doit être nous-mêmes ! Nous-mêmes ! Tu comprends ? Mais non, tu ne comprends pas. Tu n’as pas encore compris la vérité. Il faut que tu comprennes…

 Les coups claquèrent, réverbérés par le Vent. Clac, clac, clac. Les branches s’entrechoquaient.

 Raul se souvenait de la honte. Cette chose terrible qui prend le corps en son entier et le ronge. Elle avait accompagné la douleur. Clac, clac, clac. Je t’aime, Raul, disait-elle. Son fils chéri, la seule personne qui demeurait avec elle. Et il avait fait le monstre, devant elle, qui ne faisait pas Attraction. Car elle l’était.

Mère…

Clac, clac, clac, faisaient les branches. Il s’écroula, tel la merde qu’il était. Une merde, ça s’étale au sol. Ça tombe au Ciel, aussi.

Non, Raul. Tu es mon fils. Pas celui de l’autre. Lui n’est que l’Art. Il a deux visages, c’est l’Art. Quand il aime, il détruit, quand il détruit, il aime. Ne sois pas comme lui. Tu es comme moi, tu m’appartiens…

 Raul pleurait et vomissait en même Temps. Ses poings tapèrent le sol. Clac, clac, clac.

 Sa tête, après.

Clac, clac, clac…

Clac, clac…

Ça ne fait même plus mal, mère…

Clac, cl…

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