Hauts-fonds — 2 (V2)

6 minutes de lecture

 Ce son. Ça faisait un moment qu’il grandissait. Raul avait d’abord imaginé qu’il s’agissait de l’écho de la tempête. Il avait la certitude à présent qu’il provenait des hauteurs. Il battait, profond, grave, si grave. Il était comme un appel. Raul pourrait le fuir. S’il parvenait à tenir compte de la peur terrible qui grandissait en lui, il pourrait rebrousser chemin, n’importe comment. Pourtant…

 Ce son, il l’écoutait, comme il écoutait les paroles de sa mère. Venteuses, elles l’étaient, tout le monde le disait. Raul n’avait jamais été d’accord. Il y avait toujours eu du sens dans ce qu’elle disait, même si personne ne voulait le savoir. Ils ne pouvaient simplement pas supporter qu’elle fût Attraction.

 Raul, lui, avait toujours écouté sa mère, avec peur et fascination, comme on regarde le Vide, en redoutant d’y tomber, afin d’y trouver la vérité. Cette vérité terrible, qui vous fige. Même vous tue. C’était à cause de cela qu’on l’avait exilée. La vérité a toujours été une chose insupportable.

 Comme ce son, trop grand, trop puissant, dont il ne pouvait se détourner. En montant, il se trouvait stupide, à nouveau impulsif. Fou, comme on disait de sa mère.

 Ses autres peurs se tassaient, misérables, devant l’intense vibration. Il ne pouvait plus que monter, sans arrêter. Enfin, il retrouvait un objectif. Les Ter cachaient bien quelque chose, ici.

 Grimpant sans cesse, luttant contre l’assourdissement, il atteignit des boyaux où la roche semblait intouchée — sinon, si grossièrement qu’il était impossible de distinguer le fait des hommes de l’abrasion naturelle. ll n’y avait plus de torches. Les prêtres ne venaient pas ici souvent. Tout lui hurlait de reculer, d’éviter les ennuis et qu’il n’était qu’un imbécile borné comme son sur-élucide lui rappelait sans cesse. Il s’en foutait. Le truc qui faisait se boucan, il devait le débusquer, c’était trop important.

 Sa progression devenait chaotique. Les passages devenaient parfois si étroits qu’il était forcé de s’y faufiler, en raclant la roche, voire ramper pour en franchir certains. Messagère le harcelait de souvenirs d’histoires moches, où les humains qui transgressaient l’interdit se voyaient punis de mille et une façons, où simplement trouvaient l’horreur et la folie dans les hauteurs.

 Un orifice humide. Il hésita quelques instants, puis s’y hissa, non sans déchirer une partie de sa toge. Le malaise s’insinuait en lui à mesure qu’il montait. Ce qu’il faisait était en effet une transgression. Jamais les entrailles de Terre ne devaient être foulées et, comme disaient les Vidés Ter, la gravité du crime augmentait à mesure qu’on osait persister.

 Il s’extirpa d’entre deux lèvres de pierre, se cogna à des pointes qui étaient comme des dents. Raul commençait à avoir peur pour sa vie. Son incarna. Au-dessus, entre les fractures, le son monstrueux emplissait tout, il vibrait à la surface de sa peau, berçait son corps, entrait dans ses oreilles, mangeait son intériorité. L’obscurité grouillait, insistante, pour gagner du terrain sur sa maigre lueur. Mais il continuait. Je suis complètement fou. Il se sentait de plus en plus mal, physiquement comme mentalement. On arrivait au-delà du monde humain, c’en devenait presque palpable. Une fois dépassés ces sphincters minéraux, il arriverait à sa lisière, puis atteindrait l’irréel. Le hors-monde. Là où les humains n’ont plus leur place, là où ils ne doivent surtout pas avoir de place.

Rien à foutre ! Sa respiration s’accélérait, il distinguait, en haut de la cavité suintante, une lueur qui en ces lieux ne pouvait pas être réelle. Là ! Il grimpa encore, se sentant de plus en plus écrasé par les parois, en plus d’être englouti par le son. Il s’attendait à tout, à présent, tomber nez à nez avec l’Artnée ou le Vermide, ou même le Vent lui-même, se reposant dans son antre. Mais ce qui l’attendait au plus haut du système digestif de Terre n’avait rien à voir. L’orange de sa torche n’éclaira pas la chair affreuse d’une créature hideuse, elle ne fit que se refléter sur une surface luisante calée au plus haut de la cheminée.

 Il combattit une dernière fois sa peur, son assourdissement et sa fatigue pour se hisser jusqu’à elle. Il s’agissait d’une paroi de métal légèrement réfléchissante, qui tranchait avec la roche sombre. Raul n’imaginait pas trouver, si loin au-dessus de la souface, une cloison aussi imposante. Le son venait de là. Il la détailla à l’aide de sa torche. Ça ressemblait à de la corne — non, plutôt une matière similaire : moins douce et moins élastique ; tout aussi blanche, mais moins opaque. Avec la lumière de sa flamme, ses reflets devenaient iridescents comme la carapace d’un gigantesque scarabée. Elle était aussi froide, très froide. Raul passa ses doigts sur sa surface et y décela des reliefs fins qui la parcouraient de bout en bout, s’enroulant en veinures stylisées, comme on aurait pu en trouver dans le bois gravé — à l’instar des plus beaux meubles du palais —, sauf qu’ils avaient été tracés dans une matière aussi solide que la corne. Il en apprécia la courbure. Elle vibrait, parcourue d’impossibles tensions. Le son venait de là, et à présent qu’il passait la main à sa surface, son intensité se transmettait à tout son corps. Cette chose bougeait très vite et de manière presque invisible. Elle vibrait comme les ailes d’un bourdon. Un bourdon titanesque.

 Un relief sphérique découpait la surface en son centre. Raul doutait que ce truc assourdissant ne soit qu’une décoration, ce ne pouvait qu’être un mécanisme, ou la paroi de quelque chose d’énorme, coincé dans la Terre. Une chose dont il avait peut-être devant lui l’entrée. Si c’était le cas, il ne voyait en tout cas aucune poignée, aucun gond ni moyen d’ouverture. Les Artes, même les meilleurs n’auraient jamais pu bâtir un truc pareil. Ce machin-là ne pouvait qu’être une relique des anciens. Une aubaine ! Celles de la Cité étaient condamnées, inaccessibles.

 Luttant contre le mal de tête lié aux conditions, Raul chercha longuement un mécanisme pour l’ouvrir. Où est-ce que ça pouvait mener ? A des lieux interdits, des lieux divins ? Peut-être les organes de la Terre, ceux des récits ? Barrait-elle le chemin pour éviter qu’on ne s’aventure plus loin ? Ou pire : que quelqu’un, ou quelque chose puissent en venir ? Raul frissonna, interrompant quelques instants sa recherche. La vibration, le son terrible commençait vraiment à lui pourrir la tête. Il se rappela du fameux mal décrit par les Ter quand on restait trop longTemps en Terre. Son mal de tête allait crescendo. Il en avait presque la nausée.

 Il tapa à grand coup sur le métal. Sacrée merde des anciens. Encore un de ces vestiges inouvrable ! Sauf qu’ici, si il n’y avait pas eu ce foutu boucan, il aurait pu prendre le Temps, chercher un moyen, sans être empêché pour motif religieux. Foutre-sang, c’était une occasion, le truc était juste là, pour lui, disponible à l’examen. La vérité vibrait derrière. Et lui, à cause d’un stupide mal de tête, allait devoir abandonner et rebrousser chemin ?

 Ses tempes vibraient avec l’immense paroi, il arrivait de moins en moins à se concentrer. Il alla vomir dans une petite faille. Ça ne calma rien. Il n’allait plus pouvoir continuer longTemps.

 Il chercha encore un peu, par acharnement. Parce qu’il était borné jusqu’à la moelle des os. Mais la douleur triompha. À contrecœur, il décida de s’éloigner.

 Descendre la fracture ne fut pas plus facile que la grimper, son mal de crâne le ralentissait. Chaque choc le long de la roche provoquait des pointes de douleur insupportables. Descendre les cheminées serrées redoublait sa nausée, qui se nourrissait de l’angoisse d’enfermement. Il suffoquait à l’idée de rester coincé, tête palpitante, et mourir là. Comme un con, juste par curiosité.

 Au bout d’une vie, il retrouva un couloir viable, plus ou moins aménagé. Il troqua sa torche mourante contre une autre. Il n’avait pas encore retrouvé la civilisation, mais c’était déjà mieux que rien.

 La vérité, il l’avait laissée là-haut. Sa vie redevenait aussi vide qu’avant. À charge de revanche, ma vieille. Il revint à des objectifs sans doute plus à mesure : se sortir de là et, si possible, oublier son mal de tête.



Annotations

Vous aimez lire L'Olivier Inversé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0