Brume sourde — 4 (V2)

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 Autour de lui, des ombres étalées, peut-être des morts… Bane n’avait pas le courage de vraiment regarder. Trop dur.

 Ils l’avaient laissé sur une susplace, tout ce qu’il y a de plus normal. Encadrée d’une rambarde à arceaux, avec raccords de soutiens latéraux. Proche du modèle type, vingt pas sur quinze — mesure standard —, doublée sur la longueur, pour permettre le déploiement d’un nombre conséquent de personnes sans trop éprouver les ancrages. Surports en bon état, rien à redire. Du travail d’Artes proche de ce qu’on trouve partout dans la Cité.

 Sauf qu’elle n’était pas dans la Cité. Bane devait faire l’effort de s’en rappeler. Ce port, qu’il distinguait mieux à présent, avait beau avoir l’allure d’un port tout à fait commun de bord de quartier, il n’allait pas le tromper : l’amateurisme se sentait à tous les niveaux — du moins Bane souhaitait le sentir, il se forçait même à détailler chaque élément, s’accroupissant pour analyser l’entrelacs de corne tressée sur lequel il se tenait, y passant ses gants pour en déceler les inégalités. Ce devait être de l’amateurisme. Après tout, on était aux confins, dans un monde étranger, un monde barbare où on creusait la Terre et où on bouffait ses sœurs et frères. Le travail ne pouvait qu’être mal fait.

 Bane chercha longuement, mais tout lui parut normal, comme s’il se trouvait en plein cœur de la Cité. Cette plateforme s’ancrait bien. Il avait presque l’impression de sentir les racines de ses surports palpiter dans le plafond. Il passait la main, encore et encore, aucune inégalité de surface ou de tressage. Elle semblait tout juste sortie de la Forge et germée d’hier. Tellement similaire à ce qu’il avait si bien appris à connaître que Bane pouvait presque en deviner la tension de charge, même l’appui des corps sur sa surface : les mouvants, les inertes, les lourds, les légers ; leurs changements de posture, leurs pas, leurs tapotements ; chaque infime vibration des êtres y reposant, le tout additionné à l’omniprésente gravité. Il sentait presque les humeurs et les pensées — surtout les inquiétudes — des autres. Le détail de leurs mouvements, glissant, frôlant, caressant, percutant, coups, tremblements. Surtout ça, des tremblements. Il sentait presque… Non, pas presque, il sentait le Vent, passant, dessus, dessous, attaquant les bords, oblique. Insistant. Et la plateforme qui s’adaptait à lui. Il perçut l’humidité. Quelque liquide s’épanchant, passant le maillage, pour ensuite délester la surface. Eau ? Urine ? Larmes ? Sang ? Il revint au maillage. Il supportait les charges en les équilibrant subtilement pour reporter le gros des tensions sur les nœuds sous-attaches. Bane ne l’avait jamais perçu avec autant d’acuité qu’à cet instant : la théorie était une chose, mais vivre les concepts dans sa chair en était une autre. C’était plus intense, plus précis et étendu en même Temps. Là, il pouvait sentir la physique qu’il avait étudiée, éprouver ses théorèmes, écouter la mélodie de ses mathématiques. Le fin maillage de corne renvoyait en un maillage global tout autant qu’à un maillage de rapports. De parties en tout, Bane se rendit compte que ce réseau de tensions harmonisées s’étalait, qu’il y avait comme un champ de structures analogues, s’enchaînant, s’équilibrant. Des nombres se formaient dans sa tête. Non, plutôt des quantités, mais sans nombres, des mesures ressenties, des tensions éprouvées, des rapports vécus. Le maillage de la cité sans-caste lui sembla soudain immense. Le doute le quitta, elle ne semblait pas, elle était immense. Belle. Monstrueuse. Et son immensité l’excédait au point d’emplir les espaces interdits, l’intérieur de… L’intérieur de… Moi ?

 On lui prit les mains. Bane eut l’impression qu’on l’arrachait au monde.

— Bane, l’appelait quelqu’un, de très loin. Bane ! Tu trembles. Ça va ?

 Sa vision, puis ses sens, ses sensations, se réalignèrent. L’image de son interlocuteur jaillissait du fond lumineux, avec son odeur de transpiration, se crispation, sa voix hésitante.

— Ulri ? fit sa voix, venant aussi de très loin.

 Le premier nom qui lui était venu, mais Bane n’aurait pas parié dessus. Tout avait changé si brutalement.

— C’est qui, ça ? Ulri ? demanda le jeune homme qu’il reconnaissait.

 Qu’il pensait reconnaître. Il n’était plus sûr. Comme un reste d’un autre monde. Son passé. Mais oui, ce visage grimaçant, cette voix à peine sortie de l’enfance, cette poigne qui essaie d’être solide, sans y parvenir. Évidement.

— I… Ister ?

— Evidement Ister ! Bonjour l’accueil. T’as eu une crise, on dirait, fit-il en saisissant les poignets vaguement gantés de Bane. Regarde, tes mains ! T’as touché la corne.

 Bane regarda la pulpe de ses doigts et ses paumes perçant à travers les trous de ses gants. La chair, à vif, pulsait, comme brulée.

— Tu as oublié ? fit Ister, dont le visage glissait vers un autre — peut-être Ulri ? Ou son grand-père ? Ou Ironie ?

— Je… euh…

 Bane ne se souvenait plus trop. L’étendue continuait de résonner plus que tout le reste, y compris ses souvenirs. Il se concentra, tentant de se rappeler en suivant le fil de sa douleur. Vivante, elle grimpait de ses doigts vers sa tête. Ses yeux se fermèrent. Il sentit : son cœur battant à toute vitesse, ses doigts brûlants, les tremblements qui le secouaient. Il essaya d’inspirer, toussa. Instinctivement, il attrapa le bras de cet ami comme s’il possédait un moyen divin de le calmer.

— C’est ça, lui glissa celui-ci, trop sérieux pour être celui qu’il pensait. Respire, l’ami, comme tes parents t’ont dit. Tu te rappelles ? Comme ça…

 Ulri… Ou Ister — probablement — inspira profondément, puis expira jusqu’au bout et recommença. En réponse, Bane se crispa — meilleure façon de reprendre le contrôle — et força sa cage thoracique à faire de même. Mais cela lui fit encore plus mal. C’est avec les encouragements de son ami qu’il parvint à réduire l’amplitude de sa respiration jusqu’à retrouver un relatif confort. Inspirer, doucement. Expirer, lentement.

 L’immensité de la cité sans-caste s’éloignait de lui. Le Vent reprenait sa place, plus puissant que tout le reste. De son souffle, il dissipait le brouillard sonore nimbant le monde. Bane retrouva les sons ambiants. Ister — c’était bien lui — parlait doucement. Brise dans le Soufflant.

— Je dois dire, je n’avais encore jamais vu l’une de tes crises, mon vieux. C’est impressionnant. Heureusement que tu m’avais prévenu pour ton mal de corne, sinon j’aurais vraiment cru que t’allais me claquer entre les doigts. J’avoue que je doutais que ça soit possible, maintenant plus !

— Le… Le mal de corne ? demanda Bane, incrédule, avant que ça ne lui revienne. Oui, pardon… Je sais que c’est impressionnant. C’est ce qu’on m’a toujours dit, du moins… Terrible, même… Oh, grands dieux…

 La tête lui tournait, il avait juste envie de s’allonger et dormir. Ister le prit contre lui. Bane se laissa aller à ce contact réconfortant. Les choses n’oscillaient plus d’un état à l’autre. Ister demeurait stable, toujours le même, toujours son ami d’enfance, le soutenant dans l’épreuve. Bane se blottissait contre lui, comme il le faisait, enfant, avec sa mère. Tous les dieux n’étaient pas contre lui, finalement. Attraction avait veillé à le rapprocher de son ami.

— Ça va aller… Laisse aller le Temps. Après nous irons voir les autres.

Quels autres ? se demanda Bane, sans pour autant interroger. Cela n’avait pas d’importance, seul comptait le réconfort. Se vider la tête. Le calme revint lentement. Ils restèrent ainsi, baignés par la lumière de fin de matinée, et quelque peu malmenés par le Vent, mais ce n’était pas grave, son souffle avait quelque chose de berçant. Comme la voix d’Ister qui parlait, sorte de mélodie. Il évoquait tout ce qu’ils avaient traversé, comme pour le rendre plus vrai. Les autres rescapés parlaient aussi, doucement. Bane sombra.

— Hé, ça t’endort ce que je raconte ? le secoua Ister. Tu l’as trouvé, toi ?

— … Qui ? balbutia Bane, tentant péniblement de revenir au monde en se redressant.

— Aris, tu l’as pas vu ? J’ai aperçu quelqu’un qui lui ressemblait à un moment, mais je n’ai pas pu l’atteindre.

— Aris ? Interrogea Bane — ah, oui, Aris, celui qui ne respectait rien, celui qui s’était comporté comme un malotru à la cérémonie. Aris… Non, je ne l’ai pas vu. Mais… Je crois qu’il n’a jamais été avec nous. Il est le seul à avoir pu transpasser. Avant, avant…

 L’image de l’homme inversé passa fugacement, avant d’aller se perdre dans le Vent.

— Ça va ? s’inquiéta Ister, tu…

— Je… Et les autres ? reprit Bane, préférant passer à la suite. Ceux dont tu parlais, ce sont des gens qu’on connait ?

 Ister prit un air tour à tour surpris, puis déçu, mais répondit quand même.

— Mais je viens de t’expliquer… J’ai trouvé aucun de nos amis, personne de notre grappe. Ceux dont je t’ai parlé, je ne les connaissais pas, mais on s’est entraidés, on s’est battus sur le pont, on a tenu ensemble lors de l’accident. Ce sont eux qui m’ont sorti de sous les gravats. Il y a une fille, parmi eux, Bane. Elle est forte. Elle est de ceux qui ont déclenché l’émeute !

 Il baissa la voix, en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, cherchant les gardes. Bane regarda machinalement au même endroit, ça lui donna le tournis. Qu’est-ce qu’il racontait ? En quoi était-ce positif de déclencher une émeute ? Il avait lui-même renoncé à le faire, et il avait bien eu raison au vu de ce carnage. Alors pourquoi est-ce qu’Ister s’extasiait de cette façon ?

— Elle a un plan… ajouta-t-il, plus bas, sourire aux lèvres. Viens, allons les retrouver.

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