Brume sourde — 3 (V2)

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 Bane avait beau se débattre et essayer de les appeler, rien n’y faisait, leurs échanges recouvraient ses mouvements et sa voix. S’il avait d’abord pu s’accrocher à leur conversation comme à un surport, celle-ci à présent devenait lointaine à mesure qu’ils le compressaient de leur poids. Progressivement, leurs propos perdaient de leur sens, jusqu’à redevenir diffus. Sa conscience s’en allait, sa poitrine affaissée n’attrapait plus suffisamment d’air. Vent n’arrivait plus jusqu’à lui, plus rien n’arrivait, pas même les sons, les sensations, les idées. Pas plus que l’espoir. Non, pas maintenant ! glapissait quelqu’un ou quelque chose, il ne sait trop où. Peine perdue, il se sentait déjà mourir. La brume l’ensevelissait. Elle était faite d’ombre. Elle ressemblait au Vide.

 Quelque chose se passait. Un mouvement infime d’abord, mais qui très vite s’accentua. Un brin de vie, un rab de Temps. Ça se précisait, ceux du dessus bougeaient, lui laissant un peu plus de place. Peut-être l’avaient-ils entendu finalement ? Puis soudain la pression s’envola, de l’air brulant se rua dans ses poumons.

— Oui ! s’écria-t-on à travers les couches de bambou. Là… un autre, là !

 Branle bas au-dessus. Il se trouvait toujours autant coincé, mais ça n’empêchait pas l’émotion de le secouer douloureusement. Merci Messagère, priait-il, tellement épuisé que même les mots de ses pensées s’emmêlaient.

 Ils déblayaient en vitesse. Bane le sentait, comme s’ils retiraient les planches et les débris directement de son corps. Ses poumons le brulaient affreusement, mais il sentait que ça irait, qu’il vivrait. Encore quelques instants. Puis, l’air, la Terre. La liberté, bientôt.

 Le reste, il le laissa au Temps. Les échanges de ses sauveteurs retournaient au fond du brouillard sonore. Ses questions, ses craintes, même l’idée de mort y filèrent également. Étourdi, Bane se laissa dériver. Il avait bien droit à un peu de repos en attendant qu’ils le sortent de là. Pourquoi ne pas s’endormir ? Après tout, l’engourdissement s’étendait. Un sommeil lourd, éloigné du monde, s’imposait. Il glissa à son tour dans les brumes. Dans la blancheur, il tombait pour l’éternité, accompagné par des légions d’autres. Il n’y avait rien de bouleversant dans cette chute, chacun dévalait l’infini, habitué et serein. Lui aussi se sentait en paix et calme. Ses ancêtres avalaient le Ciel avec lui. Il s’approcha du cadavre de son grand-père. Lequel souriait. Il était si grand qu’il semblait s’étirer jusqu’à la Terre. En bon perinsident, il ne parlait pas. Il communiquait par delà les mots, comme tous ceux qui comprenaient la Forge. Son regard parlait —Suis-le. Le Ciel s’y reflétait, mais aussi autre chose. Une autre Terre —Trouve-le. Encore lointaine, encore incertaine, elle grandissait en contrebas —Remonte ! Bane tomba dans son regard. Il traversa le monde, perça une avalanche de débris, retrouva la douleur, la peine, l’enfermement.

 Il cria, comme on le fait en naissant. Il y eut de l’agitation en réponse, puis des voix percèrent les couches.

— On est bientôt là ! Accroche-toi !

 Elles semblaient à des portées de lui et n’avaient rien de rassurant, elles ne brassaient que des mots et toujours autant d’ombre. Pourtant il devait tenir, éviter la brume. Son grand-père le lui avait demandé. Il ne pouvait pas chuter avec lui. Il devait trouver quelqu’un…

 qui ? À qui donc s’accrocher ? Dans ce néant. Dans cette douleur. Bane le sut tout de suite, comme une évidence. Il ne comprenait pas pourquoi, mais il n’y avait aucun doute. Il fit un effort pour se garder réveillé, retrouver ses pensées. Même les empoigner de toutes ses forces et se rappeler. Qu’avaient-ils dit, les deux sauveteurs ? Qu’ils avaient trouvé capitaine de la voile ? Oui, c’est ça, le capitaine… son visage lui revenait à présent. Bane se rappelait son expression affolée, alors qu’il se trouvait piégé dans la cabine de pilotage, avec Ulri…

 Ulri ! Il s’accrocha fermement à son nom. Si le capitaine se trouvait dans les décombres, tout près, alors Ulri s’y trouvait aussi. Mais ils avaient parlé d’autres morts, pleins de morts. Des poches, de morts ?

 La tête lui tournait, mais il tenait bon. Le déblaiement se poursuivait, toujours plus douloureux. L’air se laissait de plus en plus respirer, accompagné du froid qui se frayait lui aussi un passage entre les cannes et qui l’invitait à verser dans les brumes à nouveau.

 Non ! Bane força sa mémoire à se rappeler où se trouvait Ulri par rapport à lui. Des images revenaient, en saccades : le choc de la voile harponnée violemment par les vaisseaux, Ulri lui tirant le bras et l’emportant. Son souffle, ses tremblements pendant qu’ils se cachaient des forces citoyennes. Le capitaine, extirpé de sa cabine et conduit quelque part. Ulri qui, sans ciller, avait alors pris les choses en main. Profitant de l’agitation, il l’avait emmené se planquer dans la cabine de pilotage laissée sans surveillance par les Aers. Tout s’était enchainé très vite. Le capitaine était revenu, pestant sur le monde entier et sur les templiers, avec pour mission de lâcher les aterres et se laisser remorquer pour les barges terraportées. Bane se rappelait à quel point il avait voulu encourager le vieil Artes râleur, à quel point il avait espéré revoir la Cité...

 Qu’est-ce qui s’était passé ensuite ? Le reste demeurait flou. Il revoyait Ulri désarmant et assommant deux terraportées avec une facilité qui ne pouvait être possible. Puis la manière avec laquelle il avait persuadé le capitaine de précipiter le vaisseau dans le portail lui échappait également. Ulri l’avait menacé ou contraint — ou envouté ? Ses souvenirs étaient aussi brumeux que ses sensations. Ce devait être une rêverie de Messagère, Ulri ne pouvait pas avoir accompli tout ça. Mais Bane avait beau chercher, ses souvenirs même troubles se maintenaient. Ulri avait à lui seul renversé la situation.

 Les débris bougèrent violemment, il tenta péniblement de gigoter, se manifester aux sauveteurs. Ses mains lui semblaient molles et le démangeaient fortement. Il accusa d’abord les planches qui s’en décollaient, mais cela n’avait rien à voir, le problème venait des trous dans ses gants et de ce que ses mains sentaient.

 Les planches s’écartèrent comme on ouvre une porte. Les « frères » devinrent visibles et tandis que le poids des débris s’effaçait, le soleil revenait dans le néant où il se trouvait.

— Ah, te voilà ! Plaise à Attraction, il vit ! Il est ici, frère !

 On le tira hors des décombres avec une force qu’il n’aurait pu déployer seul. La lumière éclata, si intense qu’il dut fermer les yeux.

— Doucement… Doucement, glissa l’un des deux hommes sans que Bane ne puisse déterminer s’il s’adressait à lui ou à son frère.

 Ils étaient deux halos sombres découpés par l’œil solaire. Des êtres d’ombre, ou de brume.

— Un sans-caste, répondit l’autre.

Un sans-caste, moi ? Bane se sentait complètement désorienté et avait du mal à distinguer quoi que ce soit, il entendait aussi avec difficulté. Les mots s’assemblèrent péniblement dans sa tête. Il devait répondre que… quoi ? Qu’il n’avait rien d’un bouffeur de chair et qu’il ne dormait pas dans les entrailles de la Terre ? Non, pas ça… Plutôt qu’il était un bon citoyen, sacrifiant à chacun des dieux, et qu’il honorait mère et père. Sinon qu’il était un Artes — de belle lignée, descendant d’une ingénieure et d’un perinsident — promis à de grandes choses. Pourquoi ne pas ajouter que sa mère allait les récompenser pour l’avoir sauvé ? Encore ajouter, pourquoi pas, tout un tas de choses, alors que tout de suite elles lui paraissaient décousues...

 Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Juste un soupir misérable.

— Te fatigues pas petit, glissa le premier, avant d’interpeler le second. C’est un enfant ! Regarde-le… Il est à peine pubère et porte une tunique de transpasseur, comme les autres. Mais qu’est-ce qui se passe ici, frère ?

— Ce n’est pas à nous de le découvrir. La messagère nous apportera la réponse en son heure… Hé, Russ !

 Il venait de hurler si fort que Bane avait sursauté. En réponse, une voix éloignée émergea de la lumière.

— Mais ! Morne-Ciel, quoi encore ?

— On a un vivant, ici, Russ !

— La Mère fait encore tomber le lait droit dans vos gosiers, ou quoi ? On vous a dit de vous débrouiller ! S’il y a des vivants, vous les emmenez — comme tous les survivants — à la plateforme d’embarquement ! Et vous laissez les autres bosser !

— Mais pourquoi tu lui demandes encore ? se désola la première ombre. Allez, aide-moi. Prends son bras — je tiens l’autre, fit-il, saisissant Bane sous l’aisselle. Un, deux… On soulève !

 D’une puissante impulsion, ils le tirèrent hors des débris. Bane essaya de les aider en poussant avec ses orteils sur le sol fracturé. Ses membres ne répondaient pas. Ils faillirent basculer en avant, mais parvinrent à se redresser. Il se retrouva suspendu aux deux ombres, les pieds ballants. Un poids mort.

— Mes… pieds…

— Laisse… On t’examinera là-bas. Tu es aussi léger qu’un fervent d’Attraction, dis donc. On te nourrit, là d’où tu viens ?

 Ils commencèrent à avancer, des bambous brisés craquèrent. Des formes noires se découpaient sur l’or des cannes. Bane préférait ne pas penser à ce qu’elles pouvaient être. Plutôt, se concentrer sur ce qu'il devait répondre.

— De… de la Cité…

 Une voix fêlée, un grincement. Bane ne la reconnaissait plus.

— Un citoyen en pleins confins ? interrogea l’une des ombres. Terrible Ironie, mais pourquoi ? Tu es vêtu comme un transpassant. Qu’est-ce que vous faites tous là ? On vous a exilé ? On vous a proclamé abjects ou quoi ?

— Je crois que l’affaire est plus compliquée que ça, frère. Bien plus compliquée.

— Oui… admit Bane, et ce dernier murmure brisa sa voix.

 Ils continuèrent avec leurs questions, mais Bane avait abandonné l’idée de leur parler. Plus assez de Vent en lui pour y arriver. À la place, il tentait d’accommoder sa vue et percer le flou lumineux. S’il parvenait à distinguer les masses sombres, comme le plafond ou les bâtiments en bambou, il n’en percevait aucun détail. Cerné de craquements et de bruits d’excavations, il savait juste qu’il progressait vers un espace ouvert.

— Soyons portés ! hurlèrent ses sauveteurs — droit dans son oreille — à l’adresse d’une personne située en hauteur. Nous avons trouvé un survivant dans les débris ! Il semblerait qu’il y ait une poche au milieu de l’embarcadère trois. L’œil nous en est témoin, le capitaine s’y trouve. Le Vent a quitté son ventre. Russ est au courant, mais il est lui aussi sur une poche. On emmène ce garçon sur la plateforme d’embarquement. Est-ce que vous pouvez envoyer du monde pour fouiller cette zone ? Il y en a peut-être d’autres.

 Un doute saisissait Bane. Était-ce des sans-castes qui parlaient, ou des templiers ? Ils avaient en tous cas le parler typique des religieux, reconnaissait-il. Ça le rassura presque autant que d’entendre que les recherches allaient se poursuivre. Ulri attendait peut-être lui aussi dans les décombres.

— Pas assez nombreux, mes frères ! Tout le monde est à la Cité, comme vous savez… Alors, il faudra vous débrouiller. Conduisez ce gamin avec les prisonniers et retournez aux recherches !

Les prisonniers ? De quoi parlaient-ils ? Bane se débattit, voulut poser des questions à cette femme, comprendre. Mais les deux autres repartaient déjà. Il n’était donc pas seul ? Il y en avait d’autres survivants ?

— Foutre-Ciel, on en a pour la journée, glissa l’un des deux tandis qu’ils revenaient sur un terrain plus facile, sans craquements.

— La Messagère entend tout, arrête de jurer, frère. Ça va aggraver notre situation.

— On a le capitaine, s’énerva l’autre. Le capitaine, sang-mort ! Si ça se trouve, c’est lui qui est responsable de tout ça ! Et ils n’envoient personne en plus ? Tu le comprends, ça ? Moi p...

— Ulri… tenta d’articuler Bane. Ils ont… trouvé… Ulri… ?

— Il a dit quelque chose, non ?

— Tais-toi, frère, et avance, tu as entendu les ordres.

— Tu as dit un truc, enfant ? maintint le premier, mais Bane avait du mal à rester attentif.

— Ulri…

— Ulri, c’est ça ? Ça veut dire quelque chose ?

— On dirait un nom, tiens… répondit l’autre. Je l’ai déjà entendu quelque part, il me semble. Ce n’est pas le nom du fils d’Armina Told ?

— Un gamin de la Cité qui connaîtrait le fils d’une Eclairante ? Il doit parler d’autre chose, laisse tomber.

— D’ailleurs, ça fait un moment qu’on ne la plus vue avec sa horde de fidèles, la Armina Told.

— C’est vrai qu’elle se fait rare. Ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre, gloire à Terre. C’est bien plus calme quand elle n’est pas là !

 Ils s’arrêtèrent sur un espace qui avait tout d’une susplace. Bane y voyait de mieux en mieux, pourtant il ne savait pas si ce qu’il percevait devait le soulager ou l’effrayer. Jonchant la plateforme, il y avait quantité de corps. Vivants ou morts. Il ne voyait pas assez bien pour décider.

 Ses deux porteurs le laissèrent parmi les ombres et allèrent parlementer avec ceux qui semblaient garder cette maigre assemblée. Bane essaya péniblement de suivre leur conversation.

— Hé, sœur, lança un de ses sauveteurs, un homme trapu, et aux épaules voutées, parvenait-il à distinguer. Tu as pu en apprendre plus ?

— Plaise à Messagère, oui ! répondit une femme qui se baladait parmi les formes avachies. Mais dites donc, un vivant, dans les débris ? Déjà ceux-ci ne sont pas en bon état, alors je n’imaginais pas qu’il y en ait d’autres sous les planches. Art est imprévisible.

— Sœur, entre nous, des idées de ce qu’il se passe ?

— Aucune idée, outre les morts, il y a de tout ici : des nôtres, blessés, humiliés — et ne le répétez pas, la plupart étaient nus — ; aussi des Artes, apparemment des aérins — normal —, puis tout un tas d’enfants en tunique de transpassage et d’autres avec nos armures ! Vous croyez ça ? C’est incompréhensible. Il y a même des Aers, et pas n’importe lequels ! Des terraportées ! Dont une, tenez vous bien, enceinte !

 Le sauveteur bourru tapa du pied sur la corne, en indiquant l’horizon.

— Ces maudits oiseaux-là, ici, aux confins ?

— Vous autres ! beugla quelqu’un derrière. Vous avez du travail !

 Les trois se séparèrent en maugréant. L’homme le plus trapu arriva devant Bane et s’abaissa. Son visage paraissait déjà plus lisible. Le brouillard s’en allait.

— Voilà, tu es arrivé à destination, transpassant. Les autres passagers sont là — du moins ce qu’il en reste ! On te laisse avec eux.

 Le second, plus mince, avait un regard plein de sollicitude.

— Aux-Dieux, petit. Courage pour ce qui va suivre. Surtout, prie. Prie le plus possible, lui intima-t-il avant de filer.

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