Brume sourde — 2 (V2)

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— Pas trop vite, grand Vide. On doit extirper chaque carna des débris, tu oublies ? Attends, là. Oh, Russ !

— Pas maintenant ! beugla une voix plus loin. On est sur une poche ici. Débrouillez-vous.

— Nous aussi, Russ ! Si ça se trouve…

— Sont morts… fit quelqu'un, plus proche. C’est une poche de morts.

— Ne va pas t’angoisser, frère. Ne laisse pas l’Ironie ou le Vent se frayer un chemin vers ton incarna.

— Si on touche un mort, on appelle Vide à soi. Je peux pas, je peux pas.

— Hé oh, frère. Reste avec moi, tu veux ? Rappelle-toi, la guide, ce qu’elle a dit. On est des templiers, si on est deux fois bénis c’est pour quelle raison, tu crois ?

— Affronter les tunnels, toucher les sans-castes, mais pas les morts !

— Mais d’où tu tiens ça, frère ? Tout le monde touche les morts, des Aers aux plus pâles Artes, même les sans-castes. Si personne ne touchait les cadavres, qui accomplirait les cérémonies d’encielement, hein ? Qui les porterait jusqu’aux fours crématoires ? Qui jetterait leurs restes dans le grand Ciel ? Reprends toi, frère, j’ai besoin de toi.

— Ça va ! J’enlève les morceaux, les cannes, les débris. Mais je ne touche pas les corps. Pigé ?

— Hé bien, fais-le alors ! La guide a donné ses ordres — aide-moi avec cette planche, tu veux ? — morts ou vifs, on les emmène à l’embarcadère, avec les autres. Elle décidera de leur sort.

— Tout ça… l’état du port… Tu es sûr que ça ne va pas s’écrouler ? Ça bouge pas mal, les surports ont l'air mal au point.

— Prie l’Art, frère… Mais surtout, grouille, avant que le tout n'aille au Vide.

— Prier l’Art... Et tous les dieux inférieurs. Tu as vu l’humeur du Ciel ? Je ne veux pas appeler les malheurs, mais ça m’étonnerait pas qu’une tempête se…

— Sang-mort ! Tu causes beaucoup, mais tu bosses peu — tiens attrape celle-là — on avance, allez !

— C’est lourd, bon sang. Désolé, frère ! Parler, ça m’aide à supporter… tout ça.

— Tout ça, tout ça ! Moi j’aimerais surtout comprendre ! Qu’est-ce qui leur a pris ? Pourquoi ils ont foncé avec leurs voiles dans les portes ? Ils voulaient détruire le port, ces foutus citoyens ?

— Les insulte pas ! Il paraît qu’il y avait des nôtres dans le tas. Pas des sœurs et frères en faction au port, mais des récemment dépêchés à la Cité. Ils revenaient, personne ne sait pourquoi. Enfin, personne… les élus et les guides, c’est une autre affaire. Messagère parle apparemment plus à certains qu’à d’autres. Et elle parle plus aux gradés, figure-toi !

— Il y a quelqu’un là-dessous, c’est clair. Encore un effort, frère — et par rapport à ce que tu disais, ben, ça ne tient pas si tu veux mon avis. Je sacrifie autant, si pas plus, que certains d’entre eux et la Messagère continue à les informer bien plus que moi. J’ai tout essayé, j’ai même demandé qu’on aille consulter la Dicte pour moi… Ça ne change rien ! Je me réveille chaque matin, l’incarna essoufflé, creux et sans connaissances.

— Plus on souhaite communier avec les dieux, plus ils se dérobent à nous…

— Oh, ça va, hein ! Toi et tes dictons !

— Sans paroles, sans regard, point de monde.

— Mais tu vas te taire, oui ? Tu vas vraiment me faire le numéro du grand savant juste après avoir joué celui du plus grand craintif devant le Vide ?

— Et pourquoi pas, ce serait… Ciel ! Tu as vu ?

— Quoi, maintenant ?

— Il est mort. Il… y respire plus. Plus de Vent, en lui. Bon sang, bon sang ! Attraction, préserve-nous. Terre porte nous.

— Toi, n’oublie pas de respirer, sinon tu vas finir comme lui, sans Vent interne. Calme ton cœur, frère, et prépare-toi, je vais élever la voix. Russ ! Confirmation ! Il y a probablement une poche ici aussi !

— Pourquoi il répond pas ? Une... Une poche ? Je vais pas y arriver… frère...

— Si tu vas y arriver. Un geste après l’autre, sans regarder ses yeux. Aide-moi, on le sort de là. On restera à l’incinération, promis. Qu’importe ce que dira la guide, on restera. Son incarna trouvera la Terre. Ça ira pour lui. Ça ira pour toi aussi.

— Bons dieux, bons dieux, je ne peux pas le toucher. Son front ! C’est un enfant ! Non, non, non, non ! Je ne veux pas faire ça.

— Ah… grand Vide. Attends, attends. Pas si vite, frère, ça peut très bien être un sans-caste.

— Ses vêtements, ouvre les yeux : ce sont des tuniques de transpassage ! C’est bien un enfant ! J’arrête !

— Les ordres, frère ! L’œil solaire ne nous lâche pas, lui !

— Quoi ? Sous ces nuages, sous ce Ciel assassin ? Il ne voit rien, le Temps ! J’arrête ! Fais ce que tu veux, toi ! Je conteste les ordres. Que les profondeurs et les hauteurs m’en soient témoins.

— Cesse de crier, Russ va t’entendre. Écoute-moi bien, frère. Tu vas respirer un grand coup, et surtout réfléchir, d’accord ?

— Un enfant… un gosse, prêt pour la transpasse. Même pas un abject. Grands dieux. Je ne comprends pas… J’avais entendu une voix, j'en suis sûr. Il ne peut pas être mort à l’instant !

— On ne saura pas, frère. On doit éviter de penser. Il faut continuer. Prier et continuer.

— Non, il y avait une voix ! Il faut encore chercher ! Il y a sûrement quelqu’un d’autre pas loin. Regarde bien. Là, une main !

— Plus de doute. C’est une poche, c’est clair. Il nous faut du monde. Russ ! Rameutez-vous !

— Foutez-nous la paix ! Débrouillez-vous, on a déjà assez à faire ici !

— Mais il y a peut-être des survivants ! À deux, comment tu veux que… Ah, pourquoi ce sont toujours ceux qui gueulent plus fort qui l’emportent ?

— Les pires tempêtes sont faites de murmures… Tant pis, frère. On le fait à deux. On fait comme on peut sous la Terre. On ne sauvera que ceux qu’Elle et sa Fille veulent épargner. Point.

— À deux, frère. Mais faudra que tu t’accroches. Tu évites de flancher, surtout. J’ai besoin de toi. Prends cette planche. On y verra déjà mieux. Après, on tira celle-ci. Doucement.

— On va lui faire mal, fais gaffe !

— Sang de Terre ! Si on n’insiste pas, on n’arrivera à rien ! On y va, frère — à trois, tire ! — un, deux, trois, allez !

— Ô mère, je vous en prie. Faites que tous ne soient pas morts en vain. Oh, non ! Pitié, non…

— Endurcis ton cœur, fortifie-toi. Il y aura encore beaucoup de morts. Hé… C’était un sacré morceau celui-ci, non ?

— Suffit ! Respecte donc les morts !

— Pardon pardon… On dirait qu’il porte un sceau de caste.

— Non, non, non… Ce n’est pas un Ter, j'espère ? Dis-moi que ce n’est pas un Ter.

— Non, pas un des nôtres… Non, un… un Artes. Et si ça se trouve, c’est… Ah voilà ! Cher frère, je crois qu’on vient de retrouver le capitaine de la voile. Le pauvre… Hé, Russ ! On a le capitaine, je crois. On va emmener son carna à la guide. Il est sans doute le grand responsable devant les dieux ! Frère, si c’est le cas, on est bon. On va pouvoir s’arrêter.

— Veille à rester respectueux envers les morts. On n’est sûrs de rien, je te rappelle, et ce n’est pas toi qui vas résoudre l’affaire.

— Je sais, c’est bon ! Avec ça, tu vas voir qu’on va de nouveau devoir se farcir les élucides, qui vont venir étaler leur mépris comme l’autre fois. Ceux-là, ils… Mais quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?

— Chut ! Tais-toi, j’ai entendu de nouveau quelque chose. Ça vient d’ici, je crois… On dirait… En dessous de toi ! Bouge, frère ! Viens ici, il y a encore quelqu’un, un vivant ! Aide-moi à le dégager !

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