Sous la Terre — 3 (V2)

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 L’assistance commençait à s’intéresser. Certains réagissaient, Raul entendit même des voix s’élever, répétant sa question « Oui, qui êtes-vous ? ». Durant toute sa tirade, la templière en chef l’avait écouté en l’observant très attentivement, bien au chaud calée entre ses plantons paumés.

— Vous voyez, ô déesses, finit-elle par dire, lançant ses bras vers la Terre. Voyez dans quelles extrémités un homme s’enlise lorsqu’il ne sait plus, lorsqu’il est perdu… Il se précipite dans l’offense et l’irrespect !

 Ses yeux s’abattirent sur la foule. Ça allait barder.

— Allez-vous vous laisser abuser par ce discours gonflé du doute d’Ironie ? Il est Aers : est-ce un gage de sagesse ? Un élucide : est-ce un gage de vérité ? Il se dit enfant de Messagère. Mais depuis quand la caste dirigeante peut-elle parler au nom des dieux ? Temps nous voit. Il le voit. Cet homme plante le doute, vous nourrit des tourments d’Ironie et vous, imbéciles, allez tout gober ?

 « On ne vous connait pas, templiers », cria une femme dans le tas. « On ne vous a jamais vus sous cette Terre », ajouta quelqu’un. « Il a raison, pourquoi on vous écouterait ».

— Comment osez-vous parler comme cela à des enfants célestes ! hurla-t-elle. Nous venons droit du Ciel, nous sommes dépêchés depuis les nues pour régler les affaires sous cette Terre avant que l’irréparable ne se produise ! Regardez, regardez donc !

 Comme pour appuyer son discours, les nuages de plus en plus sombres qui remplissaient les profondeurs se gonflaient jusqu’à prendre des allures de fin du monde. Manquait plus qu’une tempête pour égayer les esprits, songea Raul en préparant une réponse qu’il voulait la plus mesurée possible.

— Allons, Ciel ne vous a pas attendue pour s’assombrir, reprit-il, le plus calmement du monde. Il se dégrade depuis ce matin. Ce n’est que sa morosité d’arrière-saison, Ter, il n’y a rien d’inhabituel là-dedans. Ces gens attendent des réponses claires. Leurs enfants sont là, quelque part, et personne ne leur dit rien. Cessez de leur faire peur en brandissant vos irréparables et donnez-nous accès à la temple-élue. Le peuple la connaît, elle pourra l’apaiser. Vous, non. D’ailleurs, garder l’entrée n’est pas dans vos attributions, que je sache…

 Et il laissa le silence équivoque s’installer. Pour seule réponse la templière grogna, dents serrées. Parfait, se félicita Raul, voyant son effet. Elle va s’exciter et commencer à raconter n’importe quoi pour se tirer d’affaire. Il le voyait d’ici : le ton allait monter, le raffut ameuterait les purs, la temple-élue allait forcément débarquer et Raul aurait son audience.

— Imbéciles, cracha la templière, en faisant signe à ses gardes d’abaisser leurs lances. N’avancez pas ! Si nous devons vous tuer pour sauver notre Mère, nous le ferons. Nous sommes là pour éviter qu’Elle et sa Fille ne lâchent la Cité. Pauvres inspirés-d’Art ! Est-ce donc cela que vous voulez ? Basculer tous au Ciel ?

 Raul se demanda si sa tirade haineuse accompagnée de lances aurait aussi bien cloué le bec à tous ceux qui le soutenaient sans les gros effets du vieux tumultueux qui boursoufflait ses méchants nuages gris sous le protemple. Malheureusement, les quelques échaudés derrière lui se calmaient déjà. À l’inverse de Raul, qui ne faisait que s’échauffer.

— Ah, voilà qui est surprenant, s’amusa-t-il en lorgnant sur les pointes mal aiguisées. Les Aers ne peuvent parler au nom de dieux, mais des Ter pourraient sans remords embrocher des citoyens ? Vous avez raison, templière, c’est n’importe quoi cette Cité. Vous avez bien fait de débarquer depuis le Grand Ciel. Mais, attendez comment êtes-vous venu, au juste ? À dos de Vent ou de cigognes ? Peut-être directement en volant ? Ah, non ! J’y suis ! Vous marchez vous aussi au plafond, selon la dernière mode !

 Déjà terrifiés par le Ciel grondant et les mots de la templière, les citoyens s’écartaient vivement de Raul, comme s’il allait dans l’instant être happé par le Vide. Il se demandait comment jouer le prochain coup, car la partie commençait à lui échapper. Foutu Ciel ! Sans lui, son intervention aurait eu bien plus d’impact. Et où étaient donc les Aers dans le tas ? se demanda-t-il, constatant l’absence de soutien des siens. En même Temps, il devait leur être difficile d’oser admettre publiquement que leur caste avait caché l’existence de ces mêmes templiers pendant des générations. Raul oubliait à quel point les siens étaient des couards et des faux-culs. Qu’importe, il décida d’attaquer tout de même. La templière fulminait, rouge vif, elle était à point. Elle allait déclencher la débâcle bruyante qu’il attendait. La temple-élue devait déjà être dans les environs, probablement dans l’ombre de l’allée centrale ; il suffisait de pousser encore un peu, juste une dernière bravade.

 Tandis qu’il s’apprêtait à enfoncer le clou, un homme, d’âge mûr, au front marqué du sceau Aers le prit par le bras.

— Qu’est-ce que tu fais ? lui murmura-t-il. Tu veux provoquer un conflit entre-caste ? Viens par ici, allons réfléchir entre frères.

 Alors que Raul essayait de se libérer de son étreinte, un costaud lui chopa l’autre bras.

— Nos enfants sont peut-être entre leurs mains. Il faut procéder avec caution, élucide. Suis-nous.

 Et ils le tirèrent vers le campement, sous le regard ténébreux de la templière. Celle-ci s’éloignait, victorieuse, ainsi que la l’entrée du temple derrière, ainsi que ses ombres et leurs secrets. L’immense chose qu’il avait cru voir sortir des profondeurs des tunnels sans-caste l’observait également, crochée au plafond du temple, tout aussi narquoise. Raul eut un sursaut. Non, marre de ces règles, marre des conventions ! Il fallait toutes les faire sauter. Pour ces gens, pour ces enfants disparus et pour lui. Foutre-dieux !

 Il commença à se débattre, à en héler d’autres, plus vindicatifs. On allait encore dire qu’il ne savait pas s’arrêter. Ostiel Sin allait probablement le jeter dehors de la division, son père lui ferait la leçon depuis ses lointains palais astraux, sa femme et sa fille ne lui parleraient plus jamais. Mais Raul s’en foutait. Là, devant ces Ter gonflés des idioties scandées à longueur de Temps par des temples plus soucieux de politique que de prières. Là, devant ces gens capables de retenir des enfants — ou pire de les jeter au Ciel — Raul ne pouvait plus rester sans rien faire. C’était à cause des toutes les conneries bavées par ces prêtres conservateurs que son fils était mort durant la transpasse. C’était à cause de l’incapacité à régner des siens — ceux qui l’éloignaient en ce moment même ! — que ces Ter faisaient à présent ce qu’ils voulaient !

— Lâchez-moi ! rugit-il en se libérant de l’emprise de ses frères. Ils vous mentent ! Ces templiers ne viennent pas du Ciel ! Ce sont…

 Une paume de main se colla à sa bouche, lui coupant le souffle.

— N’en dis pas plus, lui siffla le costaud en le rattrapant, puis en resserrant sa prise.

 Dégageant son visage, Raul lui mordit la main et lui décocha un coup dans les parties. Il s’éloigna, heurtant d’autres citoyens, qui le repoussèrent comme s’il était dégoutant. Il repartit, titubant, en pointant du doigt la templière.

— Je disais : ils vous mentent ! cria-t-il. Ce ne sont que les prêtres qui gardent les…

 La suite de sa phrase se perdit dans le cri de ralliement meuglé par la templière. Les gardes, dont les lances étaient toujours baissées, firent un pas en avant. Les manifestants reculèrent, Raul se retrouva seul face aux pointes. Il en sentait plusieurs toucher sa poitrine, mais ne bougea pas. Normalement, c’est maintenant que tu es censée me sauver, temple-élue…

— Plus un mot, élucide, grogna la templière. À présent, tu vas lentement reculer, très lentement. En prenant soin de faire silence.

 C’est à ce moment que Vent décida de se joindre à Ciel pour rajouter une couche à la débâcle. L’assemblée, déjà inquiète, recula encore lorsque son souffle résonna comme une bête monstrueuse dans la cavité du temple. Raul eut l’impression de distinguer des formes se mouvoir au plafond… Mais les pointes qui s’appuyaient sur sa poitrine le ramenèrent aux templiers. Il vit que ceux qui le tenaient en respect tremblaient. Oui, voilà ce que je vais faire…

— Oh que non, je ne vais pas me taire, insista-t-il en avançant malgré tout, laissant le bout des lances appuyer sur sa poitrine. Vous, les étrangers, vous les éloignés de la Cité, connaissez vous l’un des pires crimes en ce monde ?

 Il continua. Les Ter commencèrent à reculer. Leur cheffe fulminait, sans savoir quoi faire. Elle avait compris.

— Oh, c’est très simple, poursuivit-il en voyant leurs regards se fixer sur les taches rouges qui se formaient sur sa toge, là où les pointes s’enfonçaient. Cela s’appelle un Aercide, templiers. Et savez-vous comment la Cité punit les Aercides ?

 Il avança encore, presque tous les templiers reculèrent. L’emmerdeuse aussi.

— Ils finissent pendus, entre Terre et Ciel, leur incarna figé dans leur chair flétrie et bouffée par les charognards. Ils ne trouvent ni le Vide ni Attraction. Leur tourment est éternel.

 Il continua de progresser, les taches écarlates grandissaient.

— Plaise à la déesse, chers enfants !

 Raul s’arrêta, les templiers cessèrent de reculer. Une très grande femme se tenait dans l’encadrement du portail, flanquée de prêtres aux airs benêts. Son regard était empli de bienveillance, son sourire semblait ne pas se défaire devant ce qu’elle voyait. Elle ouvrit grand les bras, telle Attraction accueillant les rescapés de l’inversion.

— Terre ne souhaite pas voir ses enfants être blessés. Elle a parlé, à travers les frémissements des roches, à travers les aléas de l’eau dans ses veines et elle vous accepte en son sein, enfants. Laissez ici vos griefs, déchaussez-vous et lavez vos pieds dans l’eau vive du temple. Vous y êtes bienvenus.

 D’un seul coup, l’ambiance se relâcha. Les lances retrouvèrent les hauteurs, les gardes se rangèrent, les citoyens exultèrent, espérant enfin être entendus. Et ce malgré le Ciel, ses nuages gris acérés et le Vent qui raclait les parois blanches. Lorsque Terre vous donne son assentiment, tous les autres malheurs du monde deviennent broutilles. Même faire saigner un Aers.

Tout ce qu’il ne faut pas faire ! ronchonna Raul en regardant sa pauvre toge rougie — et pour une fois pas à cause du vin. Admirant la beauté presque irréelle de la temple-élue, il fut parmi les premiers à s’avancer dans cet antre dans laquelle presque aucun citoyen n’avait pu rentrer avant. C’était un honneur gagné au prix de son sang d’Aers. Ça lui vaudrait des problèmes, mais il préféra ne pas y penser. Passant devant la templière, il ne put s’empêcher de lui offrir son sourire le plus narquois.

— Allons, fit-il, désolé. Mais si la temple-élue le demande… comment refuser ? Oh, mais vous ne venez pas ? Quel dommage, ça a l’air si joli à l’intérieur.

 Et il s’enfonça dans les ombres noueuses du temple.

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