Hauts-fonds — 3 (V2)

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 La suite de sa progression lui sembla durer des jours. Après l’épisode irréel de la plaque en métal, il avait besoin de se reposer un peu, juste un tout petit peu. Par chance, si on peut dire, il dénicha des tissus dans une salle qui tenait plus de l’alcôve aménagée que de la chambre. S’excusant aux dieux, il s’y emmitoufla, espérant pouvoir passer plus facilement pour un prêtre, en plus de se réchauffer.

 D’ailleurs où se trouvaient-ils, tous ces culs-bénis ? se demanda-t-il, en s’installant sur des marches en pierre incurvées à force d’être piétinées. Vu la taille des lieux, Raul ne doutait pas qu’il soit possible que toute la vie du temple puisse se passer ailleurs que dans ces couloirs sans fin. Il se pouvait aussi qu’ils se soient tous abrités à l’extérieur. Même s’il en doutait, à cause de la tempête. Si ça se trouve, ils étaient peut-être tous morts, ensevelis sous les gravats — qui, trop lourds, avaient rompu la roche et les avait précipités au Ciel accompagnés de l’allée du temple et sa statue moche. Mourir écrasés, pour après tomber dans le Vide… Non, renifla-t-il, sentant la crève le gagner de plus en plus. Ça ne pouvait pas arriver à des "purs", voyons.

 Enfin un peu de calme. Il en profita pour se masser les tempes, s’étirer, frotter de sa manche son nez coulant. Peu à peu la nausée s’estompa. Son mal de crâne également même s’il grondait volontiers au moindre mouvement brusque. Malgré la fatigue, Raul resta assis, bien conscient que s’allonger risquerait de le faire sombrer. Au bout d’un Temps, celui de son corps luttant contre sa tête de mule, il décida de repartir.

 À présent, de la diversité s’invitait dans les boyaux. Après avoir enfin déniché des passages descendants, Raul s’enchanta de découvrir qu’il existait autre chose ici que des centaines de couloirs empilés. Il voyait germer, çà et là, des salles, des chambres, des alcôves aménagées et quelques cavités plus grandes. Le tout désert, ce qui continuait de l’étonner. Il s’ajouta quelques couches de tissus chipés sur des paillasses, fouilla ce qu’il y avait à fouiller, c’est à dire rien : contre toute attente les prêtres ne faisaient pas que prétendre vivre dans le dénuement. Il espérait encore dénicher une bibliothèque ou une salle d’archives, le genre d’endroit où il pourrait ne fut-ce que vérifier qu’un Ter nommé Idoin aurait vraiment existé. Il savait, de source sûre, que les prêtres consignaient tout, scrupuleusement. En particulier ce qui concernait les leurs. Sauf que Raul doutait de trouver ce genre de chose ici, tout ce qui faisait mémoire était censé figurer au temple de Messagère, pas ici.

 En réalité, il ne savait pas trop ce qu’il faisait là. Cette incursion était bien plus le fruit de ses obsessions de justice, sa hargne et sa foutue impulsivité. L’enquête ? Elle n’avancerait jamais ici. Que ce soit sur les enfants disparus ou les raisons de la mort du prêtre exilé. Ce qu’il espérait encore, c’était éventuellement mettre à jour quelques autres secrets Ter. Chose peu probable et qui, même si elle arrivait, serait difficile à partager et à faire croire ; les prêtres étaient très forts pour éteindre les rumeurs à leur propos. C’est si facile quand vous avez les dieux dans le dos…

 Maintenant, il arrivait dans le vrai cœur du temple. Les espaces devenaient plus grands, plus aménagés, presque vivables. Il n’y avait personne, mais les bougies et les torches attestaient du contraire. On les entretenait, partout, jusque dans les enterrains d’où il s’extirpait. Il ne faisait aucun doute que ces espaces étaient habituellement fréquentés, ce qu’il se passait devait être exceptionnel. D’ailleurs, il s’attendait à chaque instant à tomber sur coin rempli de monde, genre : marée humaine calée dans une grande salle, à pleurer et prier, en attendait que les dieux se calment. Mieux valait rester prudent, car à tout moment des dirigeants pouvaient décréter la fin du confinement, ce qui remplirait ces cavernes d’une armée de purs…

 Bon, si l’idée paraissait un tant soit peu menaçante, en réalité Raul ne se sentait pas franchement en danger. Qu’est ce que des prêtres allaient lui faire, à part le chasser, timidement, l’air un peu perdu ? Cependant, ça lui vaudrait pas mal de problèmes, donc mieux valait s’épargner ce genre de chose.

 Cheminant, oreille tendue, il finit par se trouver dans une cavité joliment aménagée. Il guetta les respirations — un groupe de gens faisait toujours du bruit — mais rien, silence total. Silence profond. Même plus le bourdonnement, qu’il était heureux d’enfin laisser derrière, car il le soupçonnait d’avoir réellement amplifié, sinon provoqué son mal de tête. De nombreuses pièces s’ouvraient autour d’un couloir central. Les quelques cellules que les murs de roche ne suffisaient pas à séparer de l’allée centrale étaient fermées avec des parois en bambou. Raul hasarda un regard discret à l’intérieur des alcôves. Des chambres, visiblement individuelles, avec ce qu’il fallait de meubles rudimentaires. Vu l’allure des lieux, elles devaient sûrement être destinées aux "importants" : temple-élus, porte-voix, vénérants-chefs, Ter-élus de passage, truc-machin-chef, vice-ceci cela, bref, la hiérarchie bouffie des prêtres, qu’il ne connaissait pas vraiment. Ces importants se cachaient probablement avec les autres, car il n’y avait personne.

 Raul renifla. Foutu nez. Les tissus avaient heureusement arrêté ses grelottements, mais il se sentait néanmoins mal dans l’ensemble. Ces lits étaient tentants. Il hésitait. Tout de même, il ne pouvait pas dormir là. Mais peut-être juste y jeter un œil ? Il pouvait y avoir des trucs intéressants à grappiller…

 Tiens, voilà qu’il commençait à raisonner comme un voleur. Il ne pouvait tout de même pas se laisser aller à ça. En même Temps, l’idée de sortir d’ici sans rien obtenir lui semblait insupportable. Tout ce qu’il venait de faire devait au moins trouver un début d’utilité. Perdu pour perdu, il fit comme il l’avait fait depuis qu’il avait forcé l’entrée, c’est-à-dire foncer, sans trop réfléchir. Les dieux allaient de toute façon le lui faire payer, mais, en attendant, ils ne l’arrêtaient pas.

 Il rentra dans la première chambre à portée. Joli décorum. Ici, on savait recevoir les gens de valeur. Murs en pierre, certes, mais taillés, s’il vous plait ; et propres, de surcroit. Une fresque, pas des plus précises —Raul avait déjà vu mieux au palais —mais qui ne déméritait pas : une femme traversant le Ciel… Sûrement Inspiration quittant le monde. Grand désespoir de Maman Terre ; sa fille préférée, après Attraction, qui se barrait pour aller on ne sait où. Probablement une évocation placée là pour rappeler aux visiteurs que la perte les attendait toujours au prochain pont. Soutien la perte, car c’est la seule chose qui tient en ce monde, se rappela-t-il. Sa mère, cette grande comique devant les dieux, le lui répétait si souvent. Les meubles : du joli, à nouveau. Pas de bois ancien, mais tout de même de la corne, ce qui témoignait d’un certain niveau de vie. Sur la commode, la vaisselle d’une personne, une lame de rasage et une bassine. Raul ouvrit un tiroir, puis un autre. Vides, malheureusement ; aussi continua-t-il l’inspection. Un lit, là aussi structure cornée, matelas de plumes, digne d’un Aers ; une armoire et… et… - Sang-mort ! - Il le sentit avant de le voir. Dans son dos, dans un coin de la salle qu’il avait négligé, tel un imbécile manquant de rigueur, il y avait quelque chose, une masse, une ombre —qui respirait…

 Il fit lentement, très lentement, volte-face. En rentrant, il avait bien vu une sorte de siège en périphérie de son regard, mais il n’avait pas repéré que… qu’une personne s’y tenait, tellement immobile et silencieuse qu’elle se confondait avec le siège lui-même.

 Raul avait déjà vu des cadavres, mais jamais aucun ne l’avait fixé droit dans les yeux. Son corps frêle, consumé par la maladie, se tenait écrasé dans le siège, comme fusionné avec lui, au point que sa peau blême se confondait avec le blanc de la corne. Une silhouette chétive, offerte, nue, sans honte, sans pudeur. Mais pas sans vie. Sa cage thoracique aux côtes saillantes se soulevait lentement. Le reste n’était qu’immobilité. Terrifiante immobilité. Hormis ce regard qui, lui, ne lâchait pas Raul d’un pouce. Ces yeux cherchaient les siens. Terribles, accusateurs.

 D’abord pétrifié, Raul parvint au prix de lourds efforts à se sortir de la stupeur, en premier lieu pour bouger, s’assurer que ce pseudodéfunt le fixait bel et bien, ensuite pour s’adresser à lui. Il avait à priori toute son attention, pourtant il eut du mal à aligner ses mots.

— Terre… Vous porte, frère ? tenta-t-il, déjà près à broder avec les moyens du bord.

 Les yeux du cadavre brillaient d’un noir profond, comme le Vide. Raul espérait que son sceau de caste n’était pas visible, la surprise ne l’avait pas préparé à le dissimuler.

Pas de réaction. Pourtant le gars le fixait, et l’avait entendu : il avait cligné des yeux à la fin de sa phrase.

— Je venais voir si vous alliez bien… avec la tempête… Il y a une tempête, continua Raul, sans conviction en l’absence de réaction du personnage.

 À part cligner des yeux et le fixer intensément, le Ter ne mouftait pas. Raul se redressa, se recomposa une position naturelle, moins sur le qui-vive. La peur de voir ce gars débouler, nu, en hurlant, hors de son siège s’éloignait lentement. Il souffla. Puis éternua.

Les Ter et leurs secrets… se dit-il, avançant prudemment vers le corps. Pauvre bougre. Luttant contre son dégout, il lui toucha l’épaule. Muscle et chair molle. Aucune réaction, pas même un tressaillement. Sa tête restait immobile, mais son regard ne le lâchait pas. Un abject Ter, dissimulé au reste du monde. Ce n’était pas avec ce genre de secret que Raul allait progresser. Ce pauvre gars, peu importe son histoire, devait être tombé abject à la suite d’un accident, et, pour quelque raison, le temple avait dû lui épargner l’île-hospice. Plein d’hypothèses possibles, mais aucune d’entre elles n’allait lui serviraient dans ses recherches.

 Il passa une main devant ses yeux. Comment pouvait-on être à ce point absent, comme sans incarna, tout en respirant, les yeux grands ouverts ? On lui avait déjà parlé de ce genre de choses. Certains Illums devenaient parfois comme ça, lors de ce qu’on appelait des transes. Les perinsidents — qu’on ne voyait jamais, car coincés dans la forge, mais qu’on disait volontiers bizarres, silencieux et un peu absents — eux aussi pouvaient tomber de ce genre d’état.

— Vous êtes Illum ? osa-t-il, comme si le gars allait tout d’un coup se décider à lui répondre.

 Ce qu’il ne fit pas, malgré que Raul continuât d’agiter la main sous son nez. Mais elle n’importait pas, il le fixait même à travers ses doigts mouvants. Son faciès dissolu n’affichait aucune expression, sinon celle de ses pupilles, qui tentaient désespérément de signifier quelque chose. Mais quoi ?

 Un bruit à l’entrée de la chambre — une voix — merde !

 Raul balaya rapidement la cellule. Peu d’options. Il prit la première. Pas la meilleure.

 Quelqu’un rentra.

— Agon ? C’est moi, fit, doucement, presque timidement, le visiteur.

 Raul en eut un aperçu fugace. Un grand Ter, cheveux sombres, nez relevé — à force, sans doute, d’avoir trop adoré Terre —, l’air gentil, limite mièvre. Son odeur le suivait, celle rance et désagréable de l’anxiété.

— Pardonne-moi, Agon. Je t’ai laissé…

 Une voix bien trop douce, ça cachait quelque chose. Tandis qu’il retenait tant bien que mal sa respiration, Raul ricanait intérieurement. Quand fallait sauver sa peau, on laissait derrière soi les impotents ? Bravo la prêtrise !

— La déesse a tremblé, sans doute à cause des impies, continua-t-il, esquissant un geste tendre que Raul devina plus qu’il ne vit. Ciel aussi s’est fâché. Ils m’ont forcé à te laisser, Agon. Me pardonneras-tu ?

De toute façon, même s’il t’en voulait, tu pourrais sans problème prétendre autre chose… Là-dessus l’éternuement déboula, prêt à exploser. Raul se pinça le nez. Le picotement insista, insista. Il se pinça de l’autre main, pour passer à autre chose. Après quelques instants, trop longs, ses narines daignèrent enfin se calmer. Avec tout ça, il avait dû émettre des sons. Il avait bougé le bras et rapidement. Auraient-ils entendu le mouvement de sa manche ?

 S’en suivirent quelques instants silencieux et respiratoires, ou Raul s’attendait à un "C’était quoi, ça ?". Mais rien ne vint, heureusement. Il se promit de garder ses doigts serrés sur son fichu tarin. Le silence des deux s’éternisait, sans doute une longue contemplation aimante. Un truc de Ter. Ils étaient charmants. Raul aurait même trouvé toute cette scène touchante s’il n’avait pas été à ce point mal embarqué, dans cette cachette ridicule.

— Merci, mon frère. Tu as dû te sentir bien seul, tout ce Temps. Mais je suis là, à présent. Je vais te laver.

 Pitié non ! Ces prêtres et leur obsession de la propreté ! Le gars n’était pas frais, mais il n’était pas non plus dégueulasse. Sauf si entreTemps il s’était lâché… À cause de la présence d’un intrus dans sa chambre, peut-être ? Sang-morne, combien de Temps allait-il encore rester coincé ?

 C’est là qu’il entendit un drôle de bruit.

— Nhh…

— Agon, qu’est ce qu’il y a ?

 Raul se figea, sa respiration se coupa net. Le cadavre venait de produire un son… Un râle.

— Tu as l’air d’avoir… peur, mon frère, fit l’autre, avec son insupportable sollicitude. Mais tout va bien. Tout va mieux, je dirais. Les impies sont partis, Terre n’a plus tremblé et Ciel semble s’être apaisé. Le monde tient encore. Ton œuvre n’est pas…

— Nhhhhhhhhhhn…

 Tous les poils du corps de Raul se hérissèrent en même Temps. Ce foutu cadavre pouvait donc encore utiliser sa gorge ? Mais à quel point ? Pouvait-il parler ?

— Mais qu’est ce qu’il y a ? Je ne t’ai jamais vu aussi angoissé. Tu me montres quelque chose avec tes yeux, c’est ça ?

 Merde merde merde merde ! Ses yeux ! Il peut indiquer une direction avec ses Vidés yeux d’abject démoulé des profondeurs ! Et il avait bien vu où il s’était planqué !

— Il y a quelque chose sous le lit ?

 L’autre l’avait dit avec calme, presque avec discrétion. Lentement, il se retourna. Raul, qui n’en pouvait plus de retenir sa respiration, libéra peu à peu le trop-plein d’air qui s’accumulait, en essayant de faire le moins de bruit possible. Et surtout ne pas éternuer.

— Je vais voir… Agon, calme-toi. Je suis là, à présent.

 Si seulement il pouvait rester vraiment là, au chevet de son abject plutôt qu’aller se promener. Raul se demandait déjà ce qu’il pourrait bien dire, bien faire pour s’en sortir. Lorsqu’il vit le Ter saisir la lame de rasage qui trainait sur la petite table, il se demanda plutôt comment il allait sauver sa peau !

— Je l’aurai, chuchota le Ter. Un coup rapide, et ce sera fini.

— Nhhhnn !

 Le cadavre continuait, acharné, tandis que son ami avançait vers le lit, la lame prête.

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