L’inæterisation — 2 (V2)

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 Un bien étrange défilé : un paon suivi d'une délégation de merles. Troisième homme à porter le titre de Ter-élu depuis l'inversion, Ober Hin Ter paradait sous ses airs éplorés, traînant derrière lui ses prêtresses, tel un déplorable représentant de l'ère patriarcale déchue.

 À leur suite déboulèrent divers représentants des temples qui allèrent se poster à leurs places assignées sur le protemple. Puis vint une clique d'exécuteurs. La caste de Ter comportait des espèces variées. Les prêtresses d'Attraction, colombes nommées aimées par les gens du peuple, trainaient dans leur blanc sillage les inquiétants prêtres du Vide – des corbeaux que l'on ne nommait pas, de peur d'attirer l'attention du dieu creux. Ensemble, ils tiraient de gros ballots de bambou séché, tandis que les célestes, les aigles de ces nues, acheminaient de larges urnes jusqu’au four ombilical, dont le conduit crématoire évoquait une larme qui tombait du monde. Sa corne s'enluminait de plaques de métal ouvragées représentant Attraction accueillant les incarnas de ses fidèles.

 Devant son embouchure noircie à force de combustions, le Ter-élu, avec sa morgue habituelle, surveillait les allées et venues des nuées silencieuses. Felna le détestait. Elle n'avait rien contre ces hommes qui accédaient à des positions de pouvoir ; la Cité laissait place à tous, et particulièrement aux plus aptes à promouvoir la stabilité. Mais quand un élu jouissait de son pouvoir et surtout l'obtenait de façon fallacieuse, elle s´en méfiait comme si elle avait affaire à l'un des rois anciens.

— Ober Hin Ter se montrera digne, décida l'orgène. Son discours, mieux que tout autre, parviendra à porter le réalien aux roches.

La rhétorique est sûrement dans son sang, ajouta Felna, mentalement. C'est probablement cela qui l'avait propulsé Ter-élu. Celui qu'on disait plus pieux que la piété, marchait sur les impurs tout en proclamant ses béatitudes. Trop parfait, l'imbuvable avait réussi à défaire sa prédécesseuse tout en gagnant le cœur de l'Acastale, tout cela grâce à ses belles paroles.

— Certes, Inter, répondit laconiquement Felna en se penchant pour essayer de voir l’expression du Ter-élu tandis qu’il échangeait avec la souveraine, par-delà les toiles de sa tente.

 Que pouvait-il mijoter ? Et surtout comment justifiait-il de pouvoir encore se pavaner là malgré la débâcle.

— Sans nul doute, tout rentrera dans l'ordre. Il nous dira bientôt quoi faire, ne croyez-vous pas, Felna Van Aers ?

 Les questions insipides de ce vieil homme commençaient à l'agacer. Felna se fiait à la congrégation des temples mais pas à cet habile oiseau d'apparat.

— Si les Ter retrouvent un jour leur langue, trancha-t-elle, en essayant de garder le sourire. Ils nous diront sans doute comment rétablir l'équilibre.

— Oui, s'amusa-t-il, il est vrai qu'ils ne sont guère bavards pour l'instant.

 Rien ne semblait grave pour ce vieil homme, mais au sens de Felna, les Ter faisaient n'importe quoi depuis l'attaque. Quand on leur demandait des comptes, ils se perdaient dans d'impossibles contradictions - preuve qu'ils n'y entendaient rien. Et leurs décisions n'avaient que peu de sens, sans compter qu'elles se voyaient à peine expliquées. Libérer les deux premiers transpassants et laisser les autres demeurer sans-caste, quel sens cela avait-il ? Et où se trouvaient-ils donc, ces jeunes ? Des bruits couraient qu'ils n'étaient plus campés dans les chambres sigillaires. Les mauvaises langues les disaient au Ciel. Ces pauvres adolescents apeurés, Felna les voyait encore trembloter rassemblés au bord du gouffre. Ils n’avaient pas mérité un tel sort… Leurs parents commençaient à s'agiter. Mais, fatiguée, l'Acastale laissait l'incompréhension s'installer, ne demandait aucun compte... Ou pire, savait-elle pertinemment, mais laissait-elle Ober Hin décider, en toute connaissance de cause.

 Le comble du n'importe quoi était sans conteste ces troupes templières qui débarquaient du jour au lendemain – qui l'avait ordonné ? l'Acastale l'avait-elle seulement validé ? – redoublant l'inquiétude d'une population déjà affolée, en plus d'attiser les soupçons. Non, plus rien ne semblait normal.

 Quant à la question : qui était l’homme-inversé ? On ne savait rien, ou si peu. Il avait, dit-on, disparu quelques instants après avoir commis son crime. Nombre de témoins affirmaient l’avoir vu tomber dans le Ciel, alors que d’autres disaient qu’il s’était dématérialisé. A ce propos, que disaient les prêtres ? Ils ne disaient rien… Aussi, quand on les questionnait trop, les templiers arrivaient avec leurs mines patibulaires et décourageaient rapidement les curieux. Les rares discours arrachés aux temples se contentaient de considérations métaphysiques que nul ne comprenait tant elles ressemblaient à une sorte de fatras d’idées dissolues et impossibles à appréhender. Au final, les prêtres s’arrangeaient pour ne jamais répondre de manière claire.

 Felna, en regardant les célestes vider leurs jarres dans le réceptacle, se disait qu'en réalité les Ter devaient être aussi démunis que l'ensemble du peuple. Ils ne pouvaient juste pas l’admettre.

— Le sang... fit-elle lentement.

— Oui, enfant de l'or, répondit son voisin en se tournant vers elle. Le sang est...

— Charrie-t-il le besoin de pouvoir ? Charrie-t-il le besoin de ne montrer aucune faille ? Le sang transmet-il l'impuissance à admettre la moindre erreur, déclarer sa propre insuffisance ?

 L'orgène sourit, énigmatique.

— Et vous, m'Aers ? Pouvez-vous montrer les vôtres, de... failles ?

 Felna se crispa d'un coup. Ses failles ? Elle n'avait que cela. De quel droit lui parlait-il ainsi ? Se pouvait-il que sous l'affabilité du personnage se cachait en réalité les vilénies d'un vieil importun ?

— Dans mon sang reflue la même confiance que celle de mes parents, vous le disiez, fit-elle, tendant l'oreille vers l'assemblée, au cas où quelques échos résonneraient de leur insupportable conversation. Comment résoudre cette difficulté ?

 Clairement, les autres écoutaient. Les pimbêches alliées à sa mère allaient tout transmettre, c'était certain.

— Je vous retourne à nouveau la question, ô Aers, s'amusa le sang-guidant.

 Était-ce un jeu pour lui ? Cet homme, un Inter, la faisait tourner en bourrique. Ne pouvait-elle pas l'envoyer paître ?

— Je suppose qu'avoir confiance en ses propres failles serait la meilleure façon.

 Les respirations se suspendaient alentour. Et elles, qu'est-ce qu'elles auraient répondu ?

— Et vous pensez, sourit-il, insupportable. Que c'est ce que notre Acastale, la brillante fille de Terre, devrait faire également ? S'appuyer sur ses faiblesses et diriger à partir de failles, des creux ?

— La... L'Acastale n'a pas de failles... hésita Felna, prise entre le feu de ce qu'elle pensait et ce qu'il fallait dire.

 Ne pouvait-elle pas faire comme lui, ne pas se soucier de ce qu'on pense de ses propos ? Y aller tout à trac, franchement ? Dire que l'Acastale n'était plus apte, qu'elle avait besoin d'aide, trouver des réaliens, sinon des conseillères, des conseillers ?

— Pas de failles... Oui, comme toute sa lignée, fit l'orgène le regard se perdant dans l'horizon qui se découpait derrière la danse des préparatifs. Si vous étiez au pouvoir, que feriez-vous ?

 Le silence s'installa. Felna savait qu'il ne devait pas durer. Surtout ne pas durer. Elle devait trouver quelque-chose, une diversion. La cérémonie devant eux ne démarrait pas, malgré que tout soit en place. Et changer de conversation serait une fuite. La franchise n'était pas une option. Une pirouette, oui, voilà qui lui semblait possible.

— Si j'étais au pouvoir, s'exclama-t-elle, s'armant du ton de la plaisanterie. J'ordonnerais que les cérémonies interminables démarrent sans attendre !

 Les respirations qui commençaient déjà à se suspendre alentour furent désamorcées par le rire franc du vieil homme. Il éclatait si fort qu'il en devenait gênant.

— Vous êtes décidément une Aers d'exception, Felna Van Aers, admit-il, en essuyant les larmes naissant au coin de ses yeux.

 Son rire s'estompa comme disparassait l'oeil solaire derrière le protemple. Lasses, les regards et oreilles s'accrochèrent à nouveau au balet suspendu de l'encielement. Felna attendait la prochaine question gênante que son voisin préparait. Le personnage était en réalité un sournois de la pire espèce sous ses airs avenants. Encore quelqu'un dont il faudrait se méfier comme d'une guigne. Ne pouvait-on donc jamais baisser la garde ? Ne pouvait-on jamais avoir la paix ?

 Tout lui revenait, en cascade. La cacophonie, le meurtre, les manœuvres, les faux-semblants constants. Cette Cité va me rendre folle ! songea-t-elle, réprimant ses larmes. Tout partait à vau l'eau. La Cité allait bientôt vaciller. Felna se sentait au bord de quelque chose. Une sorte de fin imminente, où elle basculerait dans le désespoir, la mort ou la folie… Elles montaient, les larmes. Souvent, elles la surprenaient, arrivaient d’un coup : au détour d’un couloir du palais ; au pied de l’autel auquel elle venait faire offrande ; ­en discutant avec ses pairs ou en parlant à Mina, sa seule vraie confidente ; parfois même en faisant des choses triviales, comme regarder les nuages glisser sur la mer céleste ou simplement planter quelques bulbes dans une jardinière. Tout semblait susceptible de faire monter ces insupportables larmes, même un pauvre vieillard rieur qui n'avait rien à faire là et n'avait de gentil que l'apparence.

 Mais on la regardait. Elle devait ravaler sa douleur, éteindre ce cœur qui voulait brûler, geler ces larmes avant qu’elles ne sortent – personne ne devait voir.

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