Rêves aériens — 4 (V2)

7 minutes de lecture

 Ils le tirèrent sur presque tout le pont, aux yeux de tous. En fin de parcours, ils le poussèrent parmi d'autres jeunes apeurés. Bane se réceptionna sur les genoux. Il se tourna pour les maudire mais l'un d'eux le saisit à la gorge, et attrapa sa main lorsque il voulut riposter. Le Ter esquissa un sourire en avisant son gant.

— Ah, un petit main-d'Art... Un sale petit main-d'Art, grogna-t-il en le repoussant sur sol. Reste bien tranquille, main-d'Art. L'œil te voit, il sait ce que tu as fait...

 Bane se redressa pour lui faire face et essaya de lui tenir tête. Ses yeux voulaient se baisser, comme ils l'avaient toujours fait. Il se rappela soudain Aris. Il lui avait toujours dit de garder le regard droit, "Si tu baisses les yeux, tu acceptes. Tu confirmes leurs insinuations. C'est ça que tu veux ?". Non, il n'allait pas se laisser traiter de main-d'Art, ni de quoi que ce soit. Ces gens n'avaient aucun droit sur lui !

 Le Ter soutint son regard, le toisa quelques instants. Bane se demanda s'il allait le frapper, auquel cas il ne saurait se défendre. Mais l'homme finit par rejoindre vers ses frères templiers.

— Tenez le à l'œil, ce petit main-d'Art.

Cette insulte, elle s'échappait d'une autre époque de sa vie. D'avant qu'il ne rencontre Aris. Une époque où il se faisait humilier à cause de ses maudits gants.

 Il se laissa choir sur le plancher. Les autres lui firent de la place, tout en restant à bonne distance. Bane ne reconnaissait personne à nouveau. Où étaient donc Aris, Ister et tous les autres ? Pourquoi était-il seul à se défendre ? Il se referma sur lui-même, comme il l'avait toujours fait, et se perdit dans ses pensées.

 Une cité sans-caste… n'importe quoi... cet Ulri divaguait !

 Et qui était-il, au juste ? et comment pouvait-il savoir tant de choses ?

 Bane avait l'impression de perdre la tête. Son mal de crâne lui donnait l'impression qu'il allait exploser ! Il serra les poings, très fort, essayant de vider les tensions - il eut l'impression d'écraser entre ses doigts ces templiers qui détruisaient sa vie.

 Ces Ter dégénérés n’avaient-ils donc aucun respect pour leur propre sang ? Il y avait des enfants de citoyens importants parmi les transpassants. Des Aers, des Ter ! Comment pouvaient-ils infliger ces choses à leurs semblables ? Ne craignaient-ils pas l'Acastale, l'armée ?

 Bientôt des parents se rendraient compte de leur disparition et réagiraient. Cela reviendrait aux oreilles de l'Acastale, des forces populaires, de toutes les castes. Personne ne pourrait rester inactif en apprenant une telle injustice. Non, jamais les dieux - pas même le Temps dont ces fous se réclamaient - n'allaient les laisser faire.

 Bane ne pouvait l'accepter. Aucun d’entre eux, sur ce pont, ne devait l’accepter ! Ils auraient pu se révolter durant leur trajet nocturne. Ces gardes n’étaient pas si nombreux ! S’ils s’étaient ligués, ils auraient pu les pousser par-dessus les barrières... Ils pourraient même les vaincre encore maintenant, retourner leurs armes contre eux et détourner ce vaisseau...

 Bane se mit à trembler. Il vibrait : de fureur, de surprise à l'idée d'une possible révolte ; d'oser imaginer se lever, et frapper ! Il trépignait, pressé d'agir, de dépasser cette foutue retenue et parler aux autres, tenter de les sortir de leur torpeur. Ils étaient une armée contre une poignée.

 Mais ces jeunes allaient-ils pouvoir se battre, dans leur état, contre des gardes entrainés ? Excité, Bane observait les templiers qui circulaient le long des bords. Etaient-ils entrainés ? Il supposa qu'ils devaient être de piètres combattants en avisant leurs armures de lin tout juste renforcées de couches supplémentaires aux avant-bras et aux épaules, ainsi que leurs casques en bambou tressé. Ils patrouillaient en tenant gauchement leurs lances, et leur seule arme d'appoint était un petit poignard en corne fiché dans un ceinturon. De piètres troupes en comparaison des Aers qui arboraient des protections de bien meilleure qualité et de toute autre facture : en corne ou en métal antique pour les plus gradés. Ces templiers avaient l'allure d'une petite armée improvisée avec de maigres moyens. Leur entrainement militaire devait être à l'avenant.

 Oui, prendre le dessus était possible. Il devait juste convaincre les autres.

 Il respira amplement. Considéra son entourage, leurs mines, leurs conversations anxieuses. Puis se lança.

— Ecoutez-moi, leur souffla-t-il, interrompant la phrase de l'un d'entre eux.

 Les visages se tournèrent vers lui. Il se crispa soudain, puis respira avant de reprendre.

— Je... écoutez-moi, s'il vous plaît. Et discrètement... Ces Templiers, à votre avis, combien sont-ils ?

 Il aurait pu tout aussi parler dans le Vide. Leur regard, leur attitude, ils semblaient ne même pas comprendre sa question.

— Pourquoi ils t'ont déplacé ? risqua une fille aux yeux d'ambre, presque en bravade.

 Bane la dévisagea, se demandant que lui répondre. Que dirait Aris, avec son franc parler ?

— On s'en fiche de ça, claqua-t-il, s'étonnant lui-même. J'ai dit : combien sont-ils, à votre avis ?

 Leurs mines renfrognées se fermèrent encore plus. Ce n'était pas comme ça qu'il fallait procéder. Fédérer, il fallait fédérer, mais comment ? Aris faisait ça comme un expert, il disait lui-même tenir ça de son père.

— Pardon, hésita Bane, avant de reprendre. Je... J'ai aussi peur...

— Je n'ai pas peur de ces troupes étrangères ! réagit d'un seul coup l'un d'eux. C'est pas ceux des palais astraux qui vont...

— Ils viennent pas des palais astraux, sang-mort ! se fâcha la fille aux yeux d'ambre.

— Qu'importe ! réussit à reprendre Bane, s'accrochant au souvenir de l'autorité d'Aris. Moi j'ai peur, concéda-t-il. Mais cette peur est une illusion.

— Une illusion d'Ironie ! proclama un autre en pointant la Terre du doigt.

— Oui, c'est ça ! Et cette illusion nous masque quelque-chose de fondamental... continua Bane, conscient de l'effet que sa pause générait chez les autres.

— Qu'ils ne sont pas nombreux... compléta la fille aux yeux ambre.

— Voilà, dit Bane. Alors, dites-moi : combien sont-ils ?

 Des chiffres fusèrent, hésitants : dix, vingt, quarante, cent. Bane se demanda si Ironie ne troublait pas vraiment leur vision. Lui-même en avait dénombré vingt-trois, sans compter ceux qui devaient se trouver en cale ou à l'avant. Probablement pas plus qu'une trentaine.

— Et combien sommes-nous ?

 Sa question resta en suspens, comme un casse-tête posé au milieu du groupe - groupe auquel de nouveaux essayaient de se joindre.

— Restez discrets ! explosa celui qui n'avait pas peur, avant de revenir à Bane. Près de trois-cent, au bas mot.

 Bane remercia mentalement Aris. Quand tout serait fini, il demanderait à Attraction de le bénir. Les mots avaient pris, l'effet était lancé. Plus qu'à enfoncer la porte ouverte.

— Seriez-vous prêt à vous battre pour regagner votre liberté ?

 Le silence tomba sur le groupe. Les regards inspectèrent les allées et venues des templiers. Aucun ne semblait surveiller Bane. D'ailleurs, ils ne semblaient pas vraiment attentifs à la foule d'adolescents sous leurs yeux. Ils préféraient fixer le Ciel, les nuages... Les Ter restent des Ter, songea Bane.

— Tu veux faire comment ? demanda l’un des transpassants, trépignant à son tour.

 Bane ne sut que répondre, pris de court. Il se rendit compte qu'il n'avait pas réfléchis plus loin. Comment arriver à rassembler les autres sans attirer l’attention ? Au bouche-à-oreille ? Mais alors comment coordonner les efforts ? D'un coup ses hésitations reprenaient le pouvoir. Il fallait peut-être commencer à organiser les choses avec un groupe restreint puis espérer que les autres allaient suivre ? Mais allaient-ils le faire ? Certains étaient clairement en état de stupeur. Aussi, comment éviter l’émeute ? Ils étaient tout de même près de trois-cents. Si un mouvement trop brutal et désorganisé se mettait d’un seul coup en branle, comment empêcher les morts ? L'attaque devait se passer de manière précise et coordonnée pour parvenir à triompher sans que tout tourne à la catastrophe.

 D’autres adolescents s’ajoutaient à leur groupe, ils regardaient Bane en attendant qu’il leur propose quelque chose. Lui transpirait à grosses gouttes, comprenant qu’il leur devait une réponse. Comment s’organiser, par où commencer ? Combien de gardes y avait-il, déjà ? Et où se situaient-ils sur la barge ?

— Je, euh... Restons discrets... Il faudrait essayer de faire passer l'idée, de proche en proche.

 Ça fusait, en tous sens, n'importe comment.

"Quel sera le signal ? — Mais, c'est dangereux, ils sont armés ! — Mais, quel signal ? — Taisez-vous, ils entendent... — On a qu'à y aller, maintenant ! — Arrêtez de vous agiter — Attendez, laissez-leur une chance, ils ont peut-être de bonnes raisons".

 Cette dernière phrase laissa Bane interdit. Il regarda, muet, la jeune femme qui venait de parler. Comment pouvait-elle penser ça ? L'idée que ces Ter puissent avoir de bonnes raisons lui semblait impensable. Son énergie le quitta, ses doutes reprirent la place. Fédérer des jeunes si différents, issus de toutes les castes lui sembla tout à coup impossible. Être des adolescents apeurés était bien la seule chose qu'ils avaient en commun.

 Où se trouvait donc Aris ? Lui aurait su comment procéder. Mais ce sont à ses lèvres que ces adolescents demeuraient suspendus – pas à celles d’Aris – et c’est bien de sa part qu’ils attendaient un plan d’attaque.

— Laissez tomber, lâcha-t-il, débordé. Je dois réfléchir...

 Il s'écarta comme il put du petit groupe qui gonflait progressivement et, en se frayant grossièrement un chemin entre les autres, sans éveiller l’attention, il se mit en devoir de chercher celui qui était, selon lui, l’homme de la situation.

Annotations

Vous aimez lire L'Olivier Inversé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0