Fins absurdes - 1

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Et la Vox racontait :

« Les enfants – et pas seulement vous, les adultes qui écoutent derrière en catimini, c’est aussi à vous que parle Sim Mana – c’est peut-être le soir, vous petits yeux sont fatigués, mais il n’y a pas de meilleur moment pour ce genre de grandes questions. Regardez le soleil monter lentement vers l’horizon, bientôt l’obscurité baignera ce monde aride... Attention ! Accrochez-vous !

Pensez-vous que ce monde soit vrai ?

Oui ! C’est percutant !

Ne trouvez-vous pas notre existence absurde ? Comme si nous étions tous les personnages d’un étrange récit, qu’un Vox aurait raconté dans une crise de démence ?

Qu’est-ce qui vous dit que tout ceci est vrai ? Que toute cette vie est vraie ?

Est-ce parce que vous touchez, de vos mains et de vos pieds, cette susplace quelle est vrai ? Et si oui, est-elle telle qu’elle nous apparait ? Nous pourrions être aussi bien sur le sol, en ayant l’illusion d’être sur une plateforme ! Non ?

Est-ce parce que vos yeux voient ce grand Ciel se tenant en-dessous de vous, capable en quelques instants de vous aspirer, que pour autant cette menace est réelle ? Les tombés dans le Ciel ne sont jamais revenus pour nous expliquer ce qu’ils y avaient trouvé, que je sache !

Est-ce parce que les oiseaux chantent si joliment et que vos oreilles profitent de leurs mélodies que ces voix viennent vraiment de leurs gosiers ? Nous pourraient-elles pas venir d’ailleurs ?

Ne serait-il pas possible qu’une divinité, farceuse, puisse tromper nos sens, nous infliger des visions, des touchers, des sons, qui ne seraient que les fruits de ses inventions ?

Car, quand on y réfléchit, à quel point ce monde inversé semble-t-il cohérent ?

Rien, dans celui-ci, ne semble adapté à nos vies – et à aucune vie d’ailleurs ! Voyez-vous un seul animal à l’aise dans cet environnement ? Ils se débrouillent, comme nous tous, même les oiseaux semblent en difficulté. Même les insectes doivent faire de copieux efforts pour parvenir à se retourner et tenir au plafond du monde.

Rien ici ne va de soi, rien ici n’est naturel.

Même les arbres et les bambous, qui de leurs racines consolident les terres et les roches, tombent régulièrement dans les nuages suite à quelques coups de Vent malencontreux. Même ces plantes, bien mieux armées que nous, car enracinées déjà, semblent ne pas être adaptées à ces conditions.

Ce monde contre-nature est une menace, ce monde absurde est un danger, alors pourquoi vivre ? Pourquoi vivez-vous, persistez-vous à vous tenir agrippés ?

Pourquoi maintenir sa vie dans un monde qui ne lui est pas adapté…

Dans l’espoir de l’ascension promise ? Ou mieux, de la réversion ?

N’en avez-vous donc pas assez de ces Dieux qui de leurs mains invisibles vous condamnent à la suspension et à la peur ?

Ne voulez-vous pas sortir de cette histoire folle, trouer le monde et trouver ce qui se cache derrière ?

Là où la face ricanante d’Ironie vous attend patiemment pour vous dire simplement que tout cela, toute votre existence, n’est qu’une sombre farce qu’elle a inventée juste pour vous tourmenter… »

Le Ciel, immense, s’étendait au-dessus d’elle.

Sa beauté était sans pareille, son immensité, vertigineuse.

Quelques nuages glissaient doucement, masquant ponctuellement l’éclat du soleil. L’ombre légère qui en résultait donnait alors l’impression que la brise était plus fraîche, avant qu’à nouveau les rayons viennent chauffer sa peau et laissent oublier la chair de poule qui s’y était formée.

Couchée sur l’herbe, elle profitait de la douceur de l’air. Quelle saison était-ce ? se demanda-elle. Était-ce le début de l’été ou le début de l’automne ? Difficile à dire – et puis pas très important...

Éblouie, elle baissa les yeux vers la plaine. Des enfants jouaient avec un ballon en une danse répétitive. Ils avaient l’air de bien s’amuser.

— Tu te reposes, ma belle ? lui glissa sa compagne en s’étendant prêt d’elle. Sa peau sombre laissait imaginer qu’elle avait passé l’essentiel de son existence au soleil, elle contrastait avec ses yeux gris clair qui la scrutait, attendant une réponse de sa part. Être en sa présence semblait toujours lui inspirer une joie amusée, comme si elle attendait impatiemment chaque nouveau mot, chaque nouveau geste de sa part, en anticipant une surprise sans cesse renouvelée.

Le genre de femme qui lui donnait le sentiment d’être follement intéressante. Le centre du monde.

Aussi, elle avait un sourire si craquant qu’elle l’aurait bien mordu par pure envie, par pure passion. Mais elle l’embrassa à la place. C’était bien mieux, bien plus tendre.

Ce faisant, elle trouva néanmoins ce contact insuffisant, les lèvres de son amante étaient douces, caressantes. Mais elles manquaient de cette rugosité qui donnent un vrai relief aux choses.

Ce sentiment l’avait saisit il y une bonne semaine : elle avait développé une certaine lassitude la concernant. Tout dans cet femme était beau, c’est vrai, mais lisse ; agréable, pour passer le temps, mais sans aspérités auquel s’accrocher, au prix de lui faire mal et de se faire mal, pas de conflit, aucune tension. Un paradis d’ennui.

Son sourire ravageur ne la retiendrait probablement plus très longtemps. Ou alors quelques soirs uniquement…

Elle se redressa lentement.

« Tu pars, ma chérie ? lui demanda-elle, en lui tenant la main.

Elle ne lui répondit pas. Elle savait que sa femme ne lui opposerait de toute façon aucune résistance. À quoi bon user sa salive, elle accepterait de toute façon tout ce qu’elle ferait sans discuter.

Le vent se levait et elle remit son pull. Au passage, elle saisit un petit papier qui était dans sa poche.

« Ok, je t’attendrai ici, si tu veux, continua sa compagne, consensuelle et souriante.

— Oui, attends donc ici, je t’appellerai plus tard. Répondit-elle sans trop se soucier qu’elle puisse réellement poirauter quelques heures à l’attendre, couché dans l’herbe.

Sur le petit papier il y avait écrit, en lettres rouges : repas.

Elle se crispa. C’était son cruel rappel à l’ordre journalier. Sa corvée la plus pénible.

Il y avait bien trop de choses à faire ici, et la perspective d’aller manger dans cet endroit la rebutait de plus en plus. Elle se mettait même à rêver de pouvoir mourir de faim ici, sans plus avoir à y retourner.

Pourtant, depuis le temps, elle y était habituée. Il suffisait de se forcer, comme toujours, mais depuis quelques temps cela devenait de plus en plus difficile.

Le fait de n’aboutir à rien ici, de ne rien parvenir à changer ; ce sentiment de tourner en rond avait fini par consumer son habitude et son envie d’autre chose ne résistait plus au fait qu’elle n’avait vu aucune avancée depuis plusieurs mois. Cette envie de changement se muait alors, doucement, en un désespoir de fond, qui la dissuadait de faire certains efforts, comme manger, par exemple, ou essayer de profiter de ce « couple » alors qu’elle n’y trouvait plus son compte.

Elle parcouru le chemin fleurit qui devait la ramener vers le parking. Les plantes embaumaient l’air de mille parfums, leurs teintes étaient éclatantes. À tel point qu’elle en fut incommodée, il y avait là trop de senteurs, elles étaient trop nombreuses, trop puissantes – trop tout ! Cet excès de nature était déplaisant, à cause d’une surenchère qui n’était pas nécessaire et rappelait un peu trop douloureusement qu’on était face à un arrangement plutôt que devant quelque chose qui se serait formé naturellement. Là où avant elle aurait trouvé cela joli et profité de cette odeur envoûtante, elle regrettait à présent cet excès qui ne faisait que souligner la fausseté de l’ensemble.

De la même façon, sur sa route, tous les gens qu’elle croisait étaient souriants. Jolies fleurs à leur façon. Ils allaient au parc, après tout, il y avait de quoi sourire !

Elle était souvent la seule qui ne souriait pas benoîtement à longueur de journée. Mais heureusement, personne ne le lui reprochait jamais – ici du moins, car de l’autre côté c’était une autre question. Avant…

Ce côté creux chez chacun, dans les objets aussi, même l’air, l’odeur portée, devenaient de plus en plus insuffisant, insatisfaisant. Depuis que le contrepoint de l’autre lieu avait été vidé de tout vie, cette ville avait lentement perdu sa saveur de paradis par compensation. Vivre au paradis était rasoir quand la menace de l’enfer n’était plus là pour rappeler son aspect salvateur. L’enfer était vide à présent, et plat également.

Tout était creux et sans vie, désormais.

Elle ne pourrait pas s’en accommoder jusqu’à la fin de ses jours. Depuis peu – depuis les évènements sans doute – elle se permettait même d’éprouver un peu plus l'environnement.

Elle avait envie parfois d’attaquer les objets et les gens. Pour les provoquer, chercher le conflit, les ramener – non, les amener – à la vie.

Récemment, elle avait ressenti une intense jubilation en injuriant une femme qui passait avec une poussette dans la rue (son regard béat devant son enfant avait provoqué en elle un énervement instantané). Cette pauvre femme, après un temps d’arrêt, incrédule, s’était ensuite confondue en excuses. Mais elle n’avait pourtant rien fait, elle aurait pu – elle aurait eu le droit de – se fâcher !

Où était donc la claque, électrisante, qui devait lui rappeler la violence de sa sœur ? Où était donc l’insulte-retour, culpabilisante, la prenant au corps ?

Elle était partie furieuse et avait frappé un arbre qui avait accepté mollement son coup, sans même que son poing ne la fasse souffrir.

Alors elle avait tenté plus fort, avant-hier, en giflant son voisin. Gratuitement. Celui-ci, sans trop broncher, s’était contenté de bougonner et lui disant que ça ne se faisait pas. Mais même cette réaction n’était pas crédible, il n’y avait pas une once de colère au fond de ses yeux. Ce n’était pas cohérent !

Après l’avoir si souvent regretté, elle se désespérait à présent de ne plus pouvoir retrouver l’intransigeance qu’il y avait dans les yeux de son père quand elle était enfant. Ce même regard qui semblait dire « à la moindre incartade, tu ne seras jamais pardonnée », la dissuadant à chaque fois de désobéir et l’énervant en même temps, car il la privait de sa liberté.

Elle était maintenant embourbée dans cette même liberté, au point de presque s’y noyer. Elle rêvait de retrouver son père dans le visage placide de ce voisin fait de paille. Bordel ! songea-t-elle, en bousculant un petit groupe d’adolescents qui prenaient trop de place dans l’allée. Elle aurait pu tout autant les frapper, ils n’auraient pas non plus réagi.

Un soir, alors qu’elle recherchait un peu de vie dans la brutalité, elle avait même commencé à pincer son amante. La colère, mêlée d’excitation qu’elle avait ressenti en la voyant ne pas réagir (l’imbécile avait même l’air contente), avait transformé sa pincette en morsures, en griffures, en coups répétés. Mais la belle, mignone à crever, n’avait qu’à peine bronché. La nymphe semblait même satisfaite !

Elle l’avait alors tabassé. Pour ne plus voir ce stupide sourire sur son visage.

Mais elle s’était laissée maltraiter, démolir même. Confondant cette fureur avec un jeu sexuel, elle s’y était soumise.

— Non ! avait-elle alors hurlé. Je veux du vrai ! Mais la Vénus n’avait pas sût quoi lui répondre et à la place de réagir, elle l’avait enlacée.

Bien sûr. Qu’espérait-elle ?

Elle n’arriverait à rien comme ça. Elle ne retrouverait pas sa famille, ni ne trouverait de sortie. Tous les frapper ou tout détruire ne mènerait à rien, juste à décharger son désespoir.

Ce qu’il fallait faire, c’était chercher. Chercher cette sortie que son père leur avait toujours refusée. Elle savait qu’elle existait, ici même, dans ce monde. Toutes les réponses étaient ici, mais il fallait encore chercher.

Sur le parking, elle déverrouilla son cabriolet jaune vif, qui tranchait par sa couleur avec les autres voitures « format classique » comme à peu près tout dans cette ville. Elle était la seule à parcourir les avenues dans un véhicule de ce genre. Elle était l’exception. Mais même cela ne l’excitait plus pour le moment. À quoi bon être l’exception dans un désert ?

Après mûre réflexion, elle avait décidé de remettre ses recherches à plus tard. Il lui fallait trouver des idées, chercher l’inspiration. Car connaissant son père, elle se doutait depuis longtemps qu’il avait planqué la solution dans un espace incongru, auquel personne ne penserait ou dans une épreuve bien trop décourageante, ou les deux. Mais elle savait que son raisonnement avait été nécessairement des plus retors.

Sa sœur et elle avaient échangé encore longtemps après la mort de celui-ci pour essayer de se rappeler des indices qu’il aurait par mégarde confié, un soir de beuverie ou bien à des moments où, narquois, il les avait provoquées en confiant des demi vérités.

Seulement, ces discussions tournaient invariablement en disputes (puisque cela concernait leur papa) et elles finissaient par chercher chacune de leur côté – quand elles cherchaient, car après son décès, elles s’étaient souvent vautrées dans la vie douce au lieu de poursuivre leur quête – pour de toute façon ne rien trouver de probant, nul part.

Depuis, sa sœur n’était plus là et la vie douce n’était plus qu’un simulacre. Seule la recherche comptait à présent et pour cela il fallait matière.

Alors, qu’allait-elle faire cet après-midi ? La bibliothèque ? Le cinéma ? Tout ces mondes à l’intérieur d’autres monde. Ces tiroirs dans d’autres tiroirs – comment disait son père ? Des mises en abîmes – comme un miroir reflétant un autre miroir qui renvoie à la même image, chaque fois décalée, jusqu’à l’infini. Alors que ce ne sont que des surfaces plates et que l’infini n’est qu’une impression… Son père adorait ça – ce principe. Si bien que depuis peu elle écumait les livres et les films qui présentaient ce principe de mise en abîme.

Une histoire dans l’histoire, c’était ce qu’elle vivait déjà chaque jour, après tout.

Alors pourquoi ne pas approfondir cet aspect, l’étudier ; la réponse se situait peut-être là ?

Cherchant ses clés, elle retrouva le petit papier, les lettres rouges semblaient avoir grandi, un point d‘exclamation les accompagnait à présent : Repas !

L’ordre s’acharnait, l’air de rien, insidieusement. Elle savait que le petit papier n’était pas revenu dans sa main sans raison. Oui. Manger…

Elle démarra son moteur. Celui-ci grogna comme un félin enragé.

Une idée soudain la traversa.

Pourquoi ne pas aller se planter dans le décor, au fond ? Que se passerait-il ? Était-ce ça la porte de sortie ?

Mais elle avait beau commencer à perdre patience, elle n’avait pas le courage de s’infliger pareille douleur – voire même mort, qui sait ? – préférant garder cette extrémité pour le jour où elle perdrait complètement espoir.

Sur les routes parfaites, tout le monde roulait doucement, poliment. Aucune limite de vitesse n’était jamais dépassée. Sauf par elle, qui roulait habituellement au-dessus des vitesses recommandées. Qui allait l’embêter ? Même les flics étaient de souriants pantins. Rien à voir avec les films policiers au cinéma, où certains tiraient parfois à vue sur des innocents juste parce qu’ils supposaient qu’ils portaient une arme. Et allez trouver une arme ici. Les pires, les plus dangereuses, c’étaient de bêtes couteaux de cuisine. Qui allait provoquer un attentat avec ça ?

Le centre alimentaire avait un parking joliment garni d’arbres, il n’y avait pas beaucoup de voitures. Elle tenta de se garer comme dans les films, en dérapage. Sans succès. Plutôt l’inverse même, car l’arrière de sa voiture percuta le tronc d’un des végétaux.

Quelle importance, se dit-elle.

Elle changerait cela demain, le garagiste du coin était plutôt mignon.

Dernière bouffée d’air avant de pénétrer le bâtiment. Après, ce serait l’air, trop réel, puant l’intérieur, de la salle où elle déjeunerait.

La femme de l’accueil – Anna, un peu froide, mais souriante – la salua avant de lui ouvrir la porte du couloir numéro trois. Elle s’avança dans l’allée blanche, bien éclairée, que personne d’autre n’utilisait et elle prit la porte du fond. Toujours la même…

Elle s’installa, selon son habitude, dans le siège qui garnissait le centre de la salle. Le décorum était inexistant, ni meuble, ni décoration, rien. Juste le siège, en dessous d’une ampoule terne.

Après un soupir, elle appuya sur l’interrupteur qui se trouvait sur l’accoudoir.

La lumière s’éteignit.

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