Désirs toisés - 1

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Et la Vox racontait :

« Savez-vous qu’avant que la Reine commande au Peuple, il y avait une toute autre organisation ? On l’appelait patriarcat – je crois – c’est-à-dire que les hommes décidaient, de tout !

Les récits mythiques traduisent bien le genre de ravages que le masculin provoquait quand il était en place de diriger : regardez le Ciel, le Vide – qui attend dans l’ombre – le Venteux ! regardez Art, le ravageur de notre mère, celui que personne n’a tempéré, que nul n’a empêché de bouffer le monde !

Le seul qui tire un peu son épingle du jeu c’est le Temps. Il est le modèle même du brave type qui s’adapte, se met en parfaite adéquation avec notre monde, il s’y meut en harmonie avec les autres dieux et tous les agrippés de la Terre.

C’est en voyant les ravages du masculin que notre déesse mère, en plus de se retourner, a prit la décision de donner aux humains un bien meilleur guide – pardon ! Une meilleure guide !

Surprenant tout le monde, elle sortit de son ventre rocheux un être humain de nature divine.

La créature à qui elle donna naissance fut déclarée nouvelle dirigeante des agrippés !

Le patriar-chose ne devait avoir aucune assise sur elle. Les hommes étaient désormais passés au second plan. Au mieux, ils avaient droit à une place de conseillé à l’autorité molle.

Ce personnage à demi-divin fut nommé reine en raisons d'obscures références antiques. Elle devait décider de tout en la Cité, moyennant que trois humains viennent la tempérer. À l'instar de Terre, la souveraine Terra Cael avait son Temps, son Attraction et sa Messagère, les trois sages. Les trois Réaliens.

L’enfant divine devait enfanter à son tour de nouvelles reines sans l’entremise d‘aucun homme ; de la même façon que Terre et Attraction géraient et généraient les nouveaux éléments du monde, loin du Ciel et de Vide.

Ah, les filles ! c’est pour cela que vos enfants seront de votre lignée, c’est pour cette raison que si vous n'y parvenez pas, on vous trouvera mari à défaut que vous en trouviez vous-même ; vous êtes les ventres sacrés du Peuple, vous êtes responsables d’offrir à la Cité les enfants de demain.

Les hommes sont comme l’Art, volontiers guerriers, volontiers avides et violents ; seules les femmes peuvent donner à leurs cœurs ce qu’ils ne trouvent pas d'eux-mêmes : l’Inspiration qui nous a quittée… »

Le palais. Quel lieu magnifique, songea Felna en s’avançant sur la grande plateforme bordée d’arbres centenaires descendants vers le Ciel. Surtout en ce jour ensoleillé, où les rayons de l’astre temporel venaient délicatement caresser les feuilles vibrantes de rosée dans les jardins suspendus. Au-delà de la grande plateforme le palais s’étendait au plafond, immense, d’une clarté époustouflante. Il était entouré – mais pas seulement : partiellement conquit, car offert – par la végétation foisonnante qui lui descendait dessus. La Terre, via la nature, reprenait ici tous ses droits, du moins en partie, car les structures apparaissaient tout de même, symbole de la place laissée à l’humanité à la souface. Au plafond du monde, on voyait au loin se découper un horizon de bâtisses suspendues, le reste de la Cité. Qui semblait bien plus pâle, alors qu’il était pourtant composé du même blanc que le palais.

Toute cette humanité, songea-t-elle, accrochée ainsi au-dessus du Ciel. Toutes ces vies, livrées au seul pouvoir de la Reine. Sans modération, sans rien pour retenir cet être capable de maudire toute une assemblée !

Non, ce n’était pas dans l’ordre des choses. Et les Dieux ne pouvaient pas le cautionner. Il fallait intervenir, d’une façon ou d’une autre.

Quand bien même Felna aurait été convoquée pour toute autre chose – mais, sait-on, peut-être pas ? – elle demanderait à sa majesté de pouvoir se prêter comme candidate pour devenir Réalienne. Il était nécessaire qu’il y ait ce complément au pouvoir, pour que sa direction soit équilibré.

Felna le savait – elle le sentait même ! – cette démarche était la bonne ! Qu’elle était taillée pour cela, malgré son âge.

Sur la route, passant devant les regards gourmands en ragots des Aers fraîchement levées, Felna rôdait déjà ses arguments.

Au temps de la Reine Pacoa Terra Cael n’y avait-il pas eu de très jeunes Réaliens ?

Il était vrai que cette Reine brillait par son très jeune âge. À peine seize alignements – à l'âge où d'autres se balançaient entre transpassés et trépassés –, fraîche et peu éduquée mais déjà vouée à régner.

À peine le voile céleste posé, symbole de sa nouvelle autorité, elle avait choisi de jeunes Aers fraîchement marqués du sceau pour en faire ses trois Réaliens. Éjectant de fait les trois ministres de sa mère, décédée bien trop jeune. Pacoa avait alors proposé un système royal jeuniste. Mais qui, étonnement, pu faire preuve d‘une intense conviction et d'une grande compétence !

Ces quatre-là, en leurs temps, avaient apporté de grands bienfaits à la Cité.

Si l’expérience des années était peut-être un symbole de sagesse ; croire que c’était là l'unique gage d’efficacité, pour un dirigeant, était une grave erreur.

Felna désirait le prouver. Elle exposerait ses opinions sur la crise actuelle. Sans froisser la Reine, bien sûr. Mais elle lui montrerait qu’elle pouvait apporter un regard et un avis bien sentis sur les évènements ! Après tout, les autres Aers étaient si souvent oisifs et consacrés à leurs plaisirs qu’une personne, comme elle, intéressée et capable de réfléchir, ne pouvait qu’attirer l’attention de sa majesté.

Devenir Réalienne… Sa porte de sortie pour enfin améliorer sa vie ! Une fois Réalienne, elle échapperait à son mari ; elle échapperait aussi au devoir de mettre quelque enfant au monde.

En incarnat, elle implora Attraction de ne pas avoir laissé la semence d'Idas la mettre enceinte, cela signerait la fin de sa candidature avant même de l’avoir déposée…

Mais pour un temps, heureusement…

Car elle ne pensait pas qu’il serait plus difficile de faire valoir sa qualité de sous-dirigeante une fois son enfant né. Avoir un jeune enfant à élever n’était pas un obstacle – il y avait bien des nourrices valables, l’enfant serait bien éduqué par quelqu’un ! – et même si on allait lui renvoyer qu’« Une mère a toujours l’esprit bien trop préoccupé par sa progéniture pour travailler », elle n’en avait cure. Pourvu que la Reine veuille d’elle comme Réalienne, dès lors un enfant importerait peu !

Quel fardeau que ce ventre ! Jugea-t-elle en mettant machinalement sa main sur son nombril. Elle sera les doigts. Quelle plaie !

Il lui fallait décidément prendre cette fonction !

Comment allait-elle présenter cela à la Reine ? Il fallait être humble, déjà ! S’incliner devant elle. Ne pas reproduire l’erreur de sa mère durant l'Assemblée et s’élever, impertinente, debout face à elle ; tout cela pour proposer, l’air de mieux savoir, de suivre son idée. Non ! Il fallait baisser la tête – même aveugle, la Reine sentirait son respect – se soumettre et s’offrir comme outil de gouvernance. Mais attention, il fallait peut-être moins se soumettre que se présenter, solide ; car un Réalien ne devait pas être soumis. Au fond, il devait parfois se constituer comme un contrepouvoir capable de débattre vigoureusement, sans pour autant oublier qu’il était inféodé au-dit pouvoir.

Il fallait être une Vox équilibriste, il fallait tenir en balance sans basculer dans l’offense ou la complaisance. Sans se laisser impressionner par la tâche, qui était difficile, voire impossible, à conclure sans accrocs.

Felna se sentait toute excitée. Elle voulait se frotter à ces tensions. Tenter de les résoudre.

Elle se sentait aussi préoccupée par le soutien et l’aide à cette monarque aveugle et endeuillée. Elle restait touchée par ce moment suspendu où elle l’avait vu caresser la plaque qui contenait les cendres de son amant… enfin – et elle se tança mentalement – son Réalien ! Elle devait prendre garde à ne pas commettre d’impair, non-plus !

Ruminant sa nervosité tandis qu’elle avançait, elle croisa un petit groupe de ces satanés singes. Ils n’étaient pas plus de trois, placidement déposés sur la grande susplace du palais à s’épouiller tels les sacs à puces qu’ils étaient tous. L’heure matinale les dispensait d’avoir à se coltiner les soldats et ils restaient donc, narquois, en ayant probablement passé la nuit au même endroit, narguant les premiers Aers qui étaient de sortie. Elle passa devant leur groupe, n’ayant qu’une envie, vulgaire, de leur cracher dessus, mais la relative proportion de gens déjà présents la dispensa de passer à l’acte. Qu’allaient dire ces nobles dames en voyant une fière jeune femme condescendre à exprimer son fiel en souillant cette sombre vulgate simiesque de sa salive ? Sûrement pas des compliments. Sinon quelques assentiments sur l’intention, mais nullement sur le geste.

Les animaux la regardèrent passer avec nonchalance. Rien ne semblait vraiment les inquiéter. Ils semblaient posséder les lieux, comme de minuscules souverains poilus, tolérants des humains qu’ils puissent arpenter leur territoire.

Felna avait autant d’intérêt à leurs yeux qu’un nuage passant dans le Ciel. Elle les détestait tant. Heureusement, elle les dépassait déjà, elle n’aurait bientôt plus à les voir.

— N’y va pas.

Non ! Ça n’allait pas recommencer ? Pas ces voix, encore !

Non ! Elle n’allait pas condescendre à leur prêter attention. Prêter son incarnat à cette folie !

Maudite Ironie, maudite sois-tu, avec tes manœuvres délinquantes, songea Felna, refusant derechef de prêter le moindre crédit à ces admonestations. Qu’importe d’où venaient ces voix – de sa propre tête, des bouches puantes de ces primates, du ventre d’Ironie ou du Vent lui-même – elle avait décidé de ne rien en savoir.

— N’y va pas, Felna.

Les voix connaissaient son nom, maintenant ? Mais non, elle ne répondrait pas, sinon pas tout haut. Quelle humiliation ! Laissez-moi tranquille ! Monstres, clama-t-elle, en pensées enflammées, Je continuerai coûte que coûte !

— Comme les autres, tu n’écoutes rien !

Posez-vous la question, sales bêtes ! Partez ! non ! Mourrez !

Elle marcha plus vite, la fureur se concentrant dans ses pieds foulant la corne ; son corps criait ce que seule sa pensée pouvait rétorquer.

Une fois suffisement éloignée, plus aucune voix ne vint la tourmenter.

Le phénomène était lié aux singes, il n’y avait plus aucun doute là-dessus. Et ça ne se manifestait que quand elle était seule face à eux. Donc elle se promit à elle-même de ne plus sortir sans avoir au moins Mina à son bras. Aussi énervante qu’elle pouvait être pour l’instant, cela valait mieux de la subir, elle, que d’avoir à subir ces horribles voix.

Felna frissonna. En s’approchait de l’allée principale, qu’un pont enluminé venait raccorder à la grande susplace, elle essaya de se ressaisir. Elle devait donner sa plus belle image à la Reine.

Les gardes la laissèrent bien entendu passer. Ils semblaient goguenards. Une impression sans doute. Les ricanements des singes lui donnaient le sentiment que tout être inclinait à la tourmenter. Felna passa au dessus de ses considérations inutiles et leur sourit, comme si elle était déjà leur Réalienne, magnanime.

Dans le ventre du palais, les Inter commençaient déjà leur ballet d’activités : nettoyage, livraison, préparation de nourriture, apprêt de tissus, etc… Chacun sa tâche. Le palais était comme une ruche et Felna allait bientôt en rencontrer la Reine.

Elle admira quelques instants les couloirs titanesques qu’elle arpentait. Le sol qu’elle parcourait n’avait que peu d’allure comparé au plafond qui était le sol de jadis. Se promettre un jour Réalienne lui donnait le sentiment qu’un jour elle marcherait sur ce plafond. Elle savait cela impossible… À moins qu’un jour… la réversion…

Ce serait alors une merveille de pouvoir régner ainsi avec la Reine, ou sa fille, sur un monde enfin redressé. Sans danger.

Tête en l’air, elle bouscula une Inter qui trébucha lourdement.

— Regardez où vous allez, ma chère ! lui asséna-t-elle furieuse, avant de repartir vers la salle du trône. Elle inspecta rapidement sa robe, mais aucun nœud n’avait semble-t-il sauté. Heureusement ! Sinon elle aurait maudit cette Inter inconsciente.

Felna reprit sa route, outrée. Elle pesta ensuite sur les méandres des couloirs, puisqu'elle avait une fâcheuse tendance à s‘y perdre. Traînant sa robe encombrante, elle trouvait que ces allées étaient bien mal agencées et surtout placées de façon tout à fait contre-intuitive.

Arrivée finalement dans le couloir qui menait à la salle du trône, elle constata qu’il y avait quelqu’un d’autre qui attendait devant les gigantesques portes closes donnant sur l’immense hall.

Comment ? Allait-elle devoir faire la file et attendre son tour ? Felna, déjà pressée, trépignait intérieurement à cette idée. Elle s’était rêvée seule convoquée par la Reine, ce qui aurait été un insigne honneur. Elle déchantait un peu.

Surtout qu’en avançant elle reconnut la silhouette de la personne qui patientait.

Mia Van Aers, sa splendide, unique et insupportable mère.

Non, pas elle ! Que voulait-elle encore ? Insister encore pour qu’Idas soit élu ? songea-Felna, bouillonnante.

Une image la traversa soudain. Elle s’imagina durant un instant Réalienne en même temps que son mari. Un cauchemar !

Était-ce possible ? Est-ce qu’historiquement ce genre de folie avait déjà eu lieu ? Sinon dans des temps immémoriaux ?

— Ah, Felna ! dit sa mère en la voyant s’approcher. Elle avait pris cette posture fière qu’elle aimait servir à la cour, mais qui laissait souvent place, en fin de journée, à un affaissement vulgaire, que seul sa fille connaissait.

— Mère … que me vaut ce plaisir ? lui servi-t-elle complaisamment.

— Je ne sais pas, ma chère ! Je ne sais qu’une chose, c’est qu’on m’a convoquée au saut du lit ! J’ose espérer que cela concerne (et elle fit un clin d’œil complice à sa fille) notre affaire !

Indigeste. Elle était tout bonnement indigeste. Ces manières, cette façon de l’intégrer à ses petites manœuvres. Ah ! Elle sera bien surprise en entendant Felna se proposer en place de Réalienne, tiens ! Elle serait peut-être même enfin désarçonnée ! Voire perdre contenance !

Vivement, songea Felna, impatiente.

— Nous verrons, mère, il nous faut attendre et calmer nos ardeurs face à sa majesté. Puis une légère fourberie s’invita dans ses mots.

« Tiens, je ne vois guère Idas. Auriez-vous de ses nouvelles ? »

Double attaque, pensa triomphalement Felna. Non seulement elle lui rappelait que pour réaliser son plan, son cher mari était requis et qu’au passage il n’était pas là. Mais elle insinuait aussi que sa mère avait plus de liens avec son mari qu’elle. Non sans fierté, elle lui sourit complaisamment.

— C’est votre mari, ma fille, pas le mien ! Surveillez-le mieux, sourit-elle en retour, sans aucun humour. Puis, nonchalante : Il arrivera bien à un moment où l’autre, j’imagine...

Elle ne se laissait jamais démonter, c’était à la fois tragique et impressionnant, pensa Felna, alors que les grandes portes commençaient lentement à pivoter.

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