Révélations hallucinées - 1

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Et la Vox racontait :

« On me reproche parfois d'avoir le chic pour m’attarder sur des questions dont tout le monde se contrefiche – même vous les enfants, alors que votre âge devrait normalement vous pousser à la curiosité – mais bon, en voici une nouvelle : les noms !

Vous avez tous deux noms et, après le transpassage, vous hériterez même d’un troisième. Pour rappel, pour les incultes, le premier est votre nom personnel, celui qui vous identifie dans votre lignée. Il ne peut pas se répéter – toi le petit, Agolt, c’est bien ça ? Et bien jamais aucun de tes enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants ne s’appelleront Agolt, jamais ! – c’est une obligation instaurée par les orgènes ! mais pas par les Dieux, cela dit…

Ensuite : votre nom de lignée, celui que vos braves mères vous transmet par l’accouchement – ou nom-de-ventre, que certains utilisent parfois – il signe votre appartenance à une famille et tout son cortège d’ancêtres. Ainsi vous pouvez aisément repérer vos cousins, même éloignés.

Vous savez, par ailleurs, que si vous désirez ardemment épouser votre cousine, ou votre cousin, les orgènes risquent de vous tomber dessus ! Et là, gare ! Ça peut aller jusqu’aux colonnes !

Enfin : le nom de caste, accompagné du joli sceau castal, qui sera tamponné sur vos front – Bam ! impossible d’y échapper ; et en plus c’est douloureux ! – ça vous fait trois noms !

Ces noms sont exigés courts par les orgènes, et non évocateurs, car vous imaginez bien que s’appeler : Prévalent Cielimmergé Terrien – et le gars a vraiment existé ! mais il y a très longtemps – c’était du gros boulot de prononciation ! C’est pour cela qu’à chaque nouvelle naissance, il y a un orgène qui vient avec un gros registre et discute longuement avec les parents pour décider du nom que portera l’enfant. Un nom qui sera alors unique dans leur lignée. Aussi il sera nécessaire qu’il soit d’une sonorité harmonieuse ! Car on raconte qu’un nom dysharmonieux ne peut que mener à une vie dysharmonieuse. Un nom qui sonne mal est vite oublié, un nom qui ne chante pas assez est vite écorché ! Tout cela déplait à la Messagère, qui attend de nous que toute communication soit claire et sans ambiguïté ! »

Cette abominable piquette lui restait sur l’estomac. Qu’avait subît le raisin durant la saison des flammes pour produire une vinasse aussi infecte ?

— C’est la sécheresse qui a pourri la vigne ? demanda Raul avec cette voix hésitante que l’alcool avait pour habitude de placer dans sa gorge.

— On a mal au ventre, mon bon Raul ? répondit Olias en disposant son bol sous la barrique pour y verser une nouvelle rasade.

La salle de banquet populaire avait finit de nourrir la plupart des citoyens, qui reclamaient à présent d'arroser le tout de vin qu'ils disaient «digestif».

— Grouillez-vous, insista une voix derrière eux. Et n'videz pas tout, ou on vous retrouvera au Ciel avant demain !

Suivie d'un éclat de rire gras. D'autres l'accompagnèrent, tout en méaugrant.

— Y en aura bientôt plus ! avertit un homme rougeaux en leur faisant des signes qui ne semblaient rien vouloir dire.

— Allez, un dernier ! clama Raul, qui estimait n’avoir pas eu sa dose.

— Oublierais-tu les règles de proportionnalité et de partage, l’ami ? lui glissa Olias pendant qu’il essayait de tirer un peu plus de vin d‘une barrique éprouvée.

— Oh, et puis, pour cette fade vinasse, finalement… Non merci ! Gardes donc ta flotte, j’en veux plus ! Proportionnalité et partage… Tu parles !

— Calme toi, Raul ! l’interrompit Galyane, en riant. Tu ferais mieux de t’arrêter ! On dirait que tu voudrais vider toutes les réserves de la Cité !

— Mais puisque je vous dis que je la trouve dégueulasse !

Les citoyens n'en pouvaient de faire la file. L’homme rougeaux de derrière éclata :

— Mais dans ce cas n’en prend plus ! Tu viens de remplir ton bol !

— Laissez les autres se servir, les abuseurs ! Continua une femme qui attendait derrière. Allez-vous installer devant les danseuses – ou les danseurs, selon vos goûts ! – et laissez-nous le vin ! plaisanta-t-elle, partant d'un rire qui masquait à peine son énervement.

— Étranglez-vous avec ! Bande de mouches ! hésita Raul, dont la langue devenait molle. Moi ! Je vais aller m’installer et apprécier les danses, effectivement !

Puis, à l’adresse d’Olias et Galyane : « Venez donc ! Les vineux ! Laissons les se battre pour sucer les dernière gouttes de cette saleté ! »

Galyane le prit par le bras car il commençait à perdre l’équilibre.

— Tu tombes, mon vieux, dit-il en le redressant. Allons-nous assoir !

— J’peux marcher tout seul ! Lança Raul trop fort, avant de trébucher à nouveau, mais cette fois en marchant sur le pied d’une femme qu’il croisait.

« Pardon, ma chère ! C’était pas mon pied, mais … Euh…

Mais il ne trouva aucune répartie valable. Sa pensée était comme ralentie. La femme, qui avait manifestement eu mal, le regardait, furieuse.

Dommage… se dit alors Raul en la regardant, car elle n’était pas mal. Mais Galyane le tira à nouveau par le bras :

— Viens donc ! Bourreau des cœurs ! Tu n’étais pas marié, toi ?

— Tu sais rien ! Et tu sauras jamais rien de ma vie ! Galyane aux pieds qui marchent droit ! balbutia Raul. J’te soupçonne même de ne pas boire, le vin n’aurait-il aucune prise sur toi ?

— Il boit lentement, c’est son secret ! Intervint Olias, qui, en revanche, semblait dans le même état que Raul. Je suis d’accord avec toi, l’ami ! J’aurais bien repeuplé tout le quartier Est avec cette femme ! Avoue que tu as écrasé son pied exprès !

— Mais oui ! éclata Raul, hilare. Attends ! J’vais lui parler !

— Non ! frères, intervint Galyane. Laissez donc le peuple en paix et venez vous assoir !

Les deux autres obéirent, mais plus par une soumission coupable liée à l’ivresse qu’à la suite d’une réelle décision. En plus, le monde semblait tanguer comme s’ils étaient coincés sur le pont d’une voile en pleine tempête. S’assoir était préférable.

Raul tomba lourdement dans ce qui ressemblait plus un assemblage des coussins et de tissus qu’à un réel matelas. Il se fit d’ailleurs mal dans le bas du dos en y atterrissant. Une douleur toute relative car si sa peau et ses muscles avaient bien éprouvé quelque chose, sa pensée semblait trop embrumée pour en ressentir les effets. Il prononça un aïe presque machinal, sans même être certain d’avoir eu mal. Puis il éclata de rire, comme si les autres avaient suivi ce petit évènement qui n’avait eu d’impact que dans son univers restreint par l’alcool.

Il s’exclama, pour s’assurer qu’ils en soient mis au courant :

— Quelle merveille que le vin ! Renvoyez les soigneurs, arrêtez les soigneuses, les amis, le vin calme tous les maux !

— Oui, Raul ! Et demain matin tu pleureras pour leur retour ! Santé ! Ricanèrent les deux autres, presque synchrones.

— Oh, laissez-moi ! bougonna-t-il d’une voix traînante. Moi, je bois aux vins – aux bons vins ! – je bois aux danses – aux bonnes danses ! – et je bois aux femmes – surtout les belles, non ! pardon ! à toutes ! – mais je ne boirai pas en l’honneur de vos mauvaises langues !

Puis il s’affala profondément dans les coussins.

Il regarda la large salle, floutée par ses pupilles. Repaire de ceux qui ne rentraient pas chez eux, les banquets communs tournaient invariablement en beuveries ces derniers temps. Sans doute était-ce la noirceur du monde qui faisait ça ? Se demanda-t-il en tenant toujours son bol bien haut. Ses camarades se lancèrent dans les longues diatribes dont ils avaient le secret. Raul préféra ne pas les écouter.

Il se sentait un peu déçu. Il se demandait confusément ce qu’il lui prenait. Ce n’était pas les farces ou encore les discours aigris de ses camarades ou encore l’acidité du vin ou quoi que ce soit. C’était comme un fond de déception que l’alcool masquait bien avec ses vapeurs euphorisantes, mais pas suffisamment…

Le moindre moment un peu vide, un peu fade, rallumait son sentiment global de déception.

Pendant que ses amis parlaient entre eux de choses banales, rendues ridicules par la déformation que le vin imprimait à leur propos, Raul vit tous ses problèmes lui revenir en tête, comme une nuée de moustiques voraces.

Son enquête piétinait affreusement, il n’avait plus d’idées. Comment en avoir d’ailleurs ? Toutes les pistes sombraient invariablement dans l’étrangeté ou disparaissait à peine esquissées. Impossible déjà de remettre la main sur ce maudit perinsident échappé. Heureusement, le fuyard ne pourrait plus rien tenter avec la grosse troupe de soldats se tenant aux entrées de la Forge et les Artes aux courant de ses agissements.

Par contre, pour parvenir à savoir comment il s’était échappé, comment il avait ouvert une paroi en corne ou encore découvrir ce qu’il savait sur le mystérieux Réalien revenant était peine perdue tant que ce Muy Rhin était dans la nature. La vérité était entre ses mains, il fallait le retrouver. Tous les témoins l’avaient confirmé, ce garçon avait percé le secret du phénomène. Mais que voulait donc dire ce « il n’est pas là où il semble-être » ?

Ce n’était pas les dissidents qui lui en apprendraient plus, vu qu’ils étaient morts, condamnés par ces stupides Colonnes ! Et de toute façon les interrogatoires n’avaient rien apporté à l’enquête sinon un salmigondis de superstitions ridicules.

Quant au Réalien revenu d’entre les morts, celui que le chef des dissidents pensait être l’incarnation du Vent, plus aucune trace de lui. Et l’homme-inversé, pas mieux…

De toute façon, Raul en avait l'intime conviction, ils étaient en réalité le même personnage. Mais ça ne changeait rien au fait que l'enquête pataugeait.

« Au cas où... » Ostiel Sin l’avait envoyé auprès d’Aers proches de Fard Egan. Ce qui confinait à la folie, selon Raul, car on l’envoyait enquêter sur un suspect qui était, au su et au vu de l’ensemble de la Cité, mort et encielé. Mais le lieutenant-chef avait ajouté ce maudit « au cas où ». Et là, Raul avait compris que cette enquête lui avait été confiée parce qu’elle était ridicule – en plus d’être dangereuse, puisqu’elle touchait à l’intervention des Dieux.

Donc, clairement, on se moquait de lui, en même temps qu’on le mettait en danger.

Il avait claqué la porte au nez d’Ostiel. Piètre soulagement. Ensuite, il était allé interroger ces Aers malgré tout, au nom d'« au cas où » et selon son vague espoir d’apprendre quelque chose d’utile…

Il rencontra en fin de compte les mêmes divagations chez ses soeurs et frères Aers. Leurs habituels effets, leurs éclats médiocres, leurs gargarismes hautains cachaient en réalité les mêmes stupidités que proféraient ceux qu’ils appelaient le « bas-peuple »…

Raul avait écouté distraitement ces propos sans intérêt, tout en se rappelant les raisons pour lesquelles il avait quitté ce monde-là.

Une fois dépassée, la retenue due au caractère inopportun de médire sur un encielé, laissa place à leurs divagations. Les Aers s’étaient alors lâchés.

Mais il n’y avait là que des choses bien connues : le Réalien était proche de la reine – ils soulignaient le mot proche dans un demi rictus pour bien rendre le poids de leurs insinuations – comme s’ils étaient les seuls à le savoir ; Fard Egan avait barre sur les deux autres Réaliens… Oui, ça aussi Raul le savait… ; Et même sur la Reine ! – Rien de neuf ! – ; il n’était aussi pas très actif sur la question des sans-castes, préférant laisser aux Ter le soin de s’en occuper. Mais là aussi Raul n'apprenait rien, il avait suffisamment entendu son père s’en plaindre – lui qui avait passé sa vie à protéger le Peuple contre ces pauvres gens qui crevaient de faim ; mais encore, le Réalien était proche du monde religieux, notamment de l’Illum Lias Mav, avec qui il partageait certaines idées un peu réformatrices – ce qui était, finalement, la seule chose que Raul avait appris lors de ces ridicules interrogatoires.

Pour bien faire, il aurait dû interroger la Reine, tiens ! ricana-t-il en pensée, tout en se mettant à rêver à cette rencontre improbable. Elle aurait sûrement plein de choses à dire ! La souveraine !

Il se mit à glousser tout haut.

— Et bien ? Qu’est ce qu‘il te fait rire, Raul ? ! l’interpella Olias. Allez, partage !

Mais Raul, rattrapé par la soudaine réalité du banquet commun, n’avait envie que d’une chose, retourner à ses cogitations :

— Foutez-moi la paix, vous deux, grommela-t-il en croisant les bras. Il était sur un os et il souhaitait y rester. Ça faisait mal, c’était désespérant, mais c’était son os ! Il savait qu’il fallait souvent les ronger longtemps pour enfin aboutir à la moelle. De toute façon cette scène de beuverie dans laquelle il était pris commençait à le lasser et le vin qui l’égaillait, il y a quelques instants encore, commençait à générer l’effet inverse.

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