À la conjonction des soupirs — 1 (V2)

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 Bribes. Raclements de tempête sur les plateformes, le mur, le plafond. Formes repoussées, qui roulent, puis basculent. Martèlement de pluie ascendante qui envahit la bouche, le nez, les yeux. Regard d’un templier qui meurt, son effondrement. Sa main, en angle tranché, pendant qu’on le piétine. L’ombre du danse-Vent qui vient de le tuer qui file entre les corps. Heurts, coups, bousculades, silhouettes hurlantes qui filent au Vide. Vent crissant, gémissements. Sang, en pluie écarlate. Art qui la regarde derrière le voile d’eau furieuse. En souriant.

 Autant de bribes qui attendaient d’engloutir Kael.

 Surnageant, à contre-courant, elle luttait, avec l’impression de revivre la révolte sur le pont. En pire. En bien pire. Et sans Bilias, cette fois. Elle ne se sentait pas la force. S’effondrer, c’est tout ce qui lui semblait envisageable.

 Mais quelque chose l’empêchait de le faire. Une voix, en elle. Celle de son cousin. Mort aux faibles ! Tu veux crever, faible ? Non ? Alors, bouge ! Il avait raison. Un Aers digne de ce nom ne se laisse pas aller. Elle attrapa des bras, des mains à portée. Les tira, en hurlant. Le Vent s’engouffra dans sa bouche. Elle hurla plus fort !

— Venez ! Le plus possible ! Profitons-en !

 Elle ne voyait pas ceux qu’elle venait d’empoigner. À vrai dire ça lui était égal, ça pouvait tout autant être des templiers. Ceux qui la suivraient seraient ceux qui voulaient vivre, comme elle. Des éclairés qui avaient compris qu’il fallait dégager de là et s’engouffrer dans ce foutu monde sans-caste. Tant pis pour les autres, tant pis pour les templiers qui crevaient, tant pis pour ces ombres qui voulaient peut-être aussi les tuer. Tant pis pour ce Vidé garçon qui avait osé la braver. Seuls ceux qu’elle emporterait comptaient désormais. Elle commença à courir, bousculant tout ce qui osait se placer sur son chemin. L’extrémité de la plateforme se trouvait là. Elle l’avait repéré depuis son arrivée. Elle avait hanté ses pensées à chaque instant, Kael aurait pu la trouver même dans l’obscurité.

 Dans son sillage, au bout de ses mains, combien suivaient ? Elle refusait de regarder. Pourvu qu’ils soient nombreux. Qu’ils soient légion à avancer, percer le Vent, regagner leur liberté. Courir, courir. Une silhouette passa, lui coupant la route, et trébucha. Juste un jeune, terrifié. Kael l’enjamba, avant d’être percutée par un homme bien plus grand. Fugacement, elle vit un sceau Ter sur son front, puis s’empressa de reprendre sa course. Une forme floue se jeta sur lui au moment où Kael allait le dépasser. Tunique sombre et sale, mouvements vifs, mais indiscernables. La lame — pas en corne, mais en métal, car elle luisait — disparut dans sa poitrine avant même qu’il n’ait le Temps de crier. Kael ferma les yeux, tira ceux qu’elle trainait pour traverser ces horreurs et atteindre la passerelle. Vent rafala sur son flanc. Quelqu’un tomba derrière. Ne pas se retourner, ne pas aider. Continuer. Trancher la débâcle, quitte à faire tomber des gens par-dessus la rambarde. Ça n’avait plus d’importance.

 La suite se passa sans elle. Messagère lui épargna la mémoire des événements. Confusément, elle se rappelait avoir traversé le port. De cela elle se souvenait, mais de rien d’autre. Toujours est-il qu’à un moment elle fut en plein aire sans-caste, au milieu d’une susplace en bambou perdue au milieu de taudis rapiécés.

 Ce n’est qu’après avoir soufflé, le visage roué de pluie, après avoir presque vomi à cause de l’essoufflement et la peur du Vent qu’elle se retourna.

 Une légion ? Kael faillit en pleurer. L’armée qui l’avait suivie n’était que néant. Juste quatre enfants qui crachaient leurs tripes par-dessus bord. Deux qu’elle n’avait jamais vu et deux autres qui, au contraire, ne l’avaient pas quitté depuis l’accident. Gordi et Ister. Un faible et un demeuré.

 Ainsi soit-il, ils étaient ceux que les dieux lui avaient confiés. Comme Aers, elle devait les prendre sous son aile. Et surtout continuer. Elle fit le tour, profitant d’une trêve de Vent. Les poussières et les pluies ascensionnelles masquaient l’état du port. Mais au vu des rafales qu’il venait d’essuyer, il devait s’être effondré entretemps. Kael ne comptait de toute façon pas y retourner. Elle avisa l’aire sans-caste. Celle-ci avait beau s’étendre de tous les côtés, Kael n’en percevait qu’un vague paysage dégingandé, rongée de bourrasques. Bon. Où aller ? Au nord. La belle affaire. Le nord était partout. Kael se mordit les lèvres, elle ne pouvait tout de même pas avancer au hasard. Et Gordi qui commençait à pleurer. Un coup de Vent étouffa sa plainte. Tant mieux, Kael ne voulait pas s’en occuper. C’est Ister qui s’en chargea tandis que Kael avançait vers les extrémités de la plateforme pour y cueillir quelques indications. Bien sûr il n’y avait rien.

 Ister, remorquant Gordi — suivi des deux autres, l’air tout aussi paumés —, commença à parler lorsqu’un rafalant les envoya tous valdinguer à l’autre bout de la susplace. Kael attrapa de justesse le garde-corps — enfin… le truc qui devait servir de garde-corps. Ister et Gordi lui tombèrent presque dessus, mais eurent le réflexe de s’agripper au même endroit. Les deux autres…

 Les deux autres venaient de disparaître.

 Kael venait clairement de les voir traverser l’espace en silence et disparaître comme s’ils n’avaient jamais été là.

Pas le Temps de s’attarder. Pas le Temps de réfléchir.

— Allez, levez-vous ! Il faut vite partir !

 Vite, en effet. Elle avait vu — plutôt entendu — un gros craquement au plafond juste après leur chute. Kael attrapa d’une main les deux autres et s’agrippa de l’autre à ce qu’elle pouvait. La susplace venait de pencher. Vide ! La roche devait s’être brisée au-dessus. Bien sûr, il s’agissait de surports ancrés par des arriérés dans un plafond friable.

— Mais où sont… commença à gémir Gordi.

— Pas le Temps, on bouge ! l’interrompit Kael avant qu’il ne comprenne ce qu’il venait de se passer.

 Ister avait heureusement plus de suite dans les idées, car il prit le relais et aida Gordi à se redresser. C’est là que Vent réattaqua. Ce fut encore plus fort que la fois précédente. Ils se serrèrent contre la rambarde, fouettés par des vagues de pluie gonflées de grains de roche. Tout du long, Kael sentit la pente de la susplace se creuser sous l’agression. Elle ferma les yeux, serra les dents. Mais l’heure n’était pas à la résistance passive ni à l’attente. Il fallait chercher dès maintenant quoi faire lorsque l’accalmie se pointerait. Elle plissa les yeux, fouilla les environs du regard. On y voyait rien ! Mais il lui semblait qu’à quelques pas le garde-corps formait un angle vers — elle l’espérait, de toutes ses forces, jusqu’à promettre de sacrifier l’un de ses doigts à Attraction, s’il fallait — ce qui ressemblait à une passerelle. Oui ! C’était bien ça ! Elle plissa encore les yeux, pour préciser : il y avait là une petite passerelle agitée de soubresauts.

— Dès… qu… on… tenta-t-elle de crier, mais le Vent mangea chacun de ses mots.

 Alors elle leur fit des signes. S’agrippant comme elle le pouvait et trop consciente de l’inlassable descente de la plateforme, elle gesticula à contreVent. Ils devaient à peine la voir, n’allaient rien comprendre. On n’y voyait rien, on n’entendait rien ! Elle crut néanmoins voir Ister réagir d’un signe de tête, suivi d’une indication du doigt. Il pointait la passerelle, il avait compris ! Ce n’était pas le demeuré qu’elle pensait. Un bon élément, l’exécuteur qu’il fallait. Il aurait fait un parfait… Un parfait quoi ? Elle ne savait même pas à quelle caste il était destiné. Mais elle pouvait compter sur lui, c’était le plus important.

 Vent se calma de façon infime. Une ouverture ? Peut-être. Kael voulait attendre d’en être sûre. Mais apparemment pas Ister, qui avait déjà pris l’initiative, dirigeant un Gordi halluciné le long de la rambarde. Pas le choix de les suivre. Vent leur accorda quelques instants avant de reprendre, furieux. Ils fusionnèrent avec la rambarde et les planches sur lesquelles ils venaient de s’engager. La passerelle commença à osciller de haut en bas comme un tissu qu’on frappe. Sang-mort, ils n’allaient jamais y arriver. Il leur fallait d’urgence un abri et Kael ne savait même pas ce qui se trouvait à l’autre bout du passage. Elle ne savait même pas s’il y avait un autre bout au passage…

 Tout son corps rivé à la structure, Kael n’était plus que douleur ; ses muscles, plus que des blocs solides, agrippés à sa survie. Comment cette passerelle faisait-elle pour tenir ? Elle allait bien finir par lâcher, ou eux tomber. Pourtant l’impossible battage continua, sans faiblir. Leur silence dans l’épreuve n’eut de mesure que le resserrement de leurs dents. Leurs bras, leurs jambes refusaient de céder, comme les cordages. Lentement, l’oscillation d’impensable devint effroyable, puis furieuse, puis terrible, pour devenir à peine tenable. Donc le moment d’avancer. Les deux autres se mirent en marche sans que Kael n’ait à mettre sa voix au Vent. Tels des racles-roche, ils allèrent, en rampant, de planche en planche, à peine conscients. Ils passaient celles qui s’étaient brisées, évitant soigneusement de laisser leur regard tomber au Ciel.

 Un certain calme s’installait, Kael revenait peu à peu à elle. Est-ce que la tempête s’achevait ? Mieux valait ne pas relâcher ses efforts. Ils s’empressèrent de rejoindre le bout de la passerelle. Essoufflés, ils se couchèrent enfin sur la nouvelle susplace — espérons-le solide —, non sans garder une main fermement serrée sur quelque prise à portée. L’accalmie ne permettait pas encore d’y voir quoi que ce soit, mais au moins il redevenait possible de respirer. Même de parler.

— Alors… Où sont les autres ? commença Gordi. Kael, où sont…

 Cette fois le Vent ne noya pas ses sanglots, il s’en chargea lui-même. Kael préféra ne rien ajouter. L’horreur n’appelait pas confirmation.

— On doit trouver un abri, préféra-t-elle dire.

 Il n’y avait que ça qui comptait vraiment. Le reste avait disparu avec la tempête.

— Il y a quelque chose… fit lentement Ister. Quelque chose de bizarre.

 Tout ce qu’ils vivaient depuis des jours, même tout ce qu’il venait de se passer ces derniers instants n’était-il pas déjà assez fou ? Qu’est-ce qui pouvait être bizarre, encore ?

 Mais tandis qu’elle allait lui intimer de la fermer pour se lancer dans de nouvelles recherches visuelles — après tout, elle discernait des formes, plus sombres : des rochers suspendus ou peut-être des subâtis, pas loin — Kael vit vers quoi il pointait le doigt. Du côté de la plateforme qu’ils venaient de quitter, une manifestation divine — il n’y avait que ça, Kael n’aurait pas pu l’appeler autrement — venait de sortir du Ciel pour percer le plafond.

 Plutôt, non, les mots étaient trop forts. Ça n’attaquait pas la Terre, comme un éclair, ce n’était même pas rapide. Tout paraissait même étrangement calme, comme une aberrante paix en pleine tempête. Là, entre le gris embrouillé du Ciel et le plafond inaltérable se dessinait une forme oblongue à peine plus sombre que tout le reste. Elle se réalisait lentement, patiemment. Elle tournait.

— On… commença Kael, affolée par la chose, malgré sa distance et son côté paisible. On doit absolument partir !

— Qu’est-ce que c’est ? demanda stupidement Gordi.

 Comme si une réponse existait à cette question ! La seule chose qu’il fallait faire c’était partir ! Cette chose aberrante avait tout du Ciel, il fallait surtout éviter de se laisser fasciner par elle, se détourner au plus vite. Mais impossible de la quitter du regard. Lorsque sa trombe réconcilia Terre et Ciel, Kael su qu’elle ne pouvait qu’être une manifestation du Vide, dans toute son horreur.

— On s’en fout… On se barre !

 Lorsque d’un seul coup le sifflement monstrueux de la colonne tourbillonnante leur parvint, Kael agrippa Ister et Gordi et s’élança dans la seule direction qui existait encore : l’opposée de cette chose.

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