Hauts-fonds — 1 (V2)

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 Si personne ne vivait dans les enterrains, ce n’était pas à cause de la soi-disant culpabilité métaphysique qui vous vrillait la tête jusqu’à vous rendre dingue, mais bien à cause : du foutu froid !

 Il n’y avait vraiment que ces prêtres, les purs, avec leurs caboches pleines de pensées gelées, pour parvenir à crécher là. Mais comment faisaient-ils ? Ils devaient forcément avoir des trucs pour se tenir chaud, s’emmitoufler dans des fourrures, ou sous des tonnes des vêtements, ou se serrer les uns aux autres — ou les trois, qui sait ? Là-dessus, ça lui monta, irrépressible. Raul y coupa court en se pinçant le nez. Surtout ne pas éternuer, ne pas se faire repérer. Foutu de foutu froid. Ce qu’il aurait fallu éviter c’était de se retrouver mouillé comme une gourde de la tête aux pieds…

 Mais ce qui est fait est fait. La flotte divine, il n’aurait de toute façon pas pu y échapper, se disait-il, tout grelottant dans son petit coin de grotte, à réprimer ses éternuements. Il essayait de piger comment il s’était retrouvé là, calé entre deux rochers, à se geler les cuisses — pour ne pas dire autre chose —, au plus haut d’un labyrinthe. Ah, il était beau l’endroit, il cumulait tous les bienfaits : froid, humidité, obscurité, désorientation, danger, inconnu, interdit. Jamais, dans sa longue carrière de trouble-fête, Raul n’avait accumulé autant de joies simples.

 Mais comment aurait-il pu savoir ? Entre un Ciel en train cracher et un plafond qui s’écroulait, il ne pouvait que se précipiter dans le premier couloir venu. Naïvement, il s’était attendu à trouver une autre grotte, munie de salles creusées ou d’espaces délimités, enfin… un truc un tant soit peu organisé, mais sûrement pas ce fatras de couloirs s’empilant sans ordre. Un vrai bordel impossible à se représenter. Sinon… Une idée lui venait, désagréable. Il y a longtemps, une mède qui l’aidait à résoudre une enquête lui avait expliqué que tout l’intérieur du ventre humain n’était qu’un enchevêtrement de boyaux. Hé bien, on se trouvait clairement dans la bedaine de Terre, même dans son intestin. C’est dire ce qu’on devenait en y voyageant…

 Raul sourit à cette image. Ça calma un peu ses grelottements. Mais il devait se concentrer, se rappeler, pas sourire comme un niais. Ces boyaux, donc. Y avait-il vu des panneaux, des indications ? Non. Des indices pour retrouver une piste ? Encore moins. Comment ces foutus prêtres parvenaient-ils à s’orienter dans ce bazar ? Rappelle-toi, Raul ! Qu’est-ce que tu as fait, d’abord ? Il se souvenait qu’au début ce fut facile. Dans la débâcle, il avait pu faire tout ce qu’il voulait. Les purs étaient bien trop occupés à pleurer, gueuler ou prier pour remarquer le petit Aers qui s’enfonçait dans leur temple. Enfin, sauf les deux — pas assez pieux pour rester le regard rivé au plafond, ou trop bêtes pour surveiller le danger, comment choisir ? Ceux qui s’étaient mis en tête de le pourchasser dans l’immense bordel labyrinthique.

 Oui, voilà le moment où c’était devenu n’importe quoi. Il avait été impulsif, encore, et avait cédé à la peur, tout de suite après avoir cédé à la colère avec la temple-élue. Bref, n’importe quoi.

 Poursuivi par les Ter, plus aucun moyen de réfléchir. La fin du monde dehors, les dieux, ses recherches, la temple-élue, tout ça avait disparu pour faire place à l’affolement. Alors, suivre une route, l’organiser, impossible. Il fallait juste tracer, percer la bidoche divine, avec pour seule obsession les deux gars derrière. Deux pauvres prêtres qui n’avaient probablement jamais vu la couleur d’un poing de leur vie, sauf que Raul, dans l’émotion, les avait confondus avec des templiers, ou des monstres (Du pareil au même). Quand on est affolé, on croit des choses.

  Il avait fait tout ce qu’il pouvait pour les balader, rivalisant de vitesse et de furtivité. Un exploit, car il n’avait aucune idée de l’agencement des lieux et aurait pu tomber sur une voie sans issue, d’autres Ter, ou pire, dans un trou. Mais non, il avait filé, comme porté par un dieu complaisant, sans malheureusement savoir lequel.

 Sang-mort, impossible de raviver ses souvenirs ! Par où était-il passé ? Rien ne lui revenait, sinon les images des parois humides défilant à toute vitesse. C’est après deux ou trois lunes, voire des alignements de course-poursuite, qu’il fut enfin certain de les avoir semés. N’étaient pas sportifs, les bougres.

 Et voilà, mon bon Raul. Voilà comment tu t’es lamentablement perdu. Bilan : pas terrible. Perspectives : encore moins terribles. Il restait néanmoins optimiste, les quatre torches qu’il venait de réunir, au prix d’allers-retours grelottants, allaient gonfler son feu et finiraient par avoir raison du froid. En espérant qu’elles y parviennent avant qu’il ne suffoque, car la fumée s’accumulait un peu trop dans l’alcôve où il se tenait. Entre crever de froid et finir asphyxié, son cœur balançait.

 Un craquement le fit sursauter. Il se calma en comprenant que ce n’était que le crépitement des flammes. Dans ce silence presque bourdonnant, tout bruit devenait surprenant. Raul imaginait la tempête péter ses surports juste sous ses pieds. Il n’y avait peut-être que quelques pas de roches entre lui et la fin du monde. Pourtant, en Terre, on ne sentait rien. Que le Ciel soit soleil ou fracas, ici, on pouvait joyeusement l’ignorer. Il n’y avait que Terre pour tenir à ce point la dragée haute à son ex, le vieux tumultueux.

 Raul repensa à la temple-élue. Elle l’avait d’une certaine façon marqué. Elle avait l’air d’une brave femme, réellement fervente. Ça lui rappelait douloureusement la profonde sollicitude de celui qui avait envoyé sa mère là où elle devait finir ses jours. Il repensa aussi à son père qui répétait toujours « C’est pour son bien ». Pour son bien, tu parles. Comme tout ce qui se passait, en ce moment. Pour le bien de tous… Le bien… Pfff, ce monde était si fatigant. Raul aurait bien voulu dénicher, là, caché sous les cailloux, une amphore oubliée, pleine d’un vin tellement vieux qu’il en serait devenu trop fort. Tout deviendrait alors facile. Rien que d’y penser, déjà : l’ensol, les parois humides, le feu, tout semblait devenir flou. Comme sous l’effet du vin. Mais ce n’était que la somnolence qui le gagnait. Depuis quand n’avait-il pas dormi ? Il pouvait bien fermer les yeux, juste un instant, ça ne pourrait qu’aider, non ? Il avait bien mérité un peu de repos.

Raul

 Il sursauta après avoir piqué du nez. C’était comme un signal. Il éternua ensuite violemment. Ok, deuxième signal. Il fallait vraiment bouger. Comme électrisé, il laissa son montage de torches pour essayer de revenir sur ses pas, non sans adresser une timide prière à Messagère, pour qu’elle lui souffle quelques indices sur la route à suivre.

 Un escalier en angle, qui descendait. Ça lui disait quelque chose. Une galerie droite, qui exigeait qu’on se baisse. Les flammes de sa torche léchant le plafond, il reconnaissait aussi. Ensuite, deux passages. Déjà vus. Il supposa : à droite. Pourtant, la suite ne lui disait rien. seulement, en remontant le boyau en sens inverse, les parois lui rappelèrent à nouveau quelque chose.

Maudit foutu labyrinthe ! pesta-t-il intérieurement. Il les avait toujours détestés ! Il se sentait comme ces petites billes qu’il faisait lui-même circuler dans les casse-têtes de son enfance. Ces boites insupportables, manufacturées avec soin, des trucs tellement beaux que seuls les haut-Aers pouvaient en tâter, il en avait reçu des tas. Ah, son père avait été bien inspiré par Messagère à l’époque, la déesse devait savoir pertinemment qu’il allait toute sa vie être confronté aux méandres du comportement humain, et apparemment aussi à de très concrets couloirs enterrains. « Plaise à l’Art, ça aiguisera ta pensée, Raul » disait son père. Ce qui signifiait : T’as rien l’moulin, mon pauvre, alors bosse donc à l’remplir, et en guise d’encouragement : petit lot de consolation de ton père absent. « C’est un excellent entrainement pour l’incarna, mieux que l’école » — ce qu’on disait à un attardé ; ou un fou. Ces labyrinthes n’étaient pas des défis, ils étaient du mépris.

 Alors ? Gauche, droite, centre ? Quel passage prendre quand il n’y a aucun repère ? Et surtout comment éviter de se jeter dans la gueule du Vide ? Ses rêves de trouver ici des éléments pour comprendre s’étaient barrés après la vingtième bifurcation, engloutis au plus haut des enterrains. Raul ne se souciait plus que de sortir. Même encadré de templiers, s’il fallait. Bon allez, au centre, prions Messagère.

 Laquelle lui envoyait sans cesse des souvenirs de ses vieux. Raul ne comprenait pas trop pourquoi on l’en abreuvait de cette façon alors que les circonstances ne s’y prêtaient pas. Rien n’évoquait ses parents dans ces enterrains lugubres, sinon le lien avec ce jouet de son enfance. Ou le silence. Ou l’enfermement, peut-être. Ou l’errance. Ou la folie. Pas mal de choses, finalement.

 Des flammes, comme les bougies sur une table parfaite. Il se rappelait d’un de ces rares repas où son réalien de père venait les honorer de sa présence, lors des fêtes d’Attraction, où, malheureusement pour tout le monde, il devait revenir. A table, mère faisait silence tandis que Raul s’échinait à désamorcer le casse-tête, maigre façon de s’opposer au père. Il ne pouvait pas le lui lancer à la gueule, hélas, alors autant lui prouver qu’il n’était pas un attardé. Ce repas, tout exceptionnel qu’il était, n’avait rien de charmant. Un festin magnifique, plein d’aliments délicieux, mais avariés. Son père trépignait ; sa mère se taisait, souriait, mangeait, regard vague. Dévorant son casse-tête pour ne pas avoir à causer non plus, Raul espérait qu’elle s’insurge enfin. Qu’elle lance enfin à son mari toutes ces choses qu’elle disait au Ciel ; qu’elle lui reproche enfin, en tapant du poing sur la table, de la garder enfermée dans leurs appartements alors qu’elle était la femme de la famille. Mais non, elle se taisait, souriait, mangeait, de ce regard absent qu’elle portait si souvent. Elle n’allait pas faire de reproches, n’allait pas se plaindre, puisqu’elle était au-delà des choses de ce monde. Sa mère. Sa mère était Attraction.

 Attraction. Raul soupira tout en remontant un millième escalier mal taillé. Il se désespérait d’en trouver un qui descendait. Il éternua, pesta, manquant de déraper. Difficile de ne pas glisser, l’humidité bouffait tout. Mais il gardait le cap, il gardait toujours le cap. Les labyrinthes du père, il les finissait toujours. Ces méandres n’allaient pas faire exception. Un énième défi, non plus du vieux, mais des dieux, ou des humains, qu’importe qui les avait taillés. Au vu des parois, on pouvait tout autant se trouver dans des cavités creusées volontairement que dans des formations surrocheuses résultant de la gravité du Vide. Une maître-roche Artes lui en avait un jour parlé, voyant son intérêt. Selon elle, il était physiquement possible que l’insistance du Vide puisse entamer progressivement les différentes couches enterraines, jusqu’à former des fractures invisibles — lesquelles entraînaient parfois des déplacements des sources d’eau ou certains effondrements. Selon cette idée, la Terre était parcourue d’un réseau de grottes en perpétuelle évolution. Une jolie théorie Artes auquel on pouvait adhérer pour peu qu’on sorte quelques instants des divagations Ter. Ils avaient beau dire, ceux-là : la roche, c’était pas de la chair. Terre, quand elle se trouvait d’équerre, était déjà creusée de partout : tunnels, construction enterrées, on parlait même de mines — l’horreur. Et puis des réseaux enterrains d’avant l’inversion et non construits par les hommes existaient aussi, on les appelait des grottes. Les plus audacieux prétendaient même qu’à certains endroits du plafond un océan aurait pu reposer. Inimaginable. Raul ne se rappelait plus trop ce qui leur permettait d’affirmer un truc aussi dingue. Ce qu’il savait, en revanche, c’est que ces hypothèses ne se diffusaient jamais, car les Ter faisaient en sorte de les étouffer très rapidement. On ne prétend pas des choses sur le plafond et la Terre, on la ferme et on prie.

 Il éternua et se cogna la tête. BordeCiel ! Il ne s’en sortait plus. Il ne trouvait plus aucune route qui descendait. Ça n’avait pas de sens, il fallait bien qu’à un endroit où l’autre il soit possible de redescendre. Il était bien arrivé par le bas du temple — ou, du moins, par un endroit situé en dessous de là où il se trouvait, car il se rappelait avoir monté quantité de marches durant sa fuite.

 Raul s’arrêta quelques instants, pour réfléchir. Dans l’obscurité qui le toisait au bout de sa torche, tout semblait être possible. Si ces boyaux s’avéraient être des formations liées aux fractures surrocheuses, ça n’augurait rien de bon pour la suite, un tel réseau pouvait s’étendre sur des milliers de portées ! L’obscurité bourdonnait, de plus en plus fort, quelque chose s'y passait. Il repensa aux filles de la nuit… Bon, on se calme. On se concentre, Raul. Tant que tu trouves des torches, des marches, des rampes, c’est que des gens ont pratiqué assez l’endroit pour lui apporter quelques commodités. Il essaya d'éloigner les peurs qu’éveillait en lui l’obscurité : seuls ses contemporains pouvaient avoir bricolé ces aménagements. Simple à deviner, dans le cas contraire, ils auraient été placés au plafond… Donc, il n’allait pas croiser des anciens, des hommes-inversés et, surtout, il ne se trouvait pas hors des voies fréquentées. C’est bon, il allait pouvoir s’y retrouver, il fallait juste être patient.

 Une seule chose l’inquiétait encore, outre ses propres restes de crédulité : il ne parvenait plus à descendre. Tous les couloirs, toutes les bifurcations montaient invariablement. Et ça, ça, Raul n’aimait pas du tout. Pas plus que ce bourdonnement qui insistait dans les hauteurs. Battant, battant. S’imposant de plus en plus.

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