Brume sourde — 1 (V2)

5 minutes de lecture

 On racontait que quand le Ciel était pris de doutes, sa consistance changeait.

 Son incertitude nimbait alors la Cité d’une brume épaisse, ne permettant de voir le monde qu’à quelques pas. Les Ter racontaient qu’au-delà de ce voile blanc, le monde disparaissait et qu’il ne subsistait plus que l’environnement immédiat. Ils disaient aussi que ceux qui avaient l’audace de s’y avancer allaient disparaître dans sa clarté.

 C’est pour cela que personne n’osait bouger les jours de brouillard. Chacun restait chez soi, dans le visible. On dormait en attendant la fin de l’immobilisme généralisé. Et comme l’opacité masquait aussi le Temps, on attendait souvent longuement. Plus rien ne semblait en mouvement, sinon au ralenti, à la traîne. Ces jours-là, tout n’était qu’ennui.

 Bane avait connu bien des jours de brouillard.

 Il restait accoudé à la fenêtre, fasciné par ce grand espace blanc dans lequel l’image du monde se noyait. Seuls quelques rares sons aux résonnances opaques laissaient penser que quelque chose subsistait par-delà la blancheur. Peut-être des gens, peut-être des oiseaux, peut-être des revenus du Ciel ou des monstres. Peut-être juste des échos du Vide.

 Il se concentra, essaya de discerner des nuances dans l’opacité. Existait-il un équivalent sonore au brouillard ? Quelque chose de similaire au flou, à l’indéterminé qui régnait ces jours blancs. Ce qu’il expérimentait en ce moment lui paraissait de cet ordre. Une sorte de brume sourde. Le son n’en était pas absent, il semblait au contraire remplir l’espace, mais sans qu’il soit possible de lui donner une quelconque forme ou consistance.

 Ce brouillard sonore avait accompagné son réveil. Il s’agissait de la seule chose à laquelle il pouvait se fier. À part ça, l’obscurité était totale, rien ne bougeait, en lui, comme autour de lui. Seul existait ce son sourd.

 Bane se disait qu’il devait attendre, supporter l’ennui, cloitré, comme lors des jours brumeux. Cela finirait bien par passer au bout d’un moment…

 Après tout, pourquoi pas ? Il ne ressentait aucune douleur et ne ressentait pas le besoin de bouger. En fait, son corps ne semblait plus exister. Quand il essayait de le sentir, il ne lui renvoyait aucune sensation, comme s’il était engourdi, ou enseveli dans une gangue de sommeil. Même ses mains, si sensibles d’ordinaire, lui semblaient endormies. Il respirait sans peine, donc il vivait, mais c’est bien la seule certitude qu’il avait.

Où suis-je ?

 Un écho siffla en réponse, puis s’éteignit. Il essaya péniblement de repêcher ses souvenirs récents. L’un d’eux s’imposa : lui parcourant l’espace et percutant une surface dure, jusqu’à la traverser. Sa respiration s’accéléra en même Temps que ses sensations refaisaient corps. Bane retraversa et repercuta à nouveau la surface. La douleur explosa avant de disparaître à nouveau.

Qu’est-ce que c’était, du bambou ? Probablement… sinon il ne serait plus là à se remémorer quoi que ce soit.

Suis-je encore sur la voile ?

Non…

Il avait été projeté hors du vaisseau. Il fit un effort pour se rappeler. Dans quoi avait-il été précipité ? Il se rappelait le réflexe de ses bras se nouant au-dessus de sa tête pour se protéger le crâne. Il les sentit alors réapparaitre à sa conscience, griffés par la douleur. Ses bras, entiers et fonctionnels, puisque ses doigts bougeaient malgré le manque d’espace.

 Appelé par ses mains qui pulsaient sous ses gants partiellement déchirés, le reste de son corps commença à se réveiller. Il observa. Son dos, endolori, ne lui semblait pas trop tordu. Quelque chose le lançait affreusement dans la poitrine. Son bassin et ses jambes le piquaient, comme les font les membres engourdis devenus comme un poids mort durant la nuit, et qui après quelques secondes reprennent vie. Il continua son balayage avec méthode. Genoux, chevilles… Il descendit encore, mais ne trouva plus rien. Ses pieds, ils avaient disparu, perdus dans la brume de son corps.

 Il savait que cette absence devait l’inquiéter, mais prit l’information comme une simple donnée de la Messagère. Une chose factuelle, rien de plus. Aussi continua-t-il l’inspection. Quelque chose pesait sur lui.

Tu es enseveli, probablement sous des planches laissant passer l’air.

Leur poids semblait supportable, il ne se sentait pas vraiment écrasé et il percevait de petits courants soufflant sur différents endroits de sa peau. Avec suffisamment de force, il pourrait sûrement se redresser et s’extirper de là. Mais pas tout de suite, il devait prendre le temps, ne pas forcer. En tout cas, pas tant qu’il n’aurait pas d’indices de la situation réelle où il se trouvait. Il n’était peut-être qu’à quelques doigts d’une chute dans le Vide qu’un simple mouvement pouvait précipiter.

 De toute façon, il n’avait pas assez de forces pour se sortir de là. Simplement bouger les doigts s’avérait déjà épuisant.

Tu es coincé, salement coincé.

Il reporta son attention sur le brouillard sonore, cherchant des nuances auxquelles se raccrocher. Il n’y avait rien, sinon toujours les mêmes bruits diffus. Il s’y perdit, comme il laissait son regard divaguer dans la blancheur du brouillard.

 Cela dura longtemps, si bien qu’il s’endormit plusieurs fois, sans que l’éveil et le sommeil soient délimitables. Le Temps hésitait aussi dans cette brume-là.

En effet… semblait-il répondre dans le flou sonore. Oui, Temps parlait, de façon presque inaudible. Bane décelait parfois l’un ou l’autre mot s’étirant comme un murmure hors de la brume sourde. Viens, sifflait-il dans les interstices.

Lève-toi… Mais des bruits ayant plus de relief s’imposèrent. Ceux-là ressortaient bien plus de l’indéterminé, grâce à leur forme reconnaissable.

Des craquements… Hors des bruits étouffés, ressortaient des cric-crac successifs. Ils possédaient un rythme régulier. Du bambou pressé par à-coups.

Etrange, comme des pas… De personnes en train de marcher ? Des secours ?

C’est ça ! Ces craquements réguliers ne pouvaient qu’être les pas de sauveteurs écrasant les planches pour trouver des survivants ! Ils devaient le trouver, il devait crier !

Je suis là ! Juste un filet de voix. Comment allaient-ils l’entendre sous cet amoncellement de bambou ? Il fallait les percer, raisonner par-delà, crier — hurler — fort, le plus fort qu’il pouvait !

 Il essaya à nouveau d’appeler, tirer les sons en dehors de sa gorge. Sa voix s’éteignit dans un souffle à peine sa bouche entrouverte…

 Et les pas qui se rapprochaient. Des paroles, imprécises, devenaient perceptibles. Des morceaux de phrases : « Les cherch… mbien d’entre… horrible… ces morts… les décombres… m’aider… ».

Des morts ? Bane se concentra sur sa gorge, me lâche pas ! Vas-y, crie, donne toutes tes forces, perce le bois, perce leurs oreilles, sauve-moi !

Aidez-moi… à l’AIDE ! parvint-il à crier, soulagé d’avoir enfin réussi à utiliser sa voix.

 Silence. Les craquements s’interrompirent.

— … Entendu… ?

— Non… rien… tu es sûr… ?

 Dans la brume sourde, les craquements reprirent.

— Tous morts, je te dis, allons-y…

Annotations

Vous aimez lire L'Olivier Inversé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0